Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XIème journée de Rencontre de Paradoxes, 13 octobre 2012
Selva DEMAUX, Cécile MINGALON, psychologues, conseils pour les médias

Dans le monde des séries TV, il y a, comme au cinéma, les histoires qui nous prennent et les autres … Nous nous rendons souvent au chevet de séries TV anémiées avec une trousse de secours Palo Alto, parce qu’un scénario efficace se sculpte au couteau suisse… de Palo Alto à Hollywood il n’y a qu’un pas.

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Dans le monde des séries tv, il y a comme au cinéma, les histoires qui nous prennent et les autres … notre métier c’est de répondre à la question pourquoi ça marche, pourquoi ça ne marche pas ? Nous nous rendons souvent au chevet de séries tv anémiées avec une trousse de secours Palo Alto, parce que comme vous allez l’entendre, un scénario efficace se sculpte au couteau suisse…de Palo Alto à Hollywood il n’y a qu’un pas.

S.Demaux, C.Mingalon
En effet notre expertise s’est tissée en mixant deux écoles, celle du paradoxe, et celle de Robert Mc Kee the great Script Doctor Hollywoodien qui parcourt le monde pour aller à la rencontre des auteurs et leur enseigner et leur asséner les grandes lois de l’écriture classiques que beaucoup ont perdu de vue en Europe.
Lorsqu’on aborde ces deux univers on est frappé par les similitudes, au point de se demander si Robert Mc Kee s’inspire du modèle de Palo Alto pour tracer le cadre – et la réponse est non –  ou si les règles et les lois de l’art de l’écriture sont d’abord souchées sur celles de la connaissance et de la communication humaine – la réponse est oui -.
Si raconter une histoire c’est faire œuvre d’imagination, qu’est-ce que c’est d’autre que le constructivisme qui stipule que les faits ne sont rien en dehors de notre interprétation. En d’autres termes cela revient à postuler qu’il n’y a pas d’un côté la fiction qui appartient au monde de l’imaginaire et de l’autre la vraie vie.
Parce qu’une bonne histoire est une métaphore des problèmes de la vie et pas un moyen de s’évader ou d’oublier; les récits ne sont pas un moyen d’échapper à la réalité, mais un instrument dans notre quête du réel et de notre désir de donner un sens au côté anarchique de notre existence.
Un bon film, dit Mc Kee, une bonne série est une métaphore de la vie, qui sans nous donner de solutions, aborde toujours les problèmes que toutes les générations doivent résoudre.
Une façon de dire qu’un bon auteur est un architecte des problèmes : Bad decisions make good story.

Alors quels sont ces échos palo altiens que l’écriture des séries nous renvoient:

1. Eviter le piège de la « réalité
Étonnamment, la plus mauvaise excuse pour inclure quoi que ce soit dans une histoire c’est que cela a bel et bien eu lieu. Souvent une histoire enchaîne les événements sans parvenir à nous attraper. C’est la plupart du temps parce qu’elle veut trop nous montrer la réalité des faits « nue ». Les auteurs oublient souvent que les faits sont neutres : de simples événements ne nous permettent pas de saisir la vérité :  la vérité est ce que nous pensons de ce qui se produit.
Une bonne histoire s’écrit à partir du point de vue subjectif du héros sur la réalité. Le héros se comporte en fonction de ce qu’il croit être la vérité, qu’il ne peut pas connaitre puisqu’il ne fonctionne qu’à partir de sa perception des choses. Un mauvais film est souvent trop descriptif.
On ne peut pas ne pas entendre dans cette loi fondamentale de l’écriture de récits les échos des fondations constructivistes de l’approche de Palo Alto qui énoncent qu’on ne peut pas connaître la réalité qui existe en dehors de nous, l’œil ne peut pas se voir lui même, on construit donc une réalité. Comme le dit Épictète, « ce ne sont pas les choses qui troublent les hommes c’est l’idée qu’ils s’en font », ou comme le dit Einstein, « c’est la théorie qui détermine ce qu’on peut observer » et, de fait, selon la croyance qu’on en a « l’effet » (des faits) va être bien différent.
Les lois de l’écriture tout comme celles de Palo Alto imposent donc de distinguer réalité de premier et de second ordre : la première étant ce qu’on perçoit, la seconde, les valeurs et le sens qu’on attribue à ces perceptions.
Ce qui nous conduit naturellement au point suivant …

2. Si l’auteur n’explore pas bien son « monde », il ne produit que des clichés.
Souvent, un récit se fait reprocher d’être perclus de clichés. Le cliché est le résultat d’un manque de connaissance par l’auteur du monde de son histoire. Plus l’auteur connaît son monde, moins il aura de clichés, plus il aura de créativité.
En termes palo altiens l’exploration de la vision du monde du client, conditionnée par le constructivisme, est non seulement un préalable éthique mais sert à créer une intervention ad hoc (que ce soit pour les recadrages ou les prescriptions de tâches) et à se prémunir de la tentation de « plaquer » sa propre vision du monde ou celles de la norme.
Voilà déjà 2 ponts jetés entre les lois de l’écriture selon McKee et les prémisses constructivistes. Mais poursuivons sur les prémisses  …

3. Si rien ne se passe, c’est que rien ne se fait passer
Parfois, une histoire échoue parce qu’il ne se passe rien : l’auteur qui a bien intégré les prémisses constructivistes, expose la somme des points de vue subjectifs des protagonistes sur une situation, oubliant un autre fondement de l’écriture : l’histoire ne surgit que parce que les héros sont pris dans les filets de leur environnement. Les histoires ne se tissent que sur la trame des interactions entre le héros et son univers quel qu’il soit : un quartier, une famille, une école, un commissariat ou des services secrets. Il n’y a pas en soi de bons ou mauvais univers pour faire une bonne histoire. Il n’y a que la loi des interactions. Une bonne écriture met l’accent sur les réactions, moins sur ce qui se passe que sur les réactions que provoquent les événements…
…De même qu’un systémicien observe, étudie, regarde les flèches les interactions entre les éléments, les liens entre les éléments d’un système, et aborde les problèmes d’un point de vue interactionnel.

… mais une bonne histoire …
4. Une bonne histoire, c’est aussi de la complication progressive
Une intrigue souligne la façon dont les choses se déroulent dans le monde, comment une cause crée un effet, qui a son tour devient une cause, qui déclenche un nouvel effet ; le schéma des histoires retrace la complexité  des réseaux et des connexions au sein d’un système, qu’il soit intime, familial, sociétal ou international.
De la même manière, un systémicien, abandonne les raisonnements linéaires de cause à effet, il intègre la notion de loi de causalité circulaire et s’intéresse à la génération successive des interactions, qui sont de fait imprévisibles …

5. Et les histoires cousues de fil blanc sont l’œuvre d’une vision déterministe
Souvent, les histoires qui ne fonctionnent pas sont écrites par des auteurs qui pratiquent le déterminisme sans le savoir : appliquant aux mêmes causes les mêmes effets, ils construisent une histoire « cousue de fil blanc ».
Un bon conteur prend le public par la main et l’entraine vers une certaine attente ; il nous laisse croire que nous comprenons, puis il fissure la réalité, il crée une surprise et il excite la curiosité. Ce qui fait événement dans une histoire ce sont les changements qui bouleversent nos pronostics.
La règle de l’équifinalité nous rappelle à cette dure loi de la vie, qui est aussi une inépuisable ressource pour l’imaginaire de l’artiste : les conditions initiales ne présagent pas du résultat final.

6. Un protagoniste crédible, vraisemblable, a un texte ET un sous texte.
Parfois l’auteur, acquis sans le savoir à la cause systémicienne, se concentre sur les interactions mais échoue pourtant à les rendre authentiques, humaines, vraisemblables, de telle sorte que la critique vilipendera la platitude des dialogues et des personnages.
La plupart du temps c’est que l’auteur a oublié d’insérer un sous texte. Or dans un bon récit humain, il n’y pas de texte sans sous texte ; le texte est la surface : ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que les gens disent, ce que les gens font. Le sous texte correspond à la vie sous la surface et traduit que rien n’est ce qui parait : il y a toujours une vie intérieure, qui sert de contraste ou qui contredit le texte. De bons acteurs ne se présenteront pas en face d’une caméra sans leur sous texte : on ne peut pas se promener en disant et en faisant tout ce que l’on pense ou ressent.
Ce principe fondamental de l’écriture nous renvoie aux implicites – principe des lois de la communication, pas de message sans ordre implicite : c’est à partir de l’ordre implicite contenu dans les messages et de l’interprétation qui en est faite que la communication se met en mouvement, et que les problèmes de communication surgissent. Et comme on ne peut pas ne pas communiquer …

7. L’étoffe d’un bon héros est du même bois que celle d’un « bon » client Palo Alto
Parfois, malgré une bonne intrigue, le public boude une histoire au prétexte de la faiblesse d’un protagoniste qui n’a selon lui pas l’étoffe d’un héros. Au sens du récit, un héros est :
– déstabilisé : un incident déclencheur fait basculer sa vie
– c’est un personnage qui a de la volonté
– qui a un désir, pour ce qui, d’après lui, restaurera l’équilibre
– qui a la capacité de poursuivre l’objet de son désir de façon convaincante jusqu’à la limite humaine établie par le contexte

Un bon héros de série est un « client Palo Alto ». il nous arrive souvent de nous trouver face à des protagonistes plaignants, ou même visiteurs qui n’ont aucun pouvoir d’action sur les histoires qui les traversent. Or, aucun téléspectateur, aucun public de cinéma n’est prêt à suivre un héros démissionnaire.
De même qu’un «client Palo Alto» répond aux 6 pré-requis suivants : il est l’élément du système le plus loin de son point d’équilibre, il a un problème, il en souffre, il a essayé de le résoudre, il n’a plus de solution, il est encore prêt a faire quelque chose pour que ça change –
un bon protagoniste répond en tous points à la définition palo altienne à ceci près qu’il n’a pas LUI épuisé ses tentatives de solutions puisque le spectacle réside justement dans leur exposition, la mise en scène de ces tentatives, jusqu’au climax final,
Voilà bien pourquoi …

8. « Bad decisions make good stories »
Parfois, une histoire échoue à captiver le public dont la plainte se résume ainsi : « ces gens n’ont pas de problèmes ».
Ecrire une bonne histoire, quelle qu’elle soit, c’est orchestrer un récit autour de personnages qui cherchent à assouvir un désir obstrué par de bons gros problèmes qui engendrent des tentatives de solutions inefficaces.
Un problème, un objectif et des tentatives de solutions de plus en plus inefficaces : voici, voilà après notre bon client-protagoniste, les trois autres lames du couteau suisse de la grille de Palo Alto qui sont donc ainsi convoquées pour architecturer une aventure humaine captivante.

9. Un héros aggrave son problème grâce à ses tentatives de solutions.
Rien ne progresse dans une histoire si ce n’est à travers un conflit. L’histoire est une métaphore de la vie et être en vie signifie que l’on vit en conflit perpétuel. Pourquoi ?
Parce que l’histoire surgit à l’endroit précis où se rencontrent le subjectif et l’objectif : dans la crevasse entre l’attente et le résultat.
Le protagoniste choisit d’accomplir une action motivée par la pensée que le monde y réagira positivement et que cela l’aidera à réaliser son désir. A partir de son point de vue subjectif, l’action qu’il a choisie semble être minimale, normale et suffisante mais au moment où il accomplit cette action, il obtient un feed back plus puissant ou différent de ce à quoi il s’attendait ; cela contrecarre ses projets et l’éloigne en fait encore plus de l’objet de son désir ; plutôt que susciter une coopération de la part de son univers, cette action provoque des forces antagonistes qui créent ce fossé narratif, entre l’objectif et le résultat, entre son appréciation des possibles et ce qui est véritablement nécessaire.

Les tentatives de solution inefficaces sont indispensables, sont même le substrat naturel de l’énergie d’un récit, de sa direction … Ainsi …

10. Un bon héros ne se déplace jamais sans son méta message.
Parfois une histoire échoue à captiver parce que le public est perdu, désorienté, il a le sentiment que « ça part dans tous les sens » ou qu’on perd le fil.
Ce qu’on appelle en dramaturgie, la ligne directrice ou le super objectif (the spine, la colonne vertébrale de l’histoire) correspond au désir profond et à l’effort que fournit le protagoniste pour restaurer l’équilibre de sa vie. C’est la force d’unification primordiale qui maintient tous les autres éléments. Par exemple, la colonne vertébrale de tout film de James Bond « vaincre le méchant superpuissant ».
Une bonne histoire obéit au méta message que le héros transporte. Chaque scène, chaque image et chaque mot est en fin de compte un aspect de la colonne vertébrale, ce qui a un rapport de causalité ou un rapport thématique avec le cœur du désir.
Tout comme dans le modèle de Palo Alto, il faut répertorier les tentatives de solution et identifier le méta message qu’elles sous-tendent toutes, faute de quoi, si l’arrêt ne concerne qu’un élément de la classe, l’efficacité sera partielle ou nulle.

11. Et enfin, une bonne fin est un changement de type 2.
Pour le public, la différence entre un bon film et un grand film tient souvent à la majesté de la fin.

Dans un bon film, l’issue finale se contente souvent de donner ou refuser au héros ce qu’il désire. On se trouve là assez proche du concept Palo Altien, emprunté à la cybernétique, de changement de type 1, à savoir un changement visant  à maintenir l’équilibre par feed-back, en modifiant simplement les règles de fonctionnement à l’intérieur du  même système.
Dans une grande fin, le climax, le couronnement du récit, est renversant. Sans nécessairement de grands éclats, l’émotion qu’il produit réside dans sa signification : il opère une révolution de la valeur centrale qui porte le super objectif du héros.  « C’est un grand saut dans l’imagination », dit Mc Kee : jusque là, les personnages sont comme des patients qui souffrent avant d’être soignés. Qu’elle soit positive ou négative, une fin majestueuse paraît inédite, inconcevable, inattendue, autant que vraisemblable a posteriori.
Le public est alors en présence d’un changement de type 2 où c’est bien le cadre de référence, le système lui même qui est modifié … Il n’oubliera pas et racontera cette fin parce qu’elle installe un méta changement, un saut de logique, un véritable changement de paradigme … à l’aune de laquelle toute l’histoire qui vient de se dérouler sous ses yeux pourra être relue et réinterprétée.

Selva Demaux, Cécile Mingalon © Paradoxes

Pour citer cet article : Selva Demaux, Cécile Mingalon. Bad decisions make good stories.Application du modèle de Palo Alto dans la cure de héros de séries télévisées. www.paradoxes.asso.fr/2012/10/bad-decisions-make-good-stories-application-du-modele-de-palo-alto-dans-la-cure-de-heros-de-series-televisees/
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