Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XIIIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 4 octobre 2014
Mathieu Maurice, philosophe, consultant

Le point de départ : une entreprise demande une formation « gestion des conflits ». Le point d’arrivée : la mise en place d’une formation « réhabiliter le conflit ».
Le point de départ : un constat partagé sur les ravages provoqués par les conflits entre directions et entre salariés. Le point d’arrivée : un constat partagé sur les ravages du consensus et des « organisations anti-confrontation ».
Le point de départ : conflits sociaux, cloisonnements, lourdeur de l’organisation. Le point d’arrivée : conflits sociaux, confrontation, agilité de l’organisation.
Entre ces deux points se dessine une évidence : moins il y a de conflit, plus il y a de conflit… Et inversement ! De quoi partager avec vous une tentative amusante d’intervention paradoxale.

———

Mon objectif est de vous faire partager une tentative d’intervention Paradoxale.

Je m’appelle Mathieu MAURICE, et mon métier consiste à concevoir des formations ou des cursus de formations à destination des entreprises.

Il y a 2 ans, l’un de mes clients me consulte pour une formation « gérer les conflits ». Le diagnostic de l’entreprise est le suivant :

  • L’organisation est cloisonnée et les conflits sont fréquents entre les Directions.
  • Les conflits « hiérarchiques » se traduisent en démissions suivies d’actions devant les Prud’hommes.
  • Les boîtes mail sont saturées d’échanges conflictuels. Les hiérarchies sont mises en copie. La perte de temps induite est considérable.

Après une analyse précise de la situation de l’entreprise et de sa demande, je propose au Direc

teur des Ressources Humaines :

  • De concevoir et d’animer une formation intitulée : « Réhabiliter le conflit ».
  • De systématiser une méthode d’animation des réunions fondée sur « Promouvoir la confrontation ».

Je vous propose de vous expliquer mon cheminement en 3 étapes :

I.     Le déroulement pas à pas
II.     Le cheminement intellectuel suite auquel j’ai tenté de répondre à rebrousse-poil
III.     Mon retour d’expérience personnel

I.   LE DÉROULEMENT PAS A PAS

Je distingue 3 étapes :

  1. Une étape de recueil de la demande.
  2. Une étape d’analyse et d’observation.
  3. Une étape de proposition.

1. Le recueil de la demande.
Je rencontre un jeune responsable des ressources humaines. Sa demande semble claire : « Dans notre entreprise, les conflits prennent une place importante. Nous perdons du temps. Il y a des démissions. Des procès aux prudhommes. Et, au plus haut niveau, les conflits se répercutent sur les équipes, notamment entre les directions techniques et la production. »

L’objectif est typique du jargon employé dans les entreprises : « nous souhaitons instaurer une meilleure communication entre les directions. Une meilleure communication entre managers et collaborateurs. Plus d’écoute mutuelle. Décloisonner. Limiter les conflits. Dépasser les incompréhensions. »

Selon lui, la formation est un moyen efficace de résoudre le problème et d’atteindre l’objectif… Même s’il m’avoue que l’entreprise inscrit déjà ses collaborateurs à des formations « gestion de conflit » avec des résultats mitigés. Les salariés sont ravis de ces formations, mais les problèmes persistent. Il n’y a aucune amélioration. Un exemple de cela : après chaque conflit entre la Direction de la Production et la Direction Technique, la conclusion est la même, « il faut redéfinir les périmètres et se donner des règles. » Malgré les dizaines de règles censées réguler les échanges, le problème persiste… et empire.

Je comprends alors que l’entreprise cherche à poursuivre ses tentatives de solution en faisant… un peu plus de la même chose…

2. L’analyse et l’observation.
Le recueil de la demande me convainc d’une chose : la situation n’est pas aussi claire qu’on me l’explique. Je propose donc une étape d’observation, préalable à me réponse. J’établis un planning : je vais interviewer les principaux dirigeants, observer un Comité de Direction, participer à une réunion.

Premier étonnement : je ne perçois à première vue aucun conflit dans ces instances. Les réunions sont ennuyeuses. Les présentations power point se succèdent. Les participants se montrent assez passifs. Suite au CODIR, le Directeur de production et le Directeur technique me prennent successivement à part pour m’expliquer les subtilités qui m’avaient échappé : « Tu as vu comme c’était tendu ! » me dit l’un… « Quand Machin a posé telle question, cela voulait dire qu’il était en opposition frontale » m’explique l’autre… Je me retrouve donc devant des conflits d’une subtilité me semble-t-il décalée par rapport à la description apocalyptique du départ.

Deuxième étonnement : en présence du Directeur Général, des jeux de rôle très stéréotypés se mettent en place. La cours des flatteurs le suit de près. Le fou du roi provoque et apporte une apparence de contradiction etc. Chacun joue son rôle. Et rien ne bouge.

Troisième étonnement : je recueille les « fiches d’entretiens annuels ». Elles sont censées retranscrire les échanges entre managers et salariés. J’imagine par avance que je vais y lire des retranscriptions d’échanges sanglants… mais rien de tel. Des fiches vides, ternes, neutres.

Quatrième étonnement : dans ma recherche insatisfaite de conflit, j’en viens à douter du sérieux de mon premier interlocuteur. Et pourtant, si les conflits me semblent apparemment inexistants, les «conséquences» des conflits sont mesurables : mails incendiaires, démissions, procès aux prud’hommes, décisions dramatiques et catastrophes industrielles.

3. Les propositions.
C’est à la suite de cette période d’observation que je présente mon diagnostic au DRH. Je lui propose de mettre en place des formations « pour créer des conflits » ! Après un moment d’incompréhension, il commence à s’amuser de ma proposition. J’en rajoute : « Nous allons instaurer une discipline du conflit dans les réunions. L’objectif est de mettre du désordre, d’organiser des conflits, de les mettre en scène… Bref, de créer une routine du conflit ».

La formation est annoncée lors de la convention annuelle. Je la présente en comité de direction, en veillant à mes arguments. Je leur explique que les entreprises performantes sont des entreprises qui cultivent le conflit. Je m’appuie sur l’exemple de Steve Jobs et de quelques autres dirigeants célèbres. Vous n’avez pas suffisamment de conflit… C’est la raison pour laquelle vous avez trop de conflit.

Je tiens à faire de cette formation une action à la fois ludique et efficace. Je la structure autour de supports comme des caricatures, des extraits de films à décrypter et des mises en situation. Je leur transmets un outil pour développer une « logique d’avocat du diable ».

II.  LE CHEMINEMENT INTELLECTUEL

Ma proposition de formation destinée à créer des conflits heurtait frontalement les convictions de mon client. Et pourtant, je me persuadais d’une chose : l’évitement systématique des situations de conflit dans cette entreprise, l’accent mis sur des valeurs de « bienveillance » et de « respect », la volonté de résoudre les problèmes en structurant toujours plus l’organisation, faisaient des dégâts! Je prends conscience des ravages du consensus, des échanges bien polis et superficiels, des flatteries. Décidément, une formation « créer des conflits et mettre le bazar » serait bienvenue. Suite à mes observations, j’en viens à me convaincre d’une chose : moins il y a de conflit, plus il y a de conflit. Plus les conflits sont étouffés, plus la situation devient explosive.

L’enjeu me semblait de libérer les conflits, d’en faire une force (ou pas), de générer un désordre (relatif) pour « relâcher le système ». Mais pour mes interlocuteurs, conflit=problème. De « bonnes techniques » doivent permettre de supprimer le problème. Cela paraît évident !

Mon principal problème a été de construire un argumentaire pour convaincre mon client :

– Mon premier argument est philosophique et anthropologique. La philosophie des lumières avait cru découvrir des tribus dont toute violence était exclue. Le marquis de Lahontan décrivait un « bon sauvage » parfaitement préservé. Plus récemment E. Marschall Thomas décrivait les Kung San comme un peuple inoffensif et pacifique. Quelques années plus tard, les anthropologues soucieux de bien les comprendre s’apercevaient qu’ils vivaient des épisodes de violence intense et dramatiques. Le taux d’homicides était supérieur à celui d’une ville des USA ! Bizarrement, un peuple apparemment pacifique, s’avérait hyperviolent… Blaise Pascal n’écrivait-il pas « qui veut faire l’ange fait la bête… » ?

– Deuxième argument : je m’appuie sur l’interview du Directeur Technique, polytechnicien qui m’explique que son directeur de thèse, prix Nobel de mathématique, organisait des joutes à partir d’idées qu’il soumettait à ses étudiants. L’idée était tour à tour de défendre et de détruire l’idée pour en tester la solidité et en extraire des « ruptures », c’est-à-dire d’autres façons de penser. Innover implique parfois d’avancer à rebrousse poil des évidences. Les conflits, bien orchestrés sont un outil privilégié.

–  Troisième argument : je fais de la psychologie de comptoir en expliquant doctement que les conflits étouffés provoquent des pathologies dans les organisations. Ils sont d’autant plus violents qu’ils ont été étouffés longtemps.

Mon raisonnement est le suivant :

  • Vous ne voulez plus de conflit.
  • Mais si on ne se confronte pas au quotidien, on en arrive à des conflits d’autant plus pénibles et nocifs.
  • Donc moins il y a des conflits dans une organisation, et plus il y a de conflit… ou moins il y a de confrontations, de frottements, d’ajustements, et plus les conflits sont durs.
  • Donc si on veut moins de conflits, il faut trouver un moyen de générer plus de conflits

III.   MON RETOUR D’EXPÉRIENCE

Cette expérience s’est révélée instructive pour moi et me permet de partager avec vous trois réflexions :

  1. J’ai adoré un livre que Chantal m’avait recommandé : bienheureuse insécurité, d’Alan Watts. J’ai expérimenté une mission dans laquelle le but était de générer des frottements, créer une forme d’insécurité sécurisante, mettre le bazar et en expérimenter les bienfaits ! J’ai pu mesurer combien il était libérateur de pouvoir se confronter, ne pas être d’accord, exprimer des émotions même négatives.
  2. Ensuite, une réflexion moins positive, j’ai expérimenté les ravages d’une certaine conception du développement personnel. Les plus hostiles à la démarche ont été les RH et les managers formés au développement personnel. A force d’asséner des mots comme bienveillance et respect, on en oublie que ce ne sont pas des « règles ». J’ai vu combien sous prétexte de « bienveillance », certains managers disaient des horreurs à leur collaborateur avec le sourire, de façon positive, les privant même de leur droit à être mécontents !
  3. Enfin, je m’amuse chaque jour des retours des participants : « s’engueuler, ça fait du bien ! » !
    Le déploiement de ces formations est en cours. Je n’en mesure pas encore vraiment les effets. Mais je fais déjà un premier constat : les réunions sont nettement plus vivantes et productives !

© Mathieu Maurice/Paradoxes

Pour citer cet article : Mathieu MAURICE, Le conflit pour le pire… ou pour le meilleur. 2014. www.paradoxes.asso.fr/2014/10/le-conflit-pour-le-pire-ou-pour-le-meilleur/

Share This