Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la Première Journée d’Étude de Paradoxes, 19 octobre 2002
Sylvie Dorchies, consultante et Manuel Macary, psychothérapeute

Résumé:Face aux enjeux de la mondialisation, les hommes et les femmes au cœur des entreprises sont soumis à de fortes exigences de changement et d’adaptation. Celles-ci les entraînent dans de nouveaux temps modernes où des situations de stress, de burn out, de harcèlement, d’anxiété etc. se bousculent. Dans ce contexte où la souffrance au travail perdure, consultants et thérapeutes sont de plus en plus sollicités.

Sylvie Dorchies et Manuel Macary se rencontrent pour témoigner de leurs pratiques d’accompagnement dans leurs univers professionnels respectifs: le cabinet de consultants et le cabinet de psychothérapie. Ils ont choisi de centrer leurs échanges sur les situations de changement professionnel liés à la perte d’emploi. Au fil de leur présentation croisée, on pourra découvrir comment l’un et l’autre utilisent le modèle de Palo Alto et quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent. Quelques fondamentaux du modèle de Palo Alto seront ainsi visités pour éclaircir les notions de: cadre d’intervention, problématisation, clientélisation, vision constructiviste et systémique.
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Introduction

Avant de démarrer, quelques mots sur qui nous sommes.

Sylvie: Je suis consultante dans un cabinet conseil en management depuis 4 ans. J’interviens aujourd’hui principalement dans le champ de l’accompagnement du changement professionnel. J’aurai l’occasion de vous en dire plus tout à l’heure.
Manuel: Je suis psychothérapeute en libéral. J’interviens auprès d’une clientèle variée et traite de toutes sortes de problèmes, parmi lesquels de nombreux problèmes professionnels.

Sylvie: Après cette présentation rapide, je vous invite à un petit retour dans le passé pour retrouver le film les Temps modernes. Peut-être vous souvenez–vous de ces images de Chaplin, qui serre des boulons et toujours des boulons. Jusqu’à ne plus pouvoir se débarrasser de ces gestes mécaniques. Aujourd’hui, les gestes et les mots ont changé, mais les risques de souffrance au travail sont restés.

On ne serre plus des boulons – quoique -, mais face aux enjeux de la mondialisation, on exprime côté entreprise des exigences de plus en plus fortes: adaptabilité, mobilité, polyvalence, performance, rentabilité. Autant d’exigences qui impliquent des changements incessants rarement choisis. À titre d’exemple, on peut penser aux ouvriers dont les contrats de travail ne prévoient aucune clause de mobilité. Pourtant ils sont parfois conduits à quitter leur région et à « partir loin » pour garder leur emploi au sein d’une entreprise qui restructure ses activités.

…. Alors, du côté des salariés, tous niveaux hiérarchiques confondus, revenant comme un écho, on entend dépression, burn out, stress, angoisse, harcèlement, peur…

C’est ainsi que dans ces nouveaux temps modernes, consultants et thérapeutes sont sollicités pour soulager ces souffrances.

Manuel et moi avons choisi de centrer nos échanges sur l’accompagnement des changements professionnels liés à la perte d’emploi. Nous vous proposons un retour d’expériences et nos témoignages autour d’une rencontre en trois temps:
1- nos contextes d’intervention respectifs : ajustement des cadres d’intervention ;
2- notre pratique du modèle: deux cas pour illustrer la démarche de problématisation et de clientélisation;
3- notre intégration de la vision constructiviste et systémique: efforts nécessaires pour maintenir le cap.

1. Les cadres d’intervention

Analysons d’abord le cadre d’intervention dans le contexte d’une pratique libérale de la psychothérapie.

Manuel
Le cadre d’intervention thérapeutique

Le rôle du cadre d’intervention, lorsqu’on se réfère au modèle de Palo Alto, est de maximiser la marge de manœuvre du thérapeute et, également, la marge de manœuvre du client.

Ce que j’appelle la marge de manœuvre du client, c’est ce qui lui donne la capacité de penser, d’imaginer, de ressentir, d’exprimer, de recevoir de l’aide, et d’expérimenter d’autres façons de voir, d’autres comportements. Et il me semble qu’à la base de tout cela, il y a une attitude fondamentale: le lâcher-prise.

Quant à la marge de manœuvre du thérapeute, c’est ce qui lui donne sa capacité de:
– recueillir les informations dont il a besoin pour intervenir,
– mobiliser son client en vue d’un changement,
– proposer d’autres visions des choses, autrement dit de faire des recadrages,
– lui faire faire de nouvelles expériences.

Tout cela avec pour objectif unique d’arrêter les tentatives de solutions du client.
Autrement dit, c’est ce qui lui permet d’aider le client à lâcher prise.
Donc, le cadre, selon moi, c’est cet espace de liberté et de sécurité destiné à favoriser au maximum le lâcher-prise du client, qui est la condition de son accès à une solution.

De ce point de vue, le cadre d’intervention d’un thérapeute bref, présente deux types de caractéristiques:
– des caractéristiques constantes, dont certaines, d’ailleurs, se retrouvent dans le cadre de tous les thérapeutes, qu’ils se réfèrent ou non au modèle de Palo Alto,
– et des caractéristiques variables, qui tiennent essentiellement à la personnalité du thérapeute.

La première caractéristique constante, commune à toutes les approches thérapeutiques, mais qu’on retrouve dans d’autres contextes, notamment en entreprise, c’est la référence à des règles déontologiques (respect de la personne, respect de la confidentialité, etc.).
Une autre caractéristique constante très générale, mais, cette fois, spécifique au contexte thérapeutique, est que le cadre thérapeutique est une sorte de sphère à part dans la vie du client. En particulier, si l’on se réfère à la dichotomie vie professionnelle/vie privée, il n’appartient, a priori, à aucune des deux. De sorte que le cadre ne détermine aucune prédominance de tel ou tel champ de la vie du client. Cette neutralité, quant à la dichotomie vie professionnelle/vie privée est très précieuse, comme on va le voir plus loin, dans la mesure où, souvent, les questions professionnelles et les questions de vie privée sont très enchevêtrées.

D’autres caractéristiques, nécessaires si l’on se réfère au modèle de Palo Alto, mais qu’on retrouve en général dans les autres approches thérapeutiques, sont les règles qui stipulent que c’est le thérapeute qui décide, en dernier ressort, des moyens et outils à mettre en œuvre pour aider le client, du prix des séances, des dates de rendez-vous, des personnes qu’il va rencontrer (quand plusieurs personnes sont susceptibles de consulter).
En outre, la référence au modèle de Palo Alto implique une posture particulière du thérapeute, qui peut être considérée comme un élément du cadre, dans la mesure où elle est une condition déterminante de la marge de manœuvre du thérapeute. Cette posture peut se formuler par deux négations:
– le thérapeute ne sait pas. Autrement dit, il n’a pas la solution, mais il dispose de moyens pour aider le client à la trouver,
– le thérapeute ne veut pas. Autrement dit, il ne veut pas aider le client plus que le client lui-même.

Dernière caractéristique constante: dans le cas de l’application du modèle de Palo Alto en contexte thérapeutique, il n’existe pas de cadre temporel rigide: le nombre de séances reste indéterminé. Il est le plus petit possible, mais on respecte le rythme de changement du client. Autrement dit, une thérapie brève, ça peut être long.

Voyons maintenant les caractéristiques variables du cadre d’intervention qui dépendent de la personnalité du thérapeute. Ils s’agit d’abord de règles telles que celles qui concernent la durée des séances, la possibilité de négocier le prix des séances, les règles applicables en cas d’annulation de rendez-vous. Ces caractéristiques sont en général explicites, et dépendent largement du rapport du thérapeute à la gestion de son temps, de son rapport à l’argent, voire de ses conceptions politiques (adaptation du prix en fonction des revenus). D’autres caractéristiques définissent certaines normes relationnelles: le thérapeute s’en tient-il à une stricte neutralité, ou se montre-t-il cordial, ou très chaleureux? Le toucher est-il autorisé ou interdit? Le thérapeute s’autorise-t-il à montrer ses émotions ou non? S’autorise-t-il ou non le recours à l’humour? À la provocation? Etc. En général, ces normes sont implicites et dépendent largement de la façon dont le thérapeute gère ses relations avec les gens, les distances, ses émotions, etc.

Ces caractéristiques variables et, en quelque sorte, subjectives, ont aussi pour objectif de maximiser la marge de manœuvre du thérapeute et, par contrecoup, celle du client. Il s’agit, pour le thérapeute, de se sentir aussi à l’aise que possible dans son travail, compte tenu de sa personnalité. Sachant que le client ne peut pas être à l’aise si le thérapeute ne l’est pas lui-même.

Sylvie
Le cadre d’intervention systémique dans un contexte d’entreprise

Avant de voir comment se construit le cadre d’intervention systémique dans un contexte particulier de changement professionnel, je vais vous parler de ce contexte et de ses spécificités.

Un minimum de contexte
J’interviens avec le modèle de Palo Alto depuis deux ans dans un contexte de restructuration d’entreprise. Nos échanges avec Manuel se sont centrés sur cette pratique. Je ne vais pas rentrer dans les détails, je vous donne juste les éléments nécessaires à la compréhension du cadre spécifique de mon intervention.

Vous savez peut-être que lorsqu’une entreprise licencie un grand nombre de personnes dans le cadre d’un plan social, elle est tenue d’accompagner les salariés, d’un point de vue financier mais aussi par des mesures d’aide à la réorientation professionnelle.
Dans ce cadre, elle fait souvent appel à des cabinets de consultants pour, en amont, mettre en œuvre un dispositif d’accompagnement et ensuite accompagner les salariés vers de nouvelles solutions professionnelles. L’accompagnement des personnes qui vont perdre leur emploi se fait dans une structure qu’on appelle Antenne emploi, cellule de reclassement ou encore Relais emploi mobilité.

Je suis chargée, d’une part, d’intervenir auprès des conseillers et des chefs de projet des antennes pour superviser le dispositif d’accompagnement, notamment pour résoudre les difficultés d’accompagnement et de management. D’autre part, j’accompagne directement les personnes licenciées (ou proches de l’être) avec lesquelles des difficultés récurrentes se présentent pendant le parcours de réorientation professionnelle. La personne est le plus souvent orientée vers moi par le conseiller.

Les spécificités de ce contexte d’intervention
– Une intervention sous contrainte : on n’a pas choisi seul de venir
Et
– Une intervention dont le territoire est délimité : on sait pourquoi on est là.

Que veut dire une intervention sous contrainte?
L’intervention du consultant est cadrée par un contrat passé avec l’entreprise. C’est avant tout l’entreprise qui achète la prestation et contraint les personnes à entrer dans un dispositif d’accompagnement qu’elles n’ont pas choisi. Le commanditaire/acheteur n’est quasiment jamais celui avec lequel le travail s’effectue. La contrainte est plus ou moins forte, plus ou moins explicite, plus ou moins associée à des sanctions, mais elle est toujours présente dans la relation d’accompagnement dès le démarrage. La personne a rarement choisi totalement et librement le fait de se retrouver là, devant le consultant. Nous aurons l’occasion d’approfondir cet après-midi les conséquences de ce cadre spécifique.

Un champ d’intervention délimité
Si l’ouverture du champ thérapeutique rend maximale l’étendue des possibilités de résolution de problèmes des personnes, le consultant se doit quant à lui de réduire son champ d’intervention en fonction du contrat initial avec l’acheteur. Il est impossible de démarrer le travail par la question thérapeutique par excellence : «en quoi puis-je vous aider?» Le consultant sait pourquoi il est payé et dans quel cadre il peut ou non aider la personne.
Ce contrat va préciser à la fois les objectifs de l’intervention et sa durée.
Vous voyez que dans mon contexte, non seulement les personnes avec lesquelles je travaille ne sont pas forcément à l’origine d’une quelconque demande mais, en plus, le champ d’aide qui leur est proposé est bien délimité aussi bien en termes de contenu qu’en termes de timing. Ma marge de manœuvre pour créer un espace de liberté et de choix permettant à mon client de lâcher prise pourrait s’en trouver fortement réduite.

Comment construire un cadre d’intervention systémique dans un contexte si contraignant?
Dans un tel contexte, un travail d’ajustement du cadre est nécessaire pour permettre à l’intervenant de se créer une marge de manœuvre maximale.

Ce travail va se faire à deux niveaux: au niveau de l’acheteur et au niveau du client.
Avec l’acheteur: contractualiser le cadre d’intervention en amont
Par exemple, pour la mission actuelle, ont été contractualisés et pas toujours suffisamment bien:
– La délimitation du champ d’intervention. Il ne doit pas y avoir d’ambiguïté sur là où j’interviens, là où je n’interviens pas. Les problèmes traités doivent s’inscrire dans un cadre précis.
Exemple: «Le champ d’intervention est déterminé par la mission globale des Relais emploi mobilité: accompagner les personnes dans l’élaboration et la mise en œuvre de leur nouveau projet professionnel. Tout problème ou difficulté qui se pose en dehors de ce contexte sera orienté vers des structures externes.»
– Le rôle et les objectifs spécifiques du travail de l’intervenant ne peuvent être associés aux objectifs des conseillers (reclassement des salariés). «Le consultant ne veut pas» à la place de la personne, il est soumis à une obligation de moyens et non de résultats.
– Méthodologie d’intervention. «Le consultant ne sait pas» mais il peut aider les personnes à trouver les solutions. Il faut ici éviter l’achat d’une position d’expertise sur les solutions.
– Libre choix de la personne et de l’intervenant de mettre fin aux rencontres.
– Règles de confidentialité sur le contenu des échanges et les personnes rencontrée.

Avec le client: accentuer l’explication du cadre
Le type d’intervention proposé doit être clairement expliqué et délimité. Le client doit pouvoir différencier la proposition d’aide du dispositif contraignant. L’énonciation de la contrainte doit favoriser la création d’un nouvel espace de choix pour la personne.
«Voilà ce que fait l’antenne, votre conseiller, voilà comment est perçue votre situation, le conseiller pense que dans ce cadre et à cette étape du travail, je peux vous aider. Si tel était le cas, vous devez savoir que:…»

– Cadrage de ma mission
– Règles de confidentialité
– Principes de collaboration: durée entretien, libre choix de travailler avec moi mais respect des règles de fonctionnement, possibilité de l’intervenant d’interrompre le travail.

Intervenir avec le modèle de Palo Alto dans un contexte d’entreprise, donc le plus souvent sous contrainte, oblige l’intervenant systémique à négocier avec rigueur et parfois fermeté son cadre de travail. Sans ce travail d’ajustement au monde de l’entreprise, l’intervenant prend le risque de limiter ses marges de manœuvre et de réduire la qualité de son accompagnement.

En conclusion sur ce premier temps de la rencontre, nous constatons que nous pouvons dans des contextes différents construire un cadre d’Intervention Systémique Brève. Une fois le cadre posé, nous vous proposons maintenant d’aborder le deuxième temps de la rencontre sur des applications pratiques du modèle de Palo Alto.
Compte tenu des spécificités de nos contextes d’intervention, nous allons voir que l’intervention en entreprise et l’intervention thérapeutique peuvent revêtir des formes un peu différentes bien qu’elles partagent une même référence au modèle.

2. L’application pratique du modèle de Palo Alto aux problèmes professionnels

Manuel
Un cas d’intervention thérapeutique: l’accent porté sur la problématisation

Mon expérience de thérapeute est que, la plupart du temps, les problèmes professionnels ne sont pas abordés seuls. Le plus souvent, le client recourt d’abord à des formules qui parlent de ce qu’on pourrait appeler sa vie intérieure. Soit il exprime sa plainte en termes « psychiatriques »: dépression, anxiété, et toutes leurs formes dérivées (phobies, trouble panique,…), soit il l’exprime en termes « psychologiques »: manque de confiance en soi, manque d’estime de soi, manque d’affirmation de soi, soit il recourt au langage courant: « je ne sais plus ou j’habite », « je tourne en rond », « je pète un câble », « je vais me jeter sous le train », « ça le fait plus »,…
Ce n’est que lorsqu’on explore le contexte de cette souffrance, qu’on découvre que ce contexte peut recouvrir en partie la vie professionnelle. Mais il inclut également presque toujours des éléments de vie privée.

Or, dans ces cas-là, pour être efficace, le travail thérapeutique doit partir d’une approche globale, qui prenne en compte tous les systèmes auxquels le client appartient, sans se focaliser trop rapidement sur les systèmes propres à la vie professionnelle. Ceci, même si l’objectif est construit en termes professionnels (trouver du travail, ne plus être harcelé, réussir à prendre la parole en réunion,…).
Dans des situations comme celles-ci, caractérisées par un enchevêtrement de données concernant les différentes sphères de la vie du client, l’importance de la démarche de problématisation est capitale.

Voici un exemple qui illustre ce fait:
Robert, 37 ans
C’est le frère de Robert qui m’appelle pour prendre rendez-vous pour lui. Il est très inquiet.
Quand je rencontre Robert, il m’explique qu’il se sent « un peu largué ». Il n’arrive pas à se stabiliser. Il se sent déséquilibré dans sa vie en général et il a l’impression que ça n’avance pas. Il est visiblement, physiquement, abattu. Il parle lentement, mais de façon confuse, sans suivre un ordre clair.
Pour la clarté de l’exposé, je vais vous présenter les informations que j’ai recueillies dans un ordre qui vous permette de visualiser facilement la situation.
Il est séparé de Catherine, partie vivre avec Benjamin, leur petit garçon de 5 ans, dans le village de Bourgogne dont tous les deux sont originaires. Robert, lui, vit à Paris. Mais il rentre tous les week-ends chez sa mère à lui, qui vit dans une grande maison dans ce même village, où Robert peut accueillir Benjamin.
Petit à petit, il « réinvestit » de plus en plus son village, comme il dit. Mais il voudrait pouvoir plus « investir » sa relation avec son fils. Concrètement, ce qu’il voudrait c’est une garde partagée, et pouvoir aller le chercher à l’école tous les jours, faire des activités avec lui, etc.
Sur le plan professionnel, Robert a fait pas mal de métiers: il a travaillé dans la restauration, puis été agent administratif, dans une grande entreprise, puis commercial dans l’électroménager. Il y a un an, son entreprise a fait faillite et il s’est fait licencier. Il a alors trouvé un CDD de trois mois chez un concurrent. Puis rien.
Depuis la fin de ce CDD, il « bricole », comme il dit. Il dit:  » je cherche un travail sans vraiment chercher. Un coup sur Paris, un coup en Bourgogne. Je me laisse aller. Je regarde la télé, je joue sur l’ordinateur. J’attends que ça passe. » Il dit aussi: « ça fait 15 ans que je cherche du travail (c’est-à-dire depuis le début de sa vie professionnelle). J’ai toujours galéré pour en trouver. » Il a un diplôme de comptabilité, mais il n’a jamais trouvé de poste dans cette fonction, donc ce diplôme ne vaut plus rien. En tant que commercial, il n’a travaillé que 2 ans, ce qui, selon lui, n’est pas significatif. Et il conclut : « je suis grillé ».
Depuis 3-4 mois, il s’enferme dans la solitude. Il voit de moins en moins ses amis parisiens et ses frères (qui habitent Paris également), d’une part parce que sortir coûterait trop cher, d’autre part parce que les gens sont surtout disponibles le week-end, et lui passe ses week-ends en Bourgogne. Et puis, de toutes façons, il n’a « pas envie de voir des gens ».
Il est malheureux et s’il ne fait rien, il va l’être de plus en plus. Ne rien faire, « ce serait reculer pour mieux sauter ».
À un moment de ce premier entretien, j’interviens pour tenter, avec son aide, de mettre un peu d’ordre dans les informations que j’ai pu rassembler.
Et je lui dis : « Vous êtes dans une situation d’autant plus douloureuse qu’elle est très compliquée. Je voudrais récapituler ce que j’ai compris, de façon à vérifier avec vous que je vous suis bien et que je comprends bien votre situation. Surtout, je voudrais que vous me corrigiez si vous voyez que j’ai mal compris ou que j’ai oublié quelque chose d’important. » (position basse).
Il acquiesce, et je continue donc: « Est-ce qu’il serait juste de dire que, au total, vous êtes confronté à deux questions principales, qui seraient: la question de la recherche d’emploi, et la question du lieu où vous souhaitez vivre avec, comme conséquence, un investissement plus ou moins important de votre fils? »
Là, je suis en train de lui proposer, en position basse, donc, une construction du problème qui mette un peu d’ordre dans la confusion initiale.
Il confirme, il se redresse et se détend, signe que cette proposition a un effet recadrant. Et je continue: « et si je comprends bien, mais, là encore, corrigez-moi si je me trompe, aujourd’hui, vous pouvez envisager trois solutions: soit vivre dans votre village et voir votre fils tous les jours, soit vivre à Dijon, à 50 km de votre village et voir votre fils le week-end, soit vivre à Paris et voir votre fils moins souvent. »
Là, je raffine la construction, toujours en position basse, en exposant trois options, trois réponses possibles à l’une des deux questions, celle du choix d’un lieu géographique.
Il confirme encore.
Puis, je lui pose la question suivante: « si votre fils n’habitait pas dans votre village natal, qu’est-ce que vous choisiriez? »
Ma question a pour but de défaire le lien entre « investissement du village » et « investissement du fils », pour voir ce qui se passe.
Il répond sans hésiter, et même avec véhémence: « j’investirais Paris. »
Comme je conclus la séance, il revient là-dessus, en disant: « j’avais investi Paris. À Paris, j’ai trouvé un confort intellectuel que je n’ai pas dans mon village. »
Il revient 10 jours plus tard transformé physiquement: tonique et souriant. Depuis la première séance, il a beaucoup réfléchi. Il a fait des priorités. Il m’annonce, avec calme et fermeté: « je vais laisser tomber la Bourgogne et investir la Région parisienne. C’est pas concevable de me réinvestir auprès de mon fils là où il est ». « Ça signifierait vivre dans le village ou tout près, et ça, je ne veux pas. » Il enchaîne: « donc je vais chercher du travail ici, et je ne descendrai qu’une fois par mois en Bourgogne pour le voir. En fait, j’ai déjà commencé. Je cherche dans ce que j’ai déjà fait: soit du commercial pour une clientèle professionnelle, soit un boulot administratif, soit dans la restauration. Dans la restauration, je peux trouver facilement. Et si ça doit être dans la restauration, à terme, je me mettrai à mon compte. »
Et il m’explique alors, soigneusement, comment il peut s’y prendre pour ouvrir un petit restaurant, d’ici 2 ans, avec une somme d’argent qui lui appartient et qui va bientôt être débloquée, en tenant compte de telle et telle contraintes. Tout cela sur le même ton calme et ferme, avec le même sourire détendu. Puis il me dit que pour le moment il n’a plus besoin de mes services, mais qu’il est heureux de savoir qu’il pourra m’appeler si jamais il coince de nouveau.
Ma part du travail, dans ce processus de déblocage, s’est donc limitée au questionnement nécessaire à co-construire le problème avec Robert, en classant les informations, puis en défaisant le lien entre investissement du fils et investissement du village. C’est suite à cette dernière intervention, me semble-t-il, qu’il commence à se dire qu’il n’est pas prêt à réinvestir son fils pour l’instant, parce que le prix à payer est de réinvestir le village, ce dont il ne veut pas. Il choisit Paris et renonce à vivre un quotidien avec son fils tant que celui-ci est trop jeune.
Dès lors que ce choix est fait, Robert n’a plus besoin de mon aide pour résoudre de lui-même la seconde question, qui est la question de la recherche d’emploi. Il sait ce qu’il peut raisonnablement espérer. Il sait quoi faire pour que la solution de compromis évolue vers une solution épanouissante pour lui. Et il sait qu’il a les moyens de mettre en œuvre ce projet.

Ce cas illustre à quel point l’ouverture maximale du champ d’investigation que permet le cadre d’intervention thérapeutique est un atout précieux pour la résolution de problèmes professionnels. Ceci parce qu’une approche suffisamment globale peut parfois suffire à faire émerger la solution, sans qu’il soit nécessaire de mettre en œuvre une stratégie complexe.

Sylvie
Néanmoins, nous allons voir que côté entreprise, nous pouvons obtenir des résultats semblables en partant d’un champ d’investigation beaucoup plus étroit.

Un cas d’intervention systémique: l’accent porté sur la clientélisation
Compte tenu du contexte que je vous ai présenté tout à l’heure, le cadre étant posé, le premier problème que doit résoudre l’intervenant systémique, c’est qu’il n’est peut-être pas face à quelqu’un que nous appelons « client » dans notre jargon Palo-Altien. Un client étant une personne qui considère avoir un problème et qui est prête à se mobiliser pour le résoudre. Sans client, l’intervenant ne peut aider. On se souvient: « l’intervenant ne veut pas plus que le client ». Dans le contexte de l’entreprise, l’intervenant va, par un travail de clientélisation, se prémunir des risques d’un travail d’aide « contrainte et forcée ».

Examinons le cas de Marc.
Le conseiller de Marc m’explique pourquoi il souhaite que je rencontre Marc.
Il a déjà eu trois entretiens avec lui. La première fois, après lui avoir expliqué comment ils pouvaient travailler ensemble (bilan professionnel et projet/réalisation de CV et de lettre de motivation, envois de candidatures), ils n’ont pas commencé le travail car Marc a passé son temps à exprimer sa colère et ses grands principes de vie. Lors du deuxième entretien, scénario quasiment équivalent malgré les tentatives du conseiller de revenir au cadre de travail. Et, notamment, de réaliser un CV car Marc a expliqué qu’il visitait des entreprises pour demander si elles recrutaient.. Au cours du troisième entretien, c’était pire. Le conseiller s’est senti mal à l’aise: « il a pris tout l’espace, il a parlé tout le temps. Il a sans cesse dévié du sujet pour exposer de grands principes moraux. Et je lui ai demandé s’il était d’accord pour te rencontrer car visiblement le travail n’était pour le moment pas possible. Il n’était pas très emballé mais il a fini par dire oui.  »
Compte tenu de ces informations, je doute que Marc soit client pour quoi que ce soit. Il vient parce que son conseiller le lui a demandé.

Premier entretien avec Marc
Marc se place sur la chaise la plus éloignée de là où il pense que je vais m’asseoir. Il gesticule beaucoup, le visage fermé, il semble tendu.
Je lui dis bonjour et lui demande si on lui a expliqué mon travail.
Il me répond que non, et me précise que, de toutes façons, il n’est là que parce qu’on lui a demandé et il ne voit pas à quoi ça va servir.
Je légitime alors son doute: « c’est effectivement possible que ça ne serve à rien car peut-être votre conseiller s’inquiète à tort et vous n’êtes sans doute pas concerné par mon intervention. Ça arrive parfois, le conseiller est ennuyé parce que le travail de reclassement semble ne pas avancer mais ce n’est pas forcément votre perception. Et vous n’avez sans doute pas besoin qu’on travaille ensemble. »
Peut-être alors un peu rassuré, il me demande: « et qu’est-ce que vous faites au juste? »
Je lui explique que j’aide les personnes qui rencontrent des problèmes dans leur parcours de reclassement et qui n’arrivent pas à les résoudre malgré le travail fait avec le conseiller. Et je rajoute immédiatement que, le concernant, nous ne sommes sans doute pas dans ce cas.
Il va me le confirmer plus timidement en me répondant: « bien non… » puis en restant songeur.
Je reprends alors: « si j’ai bien compris l’inquiétude de votre conseiller, c’est qu’il n’arrive pas à réaliser avec vous le CV alors que vous avez commencé à visiter les entreprises. Ceci n’est pas forcément un problème pour vous car ce n’est pas ça qui peut vous empêcher de chercher un travail. Je crois donc qu’il va juste falloir que vous m’aidiez à rassurer votre conseiller sur ce point. Qu’en pensez-vous? »
Toujours songeur, il me dit: « bien, quand même, c’est gênant?  »
« Quoi donc? »
Il me confirme que: « c’est vrai qu’on n’arrive pas à le faire, et si on m’en demande un, je serai ennuyé ».
Je lui demande: « Pourquoi cela? Il sera toujours temps de le faire à ce moment là. Dans les premiers contacts directs avec les entreprises, vous pouvez vous en passer. Pour demander si l’entreprise cherche ou non quelqu’un, le curriculum vitae n’est pas vraiment utile. »
Il paraît surpris. Il réoriente sa chaise dans ma direction et m’interpelle: « vous croyez? Mais, quand même ça serait mieux si je le faisais avant parce que je n’aime pas trop parler de moi comme ça. »
Ne sentant toujours pas une forte demande, j’insiste: « pardonnez-moi d’insister mais je crois que lorsque ça vous sera vraiment utile, vous le ferez. Je ne vois pas ce qui pourrait vous en empêcher. »
« Bien si, on a essayé avec mon conseiller, mais le problème c’est que je parle trop. »
« Comment ça, vous parlez trop? »
« Bien oui, vous savez, je déverse ma colère, vous ne vous rendez pas compte, cette boîte… »
Emporté par sa colère, il se passe plusieurs minutes pendant lesquelles il exprime toute sa colère au sujet de ce licenciement injuste.
Il conclut son discours en me disant: « et bien vous voyez, avec mon conseiller, c’est la même chose alors on ne peut rien faire d’autre. »
Je vais alors lui proposer une autre vision des choses: « ça me semble tellement important tout ce que vous venez d’exprimer, et ça demande une telle énergie pour analyser la situation, l’expliquer aussi clairement, je ne vois pas bien comment vous pourriez faire autre chose. Et vous voyez, il est sans doute préférable de poursuivre ce travail pour exprimer votre colère avant de vous occuper de votre CV. »
Il me demande: « on ne pourrait pas faire les deux en même temps, parce que quand même cette colère elle prend trop de place? »
Je l’invite alors à préciser cette demande: « que voulez vous dire?  »
« J’aimerais qu’elle se déclenche moins à tout moment pour que je puisse quand même travailler avec le conseiller. »
Je reste prudente: « mais peut-être est-ce trop tôt pour travailler avec votre conseiller. Que se passerait-il si vous attendiez encore? »
S’énervant, il me dit: « non, ce n’est pas possible, je ne peux déjà pas répondre à des annonces parce que je n’ai pas de CV, et plus le temps passe, plus je suis inquiet et plus je me demande si je vais faire l’affaire. Si j’attends encore, je perds du temps. Il faut que la prochaine fois je fasse mon CV avec mon conseiller. »
Je le questionne alors sur la manière dont il compte s’y prendre.
Cela semble facile: « je vais le décider, c’est tout. Je vais décider de me taire, de ne rien dire. »
Face à la facilité, je reste perplexe, et je lui demande s’il a déjà essayé de procéder ainsi avec sa colère?
Il me répond par un « oui » timide et me précise: « ça n’a pas marché. »
C’est à ce moment que je lui propose mon aide en lui disant: « pensez-vous que je pourrais vous aider à apprivoiser cette colère? Je dis apprivoiser parce que vous voyez, plus vous dites à votre colère de se taire, plus elle a des choses à vous dire et, ce, à tout moment. Si vous l’apprivoisez en lui donnant des temps d’expression, rien qu’à elle, alors elle s’exprimera pendant ces moments où vous serez entièrement disponible. »

Intrigué, il me demande: « comment vous pourriez m’aider? »
Je lui réponds: « vous êtes le seul à pouvoir apprivoiser votre colère, mais je peux vous aider en vous proposant un temps d’expression spécifique à chaque fois que vous rencontrerez votre conseiller. La prochaine fois, par exemple, vous voyez votre conseiller pour travailler avec lui et nous nous voyons ensuite pour écouter tout ce que la colère souhaite exprimer. Mais pour que ça fonctionne, il est nécessaire que vous soyez attentif au moindre besoin d’expression. De manière à ce que vous puissiez lui proposer un moment d’écoute particulier. Au début, ça sera peut-être trop difficile. C’est pourquoi, si vous en êtes d’accord, pour votre prochain entretien, je garderai une plage disponible pendant votre entretien avec le conseiller. Au cas, où la colère ne pourrait pas attendre. Votre conseiller vous proposera alors d’arrêter pour cette fois le travail et vous viendrez me voir. »

Marc a « acheté » cette proposition. La fois suivante, il a réalisé son CV avec le conseiller.
Après son entretien, il m’a dit qu’il avait pu bien travailler et que le conseiller et lui étaient très contents. Il a alors laissé parler non plus sa colère mais ses craintes et ses doutes quant à la reconnaissance de ses compétences, puis au cours d’un troisième entretien il a évoqué ses difficultés à écouter les autres.
Marc étant alors très client, deux entretiens ont permis à la fois de faciliter ses contacts avec les entreprises en lâchant prise sur les risques de ne pas correspondre aux besoins de l’entreprise, puis de substituer à un flot de paroles, une vraie capacité d’écoute et de questionnement. Très satisfait et très fier de son CV, Marc s’est lancé confiant dans une recherche très active qui a débouché sur un nouveau poste un mois plus tard.

Ce cas illustre ce que peut être une démarche de clientélisation:
– d’abord il y a la prise en compte immédiate du fait que Marc n’a pas nécessairement de problème. Et ceci fonctionne si l’intervenant dissocie réellement le problème du conseiller de celui de la personne qui consulte: à savoir, souvent, de se retrouver là alors qu’il n’a rien demandé. Du coup, le seul problème à résoudre peut être de se débarrasser de la contrainte ;
– ensuite, j’ai utilisé une démarche paradoxale. Alors que le bon sens et le conseiller lui disent qu’il est important de faire son CV, je lui dis l’inverse en considérant qu’à ce moment précis de la démarche, le CV ne lui est pas utile. Pour que cette démarche soit efficace, l’intervenant doit ne rien attendre de son client. Là en l’occurrence, je suis effectivement persuadée qu’il peut se passer de son CV ;
– enfin, je renforce la clientélisation à deux reprises par une technique qu’on appelle le freinage lorsque je sens que Marc commence à être en demande. D’une part, par rapport au CV, sa première demande est très minorée et ne me convainc pas que c’est vraiment important pour lui. La seconde fois, je freine sa demande de faire taire sa colère: d’une part, pour faire naître peut-être une demande d’aide et, d’autre part, je vais à l’inverse de ses apparentes tentatives de solutions qui visent à faire taire ces expressions intempestives.

La clientélisation peut prendre des aspects très différents. Mais dans tous les cas, elle vise à amener une personne à se mobiliser pour résoudre son problème. Tant que la personne n’est pas dans cette position de client, l’intervenant ne peut l’aider à résoudre son problème. Dans le cas d’une intervention sous contrainte, la démarche de clientélisation est d’autant plus importante qu’elle peut être, en elle-même, une solution au problème. Comme dans le cas de Marc qui résout quasiment son problème seul dès lors qu’il est prêt à agir.

Après vous avoir parlé de notre pratique, nous souhaitons partager avec vous les difficultés inhérentes à celle-ci. Cela va nous amener à aborder quelques grands principes sur lesquels repose l’efficacité du modèle : position haute/position basse, vision non normative et non pathologisante. Autant de principes nés d’une vision constructiviste et systémique du modèle.

3. La vision constructiviste et systémique des problèmes professionnels

Sylvie
Sans la vision systémique et constructiviste du monde sur laquelle est fondé le modèle de Palo Alto, la pratique de la démarche stratégique ne peut aboutir à aucun résultat significatif, que ce soit en contexte thérapeutique ou en entreprise.
C’est le partage de cette vision du monde qui fait qu’un intervenant systémique bref est peut-être plus proche, dans sa pratique, d’un thérapeute bref que d’un consultant en entreprise qui ne se réfère pas au modèle de Palo Alto, et qu’un thérapeute bref est peut-être plus proche d’un intervenant systémique bref que d’un thérapeute se référant à un autre modèle.
Or, cette vision du monde a des implications assez bouleversantes pour des Occidentaux. Autrement dit, adopter le modèle de Palo Alto, c’est, dans un premier temps, se laisser bouleverser.

« Se laisser bouleverser »… Les mots ne sont pas trop forts pour exprimer les effets d’une révolution de la pensée qui permet de lâcher la croyance en une unique vérité et une position d’expertise. Si au démarrage de l’apprentissage, on se sent prêt pour ce travail, la route peut encore être longue.

Comment lâcher la croyance en une unique vérité et sa position d’expertise?
Un conseiller me dit ainsi un jour: « c’est une femme avec un potentiel incroyable, je ne comprends pas qu’elle soit restée pendant dix ans à ce poste de conditionnement. Je lui ai trouvé un super poste. Au départ, elle n’était pas très chaude, car elle disait qu’elle recherchait une tranquillité d’esprit parce qu’elle a beaucoup d’autres occupations à l’extérieur du travail. En fait, j’ai cru qu’elle avait peur de se lancer dans une autre voie. Alors je lui ai proposé de suivre une formation pour postuler à un poste à sa dimension. Elle a suivi la formation qu’elle a adorée, et elle a commencé sa période d’essai. Elle arrive à la fin. Elle vient de m’appeler, elle ne veut pas rester à ce poste. Tout le monde me dit que je devrais lui proposer un mois d’essai supplémentaire, que je devrais l’aider à persévérer pour qu’elle se rende compte de la chance qu’elle a. »

Comme ce conseiller, j’ai pu ainsi essayer de pousser des personnes sur des chemins qui n’étaient pas forcément les leurs. Persuadée de savoir ce qui était bon pour eux, ne tenant compte que de ma vision des choses. Dans ces cas-là, heureusement qu’il y a de la résistance au changement! Pour la petite histoire, j’ai accompagné cette femme à son retour de période d’essai pour l’aider à faire le bilan de cette expérience difficile. À l’issue de ce bilan, pendant lequel nous avons, grâce à cette expérience, affiné ses critères de choix pour sa nouvelle activité professionnelle, elle a décidé de créer son entreprise en transformant ses activités associatives en nouvelle activité professionnelle.

Ce n’est pas toujours facile de lâcher sa propre vision des choses et d’accepter d’autres solutions aussi différentes de celles qu’on aurait peut-être initialement préconisées. Ceci est d’autant plus difficile lorsqu’on évolue dans un univers professionnel où la position d’expertise est en permanence valorisée. Alors que le commanditaire veut acheter des solutions miracle, le consultant doit savoir laisser sa cape de magicien et reconnaître son impuissance dans ce domaine. Il doit alors savoir passer de sa position d’expert à une position basse, en toute humilité parce qu’il est vraiment convaincu qu’il ne sait pas ce qui est bien pour l’autre et qu’il n’a pas la solution.

Après m’être sentie en cohérence avec le modèle de Palo Alto, m’être lancée dans un processus d’apprentissage, je constate aujourd’hui que la révolution n’est pas terminée. Après une première compréhension du modèle et de ses prémisses, je mesure dans ma pratique tout le travail nécessaire pour une réelle intégration du modèle. Celle-ci ne pouvant se dissocier d’une extrême vigilance pour maintenir le cap constructiviste et systémique, garant de l’efficacité et de la bienveillance du modèle. Et je crois que c’est au prix de cette attention que l’on peut passer d’une posture de consultant expert à celle d’intervenant systémique et changer véritablement de pratique.
Ce changement nécessite bien plus qu’un apprentissage de méthodes. Il implique aussi une position éthique et philosophique cohérente avec le modèle. Quant au processus d’apprentissage, il ne peut s’envisager sans un long processus d’assimilation qui se fait non seulement en pratiquant mais aussi en tenant compte des feed-back des clients qui restent les meilleurs guides tout au long de ce travail.

Manuel
Comme Sylvie, la découverte du modèle de Palo Alto a été pour moi l’occasion d’une révolution copernicienne par rapport à ma formation initiale de psychologue clinicien. Celle-ci était tout entière construite autour de l’approche psychiatrique française et américaine, d’une part, et de la psychopathologie psychanalytique, d’autre part. Or, le point commun de ces approches, c’est qu’à leur fondement se trouve le postulat qu’il existe des normes de fonctionnement psychologique et de comportement, que tout écart significatif par rapport à ces normes constitue ce qu’on appelle la pathologie et qu’il convient de traiter la pathologie, pour réduire au maximum l’écart à la norme.
Or, comme vous le savez, une conséquence de la vision constructiviste du monde, c’est qu’il n’existe pas de norme, donc pas de pathologie. Il faut donc lâcher toute espèce de diagnostic, pour pouvoir rencontrer le client, le comprendre et l’accompagner au mieux.

Mais, au-delà de la renonciation à une classification des maladies mentales, la stratégie peut rendre nécessaire l’abandon temporaire de normes beaucoup plus ancrées et difficiles à remettre en cause. C’est ce que montre l’exemple de Jean-Paul.
Jean-Paul, 40 ans, est en arrêt de travail. Il se dit profondément déprimé, avec des idées suicidaires. Il exprime une souffrance considérable en termes psychologiques: il parle de douleur, de manque, de peurs, surtout, en analysant tout ça très finement et en restant très abstrait. Comme je cherche à relier ses peurs à des éléments concrets de sa vie, que ça le gêne beaucoup et qu’il est assez provocateur, à un moment, il dit: « moi, ce que je voudrais, c’est cambrioler des banques, pour ça, je n’aurais peur de rien ». À quoi je réponds: « dans ce cas, pourquoi vous ne le faites pas? » Il me regarde, éberlué: « comment ça? » Je répète. Et le voilà parti à imaginer, dans un dialogue avec moi qui a pu durer une dizaine de minutes, ce que supposerait la mise en œuvre d’un tel projet professionnel. Évidemment, à un moment, nous en sommes venus à considérer la question de l’illégalité, des risques qu’il se fasse prendre, le fait que j’étais au courant et qu’il conviendrait peut-être de me supprimer. Et finalement, le sujet a semblé épuisé et, je ne sais plus trop comment, nous sommes passés à autre chose.
J’ai alors pu le questionner tout à loisir sur son travail, ce qui l’a amené à réfléchir aux liens entre sa souffrance et l’organisation concrète de sa vie, notamment professionnelle.

Revenons sur cet échange. L’analyse que je vous en propose, je l’ai faite a posteriori, parce que sur le moment, ça s’est fait presque tout seul. Donc: lorsqu’il botte en touche, en me provoquant, avec son projet de cambriolage, je le contre-provoque en l’invitant à imaginer sa mise en œuvre. C’est une manœuvre stratégique qui consiste à le rejoindre sur son terrain sans jugement de valeur, afin de maintenir la relation et de le pousser au bout de sa logique, afin qu’il assume la responsabilité de cette logique, dans toutes ses conséquences. Et cela ne peut se faire de façon crédible que si, réellement, je ne le juge pas. Autrement dit, la condition d’une telle intervention est une approche non normalisante.
Dans ce cas, Jean-Paul n’assume pas sa logique jusqu’au bout, et, donc, il l’abandonne. Mais, grâce à cette intervention, la qualité de la relation est devenue suffisante pour que je puisse tenter de l’amener à suspendre sa vision « psychologisante » de sa souffrance, afin de considérer une vision plus interactionnelle.
Mais on conçoit qu’une telle manœuvre pose question: vu de l’extérieur, notre dialogue autour de la question: « comment devenir cambrioleur? » ressemble à une incitation à la délinquance sur une personne particulièrement fragile à ce moment-là. Et on est en droit de se demander si la fin stratégique justifie ce genre de moyens.
C’est l’une des spécificités du modèle de Palo Alto que de répondre « oui ». Il est nécessaire de rejoindre le client au cœur de sa vision du monde, pour comprendre son point de vue et parler son langage et mieux l’aider à changer, dans cette vision du monde, ce qui le bloque pour résoudre son problème. Ceci, en s’appuyant sur notre propre vision du monde, qui nous donne un point de vue extérieur à la sienne et, aussi, sur la possibilité que nous avons de construire tout un tas d’autres visions possibles.
Ce jeu à partir de multiples visions du monde est absolument nécessaire à la stratégie. Ma conviction et mon expérience, c’est que, pour que ce jeu soit vraiment fluide et crédible, il faut que le thérapeute soit imprégné de la croyance qu’il n’existe pas de vérité absolue, mais seulement des constructions mentales de la réalité, plus ou moins efficaces étant donné l’objectif à atteindre.
Mais voilà, s’imprégner de cette croyance, c’est un processus long et difficile. Il s’accomplit au jour le jour, au gré du travail avec nos clients, qui sont pour cela – je suis d’accord avec Sylvie – nos meilleurs guides. Et je profite de cette occasion pour les en remercier, parce que ce processus n’est pas que long et difficile, il est aussi passionnant. Et il nous change la vie – la vie privée autant que la vie professionnelle.

Conclusion

Au total, vous l’avez vu, nous abordons donc les problèmes professionnels dans des contextes extrêmement différents.

Manuel: cabinet libéral non remboursé par la sécurité sociale. C’est presque toujours celui qui sera son interlocuteur qui initie la demande de changement, connaissant au moins son coût financier et prêt à payer au moins une première séance. Le champ à couvrir lors de la construction du problème est ouvert au maximum.

Sylvie: son client, au départ: l’entreprise et la société en général (réglementation sur les plans sociaux). Son interlocuteur n’est pas client. Le champ à couvrir lors de la problématisation est restreint.
Néanmoins, on se réfère au même modèle. Ceci est un indicateur de sa portée.
Et à notre sens, la force du modèle réside avant tout dans ses prémisses systémiques et constructivistes.
Une conséquence non négligeable: le partage de ce modèle nous permet de nous rencontrer et de dialoguer, donc de nous enrichir de ces différences qui résultent de la différence des contextes de nos interventions.
– Nous enrichir sur le plan technique: thérapeute et consultant peuvent, par exemple, apprendre de leurs expériences respectives de l’intervention sous contrainte.
– Et nous enrichir sur un plan plus général, celui de la compréhension des problèmes humains et des possibilités de résolution.

Forts de cet enrichissement, nous pouvons alors, chacun, retourner vers nos clients respectifs et les faire profiter des fruits de ces partages d’expériences. Autrement dit, cette rencontre entre consultants et thérapeutes est une occasion, pour les uns comme pour les autres, de mieux travailler.

© S. Dorchies/Paradoxes © M. Macary/Paradoxes

Pour citer cet article : Sylvie DORCHIES, Manuel MACARY, Les nouveaux temps modernes : Consultants et thérapeutes sollicités pour faire face à la souffrance au travail, 2002. https://www.paradoxes.asso.fr/2002/10/les-nouveaux-temps-modernes-consultants-et-therapeutes-sollicites-pour-faire-face-a-la-souffrance-au-travail/
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