Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la deuxième Journée d’Etude de Paradoxes, 11 octobre 2003
Docteur Manuela Guillot, neurologue et psychothérapeute

Si vous voulez bien, je vais tout d’abord me présenter: je suis Manuela Guillot, neurologue psychothérapeute libérale à Lyon. J’interviens dans le cadre de consultations individuelles sur des problématiques très diverses. Je m’occupe surtout d’adultes, mais il m’arrive régulièrement de rencontrer des adolescents et plus rarement des enfants.

C’est un sujet bien difficile que celui du paradoxe…. C’est un sujet très intéressant pour nous puisque d’une part il constitue la source de bon nombre de problèmes de nos patients, mais surtout le paradoxe va pouvoir être utilisé pour sortir ces patients de leur situation difficile.

Dans la vie de tous les jours, nous constatons régulièrement des situations paradoxales, sources de blocages ou d’incompréhensions. Nous les observons d’autant plus facilement que nous sommes extérieurs à la situation. En revanche, il peut être très difficile de les reconnaître lorsqu’on est au sein de l’interaction et alors ils peuvent perturber notre comportement et éventuellement être sources de malaise psychique, d’anxiété ou de signes dépressifs, bref, affecter notre santé mentale.

Ce que je vous propose aujourd’hui, c’est donc de découvrir à travers l’exposé de cas cliniques, comment le paradoxe peut être identifié dans une situation qui pose problème d’une part, et comment d’autre part il peut être utilisé à des fins thérapeutiques. Ceci se fera aussi bien à travers différents outils paradoxaux, que par une attitude face à notre interlocuteur.

Il est vrai qu’il s’agit de s’entraîner à les repérer, ces paradoxes! Dans le cadre du modèle de Palo Alto, on ne peut pas ne pas « paradoxer »! Car toute notre action vise à aller à l’encontre du bon sens, à l’encontre des tentatives de solution parfaitement logiques… mais qui se sont révélées inefficaces…Il est bien clair que bon nombre de choses que les patients ont tenté étaient parfaitement logiques et tout à fait efficaces, mais alors elles l’ont été tout de suite.
Ce n’est que lorsque leur redondance, leur répétition sous diverses formes révèle leur insuffisance que la situation apparaît comme bloquée. C’est à ce moment-là qu’une intervention paradoxale va pouvoir éventuellement débloquer la situation.

Les paradoxes sont des défis à nos croyances en la cohérence, la réalité de notre univers.
Au sens commun, le paradoxe est une contradiction, une antinomie. Marcel Proust nous dit: « Les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain ».
En fait, cette définition désigne de faux paradoxes, et celle proposée par Paul Watzlawick a l’avantage de les exclure: « Un paradoxe est une contradiction qui vient au terme d’une déduction correcte à partir de prémisses consistantes. » Pour Paul Watzlawick, le paradoxe constitue le talon d’Achille de notre image logique, analytique et rationnelle du monde.

Les paradoxes pragmatiques sont ceux qui nous intéressent le plus en pratique. Il s’agit de « sois spontané » d’une part, et de la « double contrainte » d’autre part. Ils résultent de confusions de niveaux logiques au sein de la communication humaine.

Pour les illustrer, je vous propose de vous raconter deux cas illustrant le paradoxe du « sois spontané » dans la part pathologique, et la double contrainte dans la part thérapeutique.

Je vais commencer par le cas de Brigitte.
Au fur et à mesure de la description du cas, je suspendrai le récit pour tenter de décoder ce que j’ai pu observer dans un premier temps, puis entrepris dans le cadre de l’intervention thérapeutique.
Je vous donne là le script des trois séances, retranscrites a posteriori, donc un peu condensées; ce sont des séances de thérapie brève brèves, d’une durée de 25 minutes chacune.

Brigitte est fonctionnaire.
Elle m’est adressée par Mme C., assistante sociale de l’entreprise, formée à la thérapie brève.

Première séance
Brigitte vient pour des difficultés de couple : son mari est dépressif, traité. Il travaille comme kiné à l’hôpital. Ils ont deux enfants de 13 et 10 ans, le second porteur d’une maladie intestinale chronique source de soucis récurrents.
Brigitte pense que son gros problème est de ne s’être jamais exprimée, de ne pas s’être imposée. Elle évoque le fait de ne pas être épanouie professionnellement non plus, de se sentir dévalorisée, bref, dit-elle, c’est la crise de la quarantaine, je veux changer. La vie quotidienne est parfois difficile, et surtout ennuyeuse.
Elle pense que son mari a des pulsions homosexuelles refoulées, qu’il n’assume pas sa masculinité; il a un ami qui est souvent à la maison, elle a accepté pour ne pas le perdre; elle le voudrait plus intéressé par elle, qu’il l’aime comme elle le souhaiterait, il est trop froid, elle est fusionnelle. « Je suis fragile, je n’ai pas de racines fortes sur lesquelles m’appuyer. » Lorsqu’elle exprime ses attentes, Brigitte dit qu’elle aimerait surmonter son manque de confiance en elle, être forte pour affronter la réalité et envisager de le quitter.

Si vous voulez bien, nous allons décoder un peu la situation.
Brigitte met son mari dans un paradoxe de type « sois spontané »:
– qu’il s’intéresse naturellement à elle,
– qu’il soit plus chaleureux,
– qu’il mette de côté son attirance pour son ami…

Elle se met elle-même également dans le même type de paradoxe « Je suis fragile et je dois être forte. » Or, être fragile ou forte ne relève pas de la volonté.

C’est l’occasion de revenir sur ce paradoxe le plus répandu dans la communication humaine:
C’est une injonction exigeant un comportement qui, par sa nature même, ne peut être que spontané. Elle met donc dans une position intenable: pour lui obéir, il faudrait être spontané par obéissance, donc sans spontanéité.
Le mari de Brigitte pourra se contraindre à ne plus manifester son attirance pour son ami, mais pas à ne plus la ressentir, or c’est ce que lui demande Brigitte.

Les exemples de mise dans cette situation paradoxale ne manquent pas….
• Dans les relations de couple, ce peut être « Je voudrais que tu me désires », ou ailleurs encore « que tu me domines  »
• Dans les relations parents/enfants « Il faut que tu sois motivé pour travailler » ou une autre que peu de parents doivent renier à mon avis  » Si tu penses de toi-même à te brosser les dents, ce sera la preuve de ta maturité!  »
• Dans la communication de masse, la palme revient au slogan de l’Église de scientologie: « Pensez par vous-mêmes »

On vient donc de voir que l’on peut, dans une relation, s’installer fréquemment dans des paradoxes de type « sois spontané ». On peut également s’y installer tout seul lorsqu’on ne veut pas faire ce qu’on fait… « je ne veux plus être triste… ou qu’on ne fait pas ce qu’on veut « je veux dormir et je vais tout faire pour y arriver… »

En s’efforçant consciemment de provoquer une réaction qui ne peut se produire que spontanément soit on la rend impossible, soit on aboutit à des réactions non désirées. C’est donc la solution mise en œuvre pour résoudre le problème, que ce soit un problème de sommeil, de tristesse ou encore d’érection, qui maintient le problème.
« Vouloir, c’est susciter les paradoxes »
écrit Albert Camus dans Le mythe de Sisyphe.

Revenons à Brigitte. Nous l’avons quittée en fin de première séance, se décrivant comme fragile et attendant d’être forte pour affronter la réalité.

Lors de la deuxième séance
Brigitte est anxieuse, se tortille les mains : elle avait rapidement évoqué lors de notre première entrevue des soucis professionnels, et ils sont aujourd’hui au premier plan : elle se dit angoissée par son travail, ils ont mis en place une nouvelle procédure et un nouveau logiciel qui l’effraie. Elle n’arrive pas à se motiver pour réapprendre. « Tout ça, c’est trop. Je ne supporte plus, je n’en peux plus. » (Elle a une attitude un peu avachie, les épaules et les bras tombants…. au fur et à mesure de son discours).
« Je suis fragile (elle insiste); je suis très angoissée par mon travail. C’est trop difficile, pénible pour moi… j’ai pensé à partir dans le privé…. mais d’un côté j’ai besoin de sécurité …. et de l’autre… le côté administratif me pèse.. »
– Et si rien ne change?
– J’ai peur de ne pas tenir psychologiquement, de faire une dépression, je commence à me réveiller la nuit.

Poursuivons la séance et nous allons aborder les paradoxes thérapeutiques, c’est-à-dire l’utilisation du paradoxe à des fins thérapeutiques, et dans un premier temps, quels sont nos outils.
– Je comprends que ce soit vraiment difficile pour vous de voir évoluer votre environnement et de devoir vous adapter… quand on est si fragile…
– … Elle hoche la tête.

La suite est distillée dans les 10 minutes qui suivent, avec force hochements de tête dubitatifs de ma part :
Cette fragilité vous empêche d’observer comment font les autres pour tenter d’intégrer ce nouveau logiciel… ce serait intéressant… mais manifestement trop difficile pour vous… En gros, ne faites pas ce qui pourrait être intéressant pour vous. Vous me disiez aussi que si vous aviez été forte, vous auriez même envisagé de quitter le secteur public… (là, mon ton est vraiment celui de quelqu’un d’incrédule, genre « attention, malheureuse! »)? Votre fragilité est bien protectrice, et vous évite de vous lancer dans des changements que vous pourriez regretter… Si vous n’aviez pas eu cette fragilité, vous auriez pu évaluer les différentes étapes concrètes d’un changement, faire un arbre décisionnel concernant un passage dans le privé…. mais ça me semble actuellement beaucoup trop difficile pour vous…votre manque de confiance, vos peurs vous protègent semble-t-il…

Disons que ce double discours explicite où je lui demande de ne pas faire ce qui pourrait être intéressant pour elle est une manière soft de s’approcher du paradoxe.
Une manière réellement paradoxale, qui n’a pas été nécessaire chez elle, aurait été de lui dire:  » Vous ne pouvez pas vous adapter, vous m’avez démontré que vous êtes incapable de changer « , ce qui l’aurait conduite à prendre la position inverse, à commencer à envisager elle-même les avantages du changement. Cette manière dure est beaucoup plus puissante, mais peut dans certains cas être difficile à tenir ; lors d’une deuxième séance notamment, alors que la relation n’est pas forcément encore très solide, j’ai préféré une attitude plus souple. J’étais d’ailleurs dans une phase exploratoire du problème et de sa vision du monde. Je crois que les retours non verbaux du patient nous renseignent sur la nécessité d’aller plus ou moins fort.

Dans la « grille » de décodage et d’intervention utilisée en Thérapie Brève se trouvent certaines questions paradoxales qui, en plus des informations qu’elles permettent de recueillir, ont pour objectif de relâcher la tension du patient vers la solution, de le freiner, de l’amener à commencer à lâcher prise par rapport à ses tentatives de solution.
Ces questions peuvent être formulées telles quelles ou encore sous forme de recadrages paradoxaux.

• Quels inconvénients y aurait-il à ce que vous soyez débarrassé de votre problème?
• Quels problèmes aurez-vous à affronter une fois que vous n’aurez plus votre problème?
• Est-il vraiment nécessaire de changer?
• N’y a-t-il pas plus d’inconvénients que d’avantages?
• L’effort que cela va demander en vaut-il vraiment la peine?
• Préférez-vous des remords ou des regrets?

Oscar Wilde: « Il y a juste une plus grande peine que de ne pas avoir ce dont on rêve, c’est de l’avoir obtenu. »

Poursuivons.
– Vous me disiez que vous ne pouvez pas vous faire à ce logiciel; y a-t-il une possibilité de transfert dans un service qui ne l’utilise pas?
– Non, ce n’est pas possible.
– Ah, oui….(Je hoche la tête, bien embêtée….)
Vous me disiez craindre de ne pas tenir psychologiquement. Ce serait quoi? Poursuivre votre arrêt de travail qui pour l’instant vous permet de souffler un peu et de ne pas vous confronter à la réalité?
– Oui…
–Combien de temps cet état de panne… psychologique va-t-il devoir durer?
– Je ne sais pas…
– Prenez votre temps. Vous savez que vous avez déjà trois ans d’arrêt de travail possible…, puis…, je ne sais pas comment fonctionne exactement la protection des agents de l’état…, mais il doit bien y avoir une possibilité de mise en invalidité…

Décodons à nouveau
Dans un contexte où il est acquis que je vais aider Brigitte à aller mieux, Brigitte dit  » Sortez-moi de ma fragilité et de ma dépression » et je réponds « Ne changez pas, la mise en invalidité est une solution envisageable… « Là aussi, il pourrait y avoir une ligne plus dure, du style : « Compte tenu de votre fragilité, je ne vois que la mise en invalidité. »

On voit là que le paradoxe thérapeutique en est un s’il y a un cadre posé, Sinon, il devient une provocation, une agression. Brigitte accepte mon discours envisageant l’invalidité parce que le contrat est clair avec elle : « J’ai bien compris votre souffrance et je vais tout faire pour vous aider « .
La bienveillance et l’empathie sont essentielles à une relation thérapeutique de qualité et à l’utilisation du paradoxe.

Je me suis bien assurée de ma ligne stratégique: aller à contre sens des tentatives de solution, à contre sens des autoroutes du bon sens. Elle me dit « rendez-moi forte », je lui réponds « restez faible ».
Le paradoxe produit le changement car il est à contre-courant des tentatives de solution. Le contexte de la relation thérapeutique rend le message « restez faible » paradoxal et donc thérapeutique.

Lors de la troisième et dernière séance
Brigitte entre d’un pas plus tonique que lors des séances précédentes. Elle est souriante. Elle me dit d’emblée qu’elle a beaucoup réfléchi à un projet éventuel de commerce d’objets d’art. Elle s’est renseignée sur les formations et sur les possibilités d’aide à la création d’entreprise. Elle en a parlé à son syndicat pour envisager les modalités pratiques concernant son statut de fonctionnaire. Elle se sent de plus en plus motivée. Elle a pris chaque tâche l’une après l’autre; elle est plus ouverte par rapport à ses collègues, a pu observer comment elles s’y prenaient avec le logiciel, et petit à petit arrive à avancer.
Ce changement entraîne son mari dans le même sens ; ils ont beaucoup parlé du projet de commerce d’objets d’art, et il envisage de s’associer à elle. Cela les stimule et ils se rapprochent alors qu’ils étaient déphasés dit-elle. Ils se raccrochent à ce changement professionnel, qui peut faire changer le couple. Brigitte dort mieux.
Je poursuis l’intervention paradoxale en la mettant en garde contre le fait d’aller trop vite. J’aurais pu aller plus loin en insistant sur sa fragilité et tous les inconvénients au changement évoqués précédemment, en étant presque choquée qu’elle puisse prendre de tels risques… Elle me dit être confiante et que pour l’instant, elle n’a plus besoin de mes services.

On voit donc que le changement opéré par Brigitte a été poly-contextuel, ce qui est souvent le cas puisqu’on intervient au sein d’un système. En se centrant sur sa problématique professionnelle d’une manière inhabituelle pour elle, Brigitte a lâché prise par rapport à ce qu’elle voulait de son mari et a ainsi modifié sa relation avec lui.

Nous avons évoqué les paradoxes les plus courants qu’ils soient sources de problèmes ou thérapeutiques. Je n’ai pas eu besoin avec Brigitte de lui proposer une tâche paradoxale, c’est-à-dire d’aller jusqu’à la prescription du symptôme. Cet autre outil sera utilisé dans le cas clinique suivant.

Le semblable guérissant le semblable, si on accomplit volontairement un acte qui semble échapper au contrôle, on lui ôte son caractère spontané.
La plus évidente des prescriptions paradoxales est la prescription de symptôme.

Voici un exemple d’intervention concernant les objectifs de réussite scolaire d’un enfant, intervention que l’on peut extrapoler à l’adulte dès lors qu’il y a une pression de réussite et un paradoxe de type « sois spontané ».

Julien a 12 ans et est en 5e ; il m’est amené par ses parents, sur les conseils du professeur principal car il a des résultats scolaires en chute libre depuis plusieurs mois. Alors qu’il était assez bon élève en 6e, il se démotive, baisse les bras, n’apprend plus ses leçons « De toute façon, c’est pas la peine, j’y arriverai pas ». Bien évidemment, profs et parents le stimulent, le punissent de diverses manières, font tout pour que ça change, sans succès.

Décodons un peu : Ce que fait l’entourage de Julien peut se traduire dans le message : « Tu es assez grand pour te rendre compte que tu dois travailler pour avoir de bons résultats ». Comme on l’a vu tout à l’heure, Julien se trouve dans un paradoxe de type « sois spontané ». Plus les parents veulent fort qu’il ait de bonnes notes, moins Julien travaille. Julien a une perte de confiance totale en ses capacités, et l’objectif des adultes lui paraît impossible à atteindre. Il vaut mieux ne rien faire.

Mon idée dans l’intervention qui va suivre se base sur la vision du monde de Julien : à 12 ans, on a tendance à vouloir décider tout seul, tant mieux si c’est en opposition à l’autorité. Julien va devoir reprendre confiance en lui. Pour cela, que sait-il bien faire ? avoir de mauvaises notes. Je vais donc lui proposer un objectif parfaitement réalisable par lui, c’est à dire de faire délibérément ce qu’il fait spontanément, sans vraiment faire exprès.

Voilà le discours que j’ai tenu à Julien :
« Ton entourage te demande des choses bien difficiles… Ce qu’ils attendent de toi ne tient pas compte de ce dont tu as envie, et tu ne sais même pas si tu es capable de te fixer un objectif de résultat précis, quel qu’il soit.
Je crois que dans la vie, on se sent bien quand on atteint ses propres objectifs.
Ce que je te propose, avant de savoir si tu souhaites atteindre des notes élevées parce que tu penses que c’est mieux ainsi, c’est de voir comment tu t’y prends pour avoir 6/20, puis un autre fois 8/20, etc.
Tu vas donc prendre un petit carnet sur lequel, pour chaque devoir, tu vas noter dans une colonne la note pour laquelle tu as envie de travailler (prends bien une note que tu as l’habitude d’avoir), dans une deuxième colonne la note que tu penses obtenir une fois ton devoir rendu, et dans une troisième colonne la note effectivement obtenue. Attention, chaque note ne doit pas différer de plus d’un point des deux autres notes. En effet, Julien doit apprendre à s’évaluer de la manière la plus précise possible, afin qu’il ait le meilleur contrôle sur ses résultats.
Ce n’est que lorsque tu seras véritablement capable de savoir que tu remplis bien tes propres objectifs, que tu pourras, si tu le souhaites, t’intéresser à de meilleures performances.

La séance suivante, Julien revient avec son carnet. La tâche l’a plutôt amusé, d’autant plus que, comme on l’a vu, cela allait à l’encontre de la position de « l’autorité ». Les parents avaient à peu près compris et accepté la nécessité de leur lâcher-prise dans un bref entretien que j’avais eu avec eux. Julien s’est trouvé très soulagé de poursuivre l’objectif d’avoir 8/20. Il a tenu son objectif dans une matière, mais dans une autre, il a dépassé son but avec un 11. Je l’ai bien sûr réprimandé, et demandé d’être plus vigilant à ne pas faire différemment de ce qu’il avait décidé. Petit à petit, au fur et à mesure où il remplissait son contrat point après point, il a augmenté son objectif de note, en toute sécurité.

La prescription de symptôme est la plus spectaculaire des interventions paradoxales, mais aussi la plus risquée parce que la plus difficile à faire accepter par le patient, ou par son entourage, en l’occurrence. Elle place le patient dans une double contrainte thérapeutique, c’est à dire une situation dans laquelle, quel que soit son comportement, il est gagnant (contrairement à la double contrainte pathologique dans laquelle on a faux à tous les coups).
Si Julien se conforme à la prescription de n’avoir que 8 sur 20 à son devoir d’histoire car il en a décidé ainsi, il est gagnant par rapport à son symptôme de mauvais résultats involontaires, puisqu’il arrive à les contrôler. Il fait ce qu’il décide, il peut reprendre confiance en lui. S’il ne se conforme pas à la prescription, il est gagnant parce qu’il améliore ses résultats, et de ce fait va reprendre confiance en ses capacités.
Il faut souligner l’importance de freiner le changement, de rester dubitatif. C’est grâce à cela que Julien peut renforcer le changement en cours.

Alors que le changement a eu lieu, il arrive que le patient ait le sentiment de croiser les doigts, la crainte que ça « ne tienne pas », ne pensant pas être en contrôle de ce qui s’est fait. Une bonne chose est alors de lui demander comment il s’y prendrait pour rechuter et parfois même, de lui demander de tout faire pour rechuter. Soit il n’y parvient pas, soit il désobéit, ce qui confirme son autonomie.

Après avoir vu les outils, voyons de quelle manière nous pouvons utiliser le paradoxe dans notre positionnement par rapport au patient.

Il y a des moments, où toutes les stratégies théoriquement les plus fines ont été mises en œuvre pour aider notre patient, et où il faut bien se rendre à l’évidence de notre échec… Et le désespoir du thérapeute… n’est pas toujours entièrement stratégique d’ailleurs! Et c’est effectivement lorsque nous lâchons enfin prise, que nous acceptons de ne pas sauver le patient malgré lui, que nous relâchons les tensions, qu’enfin nous lui permettons de se sauver lui-même.
J’ai eu plusieurs patients que mon désespoir a mobilisés; l’une parce qu’elle m’a dit ensuite avoir eu peur « que je la vire » selon ses termes…
J’ai en tête une autre femme dont le discours était « Aidez-moi, mais vous n’arriverez à rien » et donc mon attitude a été de dire » Je pense que la situation ne peut guère s’améliorer « verbalement et non verbalement d’ailleurs, car elle a quitté mon bureau en me tapant sur l’épaule: « Vous allez voir, Docteur, ça va aller mieux »… et elle me l’a confirmé la séance suivante!

Dans ces cas, le thérapeute cherche les preuves tendant à prédire son propre échec, etc. et soit le patient abandonne son jeu et se met à agir dans le sens d’un changement, fait les tâches proposées, etc., soit il poursuit son jeu de « Je vais vous montrer que vous avez tort » en battant l’expert, et donc en allant mieux contre l’avis du thérapeute.

Conclusion
On vient de voir combien le paradoxe est fondamental dans notre pratique. On le trouve à la fois dans la problématique des patients, au sein des outils que nous utilisons, et aussi dans une intention plus globale, dans le regard du thérapeute posé sur l’autre.

L’idée de paradoxe dans l’attitude face au patient me rappelle François Roustang, entendu au mois de juin à Sanary. Il évoque la position du thérapeute, l’exprimant en jouant avec le paradoxe.
Je cite :
« Les créateurs trouvent car ils ne cherchent plus. Chaque matin, Picasso se levait avec la certitude qu’il avait peint la veille sa dernière toile. Le thérapeute qui reçoit un patient n’est là que pour le visiteur, il n’a jamais reçu personne d’autre, celui-ci est le premier, il a tout oublié. Aujourd’hui est un premier jour, c’est le premier client. Le thérapeute ne s’appuie ni sur son savoir ni sur ses compétences. Il faut apprendre jusqu’au stade où on désapprend. »

© M. Guillot/Paradoxes

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