Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la cinquième journée de Rencontre de Paradoxes, 14 octobre 2006
Mathieu Maurice, consultant

Résumé: Le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein (1889-1951) compte parmi les plus cités dans l’œuvre des Pères de l’école de Palo Alto. De Bateson à Watzlawick, les multiples références donnent à penser qu’il existe une parenté entre son travail et l’approche de la thérapie systémique brève.
Les emprunts de l’Ecole de Palo Alto à Wittgenstein sont-ils légitimes ? Dans quelle mesure sont-ils fidèles à ce philosophe qui a consacré une grande partie de son travail à décrire les liens entre philosophie et psychologie. Si, comme il l’écrit « le philosophe traite une question comme on traite une maladie », que peuvent apporter au praticien la philosophie et la méthodologie philosophique (« En philosophie, il n’y a pas une méthode, mais bien des méthodes, comme autant de thérapies différentes »).

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Mathieu Maurice 2006 © Paradoxes

Mathieu Maurice 2006 © Paradoxes

Lorsque j’ai proposé à Irène Bouaziz d’intervenir sur les parentés entre la philosophie de Ludwig Wittgenstein et l’Ecole de Palo Alto, j’ignorais totalement où cela me mènerait. Certes, au premier abord, Wittgenstein est très souvent cité par les Pères de l’Ecole, en particulier par Paul Watzlawick, mais un recensement des occurrences a rapidement cassé mon enthousiasme : seule une vingtaine de citations, toujours les mêmes, souvent utilisées à contre sens parsèment les ouvrages de référence. Après analyse de ces citations, il me semble même aujourd’hui que Paul Watzlawick détourne parfois les réflexions de Wittgenstein dans ses livres. Il serait certainement intéressant, dans une démarche d’érudition, de recenser et de discuter chacune de ces occurrences. D’un point de vue philosophique, il serait certainement passionnant de proposer une critique wittgensteinienne de l’apparat théorique créé par Watzlawick. Ce n’est pas le parti que j’ai pris ici. Ma déception provisoire m’a ouvert les yeux sur une autre parenté, bien plus profonde, je crois, entre les deux approches. Peut-être l’affinité Wittgenstein/Palo Alto ne se situe-t-elle pas au niveau du contenu, de la théorie, mais à un autre niveau. C’est ce que je vous propose d’explorer : la connivence dans la posture et dans la méthode entre les deux approches.

Méthode et posture du philosophe

1- Le refus de théoriser

« Quoi que l’on me dise qui soit théorie, je dirai : non, non, cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas, elle ne serait jamais ce après quoi je cherche. » (Conversations recueillies par Frédéric Waisman) Ce qui me frappe le plus quand j’essaie de lire Wittgenstein (d’ailleurs un peu comme quand je lis Bateson), c’est un mélange d’excitation et de frustration théorique. Où veut-il en venir ? Il est perturbant de ne pas pouvoir le rattacher à une école de pensée, à un courant, à quoi que ce soit de connu. Il ne fonde aucun savoir définitif. Il n’élabore aucun modèle. Wittgenstein fait de la philosophie, sans jamais citer les philosophes et en partant des choses les plus simples : « Je ne fais jamais qu’attirer l’attention de l’autre sur ce qu’il fait véritablement et je m’abstient de toute affirmation ». « Les faits à décrire sont les plus ordinaires, ceux que nous avons sous les yeux en permanence. »

Chez Wittgenstein, le refus de théoriser tient à une distinction fondamentale entre Décrire et Expliquer. Cette distinction, est, je crois, aussi éclairante pour le philosophe que pour le thérapeute. Décrire, c’est rendre compte tout simplement des faits, des usages, à la manière d’un anthropologue. Expliquer, c’est faire entrer la causalité, comme en science où l’on cherche des explications et des justifications aux phénomènes. L’explication est normale en science où les phénomènes s’expliquent par des hypothèses causales et des inférences hypothético-déductives à partir de lois et de conditions initiales. Or les sciences exercent sur nous une telle fascination que nous voudrions bien pouvoir transposer leurs méthodes dans d’autres domaines de la vie. Wittgenstein écrit « Nous sommes si fascinés par la méthode de la science que nous sommes irrésistiblement tentés de poser et de résoudre des questions de la manière dont la science le fait… Je veux dire ici que cela ne peut jamais être notre tâche de réduire quoi que ce soit à quoi que ce soit, ou d’expliquer quoi que ce soit. La philosophie est réellement purement descriptive. » L’explication est dévastatrice en philosophie, comme dans une approche thérapeutique, dans la mesure où elle crée de nouveaux problèmes en plus des problèmes qu’elle entend résoudre.

Pour illustrer son approche, Wittgenstein écrit « Nous rencontrons ici un phénomène curieux et caractéristique des études philosophiques. La difficulté n’est pas, pour ainsi dire, de trouver la solution, mais de reconnaître la solution dans ce qui a l’air d’en être seulement la prémisse. Cette difficulté tient je crois à ce que nous attendons à tort une explication alors qu’une description constitue la solution de la difficulté, pour peu que nous lui donnions sa juste place, que nous nous arrêtions à elle, sans chercher à la dépasser. C’est cela qui est difficile, s’arrêter ! » Zettel

2- Poser les problèmes au bon niveau

À aucun moment de sa vie, Wittgenstein n’a pris parti dans les débats philosophiques. Prendre parti n’avait pour lui, à strictement parler, aucun sens : tant que nous demeurons prisonniers de tiraillements, de tensions, de propos contradictoires, c’est, selon lui, que nous n’avons pas encore posé le problème à un niveau satisfaisant. Un problème bien posé est un problème résolu… La philosophie de Wittgenstein a cela d’exigent qu’elle force à poser le problème toujours plus profondément. Mais ce qu’il y a de plus profond est souvent aussi ce que nous avons sous les yeux.
Prenons un exemple : pour notre philosophe, il est totalement insensé de prendre parti pour ou contre l’existence de l’inconscient, ou bien de choisir son camp entre des approches psychologiques mentalistes, cognitivistes ou béhavioristes. Prendre parti n’a pas plus de sens que de tomber dans un relativisme de bon aloi selon lequel toutes ces approches comporteraient « une part de vrai ». Le problème pour Wittgenstein n’est pas de se prononcer pour leur fausseté ou leur véracité totale ou partielle. Le problème est déjà, bien en amont, de s’interroger sur l’intelligibilité de ces approches et sur leurs présupposés communs. Les approches contradictoires reposent souvent sur des paradigmes communs.
Lorsque Wittgenstein étudie le thème de la liberté, son approche est à rebours de la plupart des théories. Pour certains philosophes, la question de la liberté est la question de la cause de nos actions : si elles sont causées par l’extérieur ou par des conditionnements, nous ne sommes pas libres ; si elles sont causées par la volonté, nous sommes libres. Wittgenstein refuse de choisir et s’interroge : quel sens cela a-t-il de parler de causes pour nos actions ? Sa réflexion part des situations les plus simples : comment un enfant apprend-il qu’il fait quelque chose volontairement ? Comment apprenons-nous à manier le champ lexical de la liberté ? Dans quels contextes l’utilisons-nous ?
Pour lui, le philosophe n’a pas pour mission de trancher les questions mais d’élucider les concepts et de poser les problèmes à un niveau tel qu’ils ne se posent plus. Pour reprendre notre exemple, il ne s’agit pas de savoir ce qui cause nos actions mais si le concept de causalité est adapté pour décrire ce qui se passe quand nous agissons.

Il me semble que cette exigence wittgensteinienne de poser les problèmes à un niveau satisfaisant se transpose facilement à la thérapie : entre la plainte exprimée par le patient et le problème construit dans l’échange thérapeutique, les reformulations et les recadrages permettent de se frayer un chemin entre les contradictions exprimées. Cela signifie aussi qu’il y a des façon de poser un problème qui risquent fort de le renforcer, voire de le rendre totalement insoluble.

3- Elucider les concepts, se faire une représentation synoptique

Face à un problème philosophique, l’approche de Wittgenstein ressemble à l’approche du thérapeute par un autre trait : Wittgenstein cherche à décrire, élucider les concepts en construisant une sorte de carte du problème, de représentation synoptique. Pour cela, il suit une règle de conduite simple dans l’intention, mais exigeante dans la réalisation : s’en tenir à la surface, questionner l’utilisation des concepts sans chercher à expliquer. La représentation synoptique sert de référence pour repérer facilement ce qui fait sens et ce qui est inintelligible dans un raisonnement ou un discours.
Il écrit : «Pourquoi la philosophie est-elle aussi compliquée? Elle devrait pourtant être tout à fait simple. La philosophie défait dans notre pensée les noeuds que nous y avons introduits de façon insensée; mais c’est pour cela qu’il lui faut accomplir des mouvements aussi compliqués que le sont ces noeuds. La complexité de la philosophie n’est pas celle de sa matière mais celle des méandres de notre pensée.» Elaborer une carte du problème, construire une représentation synoptique n’est pas difficile en soi, mais du fait de la confusion introduite par le langage dans notre façon de concevoir le monde et d’interpréter les événements. La métaphore du nœud a un intérêt principal : elle met l’accent sur le fait qu’il n’y a rien à chercher derrière le nœud qui nous est présenté. Les faits sont là et demandent simplement à être ré agencés, remaniés, réorganisés. Ils prennent alors un sens nouveau dans un contexte plus large.

Pour construire une représentation synoptique, en philosophie, Wittgenstein propose de revenir au langage : les mots, les usages et les jeux de langage, les formes de vie dans lesquelles ces jeux de langage prennent leur sens. En clarifiant ces mots, ces usages, ces jeux de langage, il en arrive à dissoudre les problèmes, souvent dus au fait que nous isolons une situation ou une problématique de son contexte global, de la vie dans laquelle il prend sa place. Le concept de représentation synoptique peut dès lors se comprendre à plusieurs niveaux et de différentes façons : au sens strict, il s’agit de la matrice grammaticale et logique à partir de laquelle nos énoncés prennent sens ou non. Dans un sens plus souple, il s’agit de ce à partir de quoi nos façons de penser trouvent leur sens.

Visée de la philosophie

1- Lutter contre l’ensorcellement du monde par le langage

Dans sa philosophie, Wittgenstein accorde une importance primordiale au langage. Pour lui, l’usage que nous faisons des mots, de la grammaire et des jeux de langage nous ensorcelle et nous piège. Nos manières de penser habituelles nous amènent à donner un semblant d’intelligibilité à de simples non sens qui s’évanouissent d’eux-mêmes dès lors que nous les confrontons aux faits et aux descriptions les plus simples. Les problèmes philosophiques viennent des nœuds que fait notre langage.
Pourquoi accorder une telle importance au langage ? C’est que, pour Wittgenstein comme pour toute une partie de la tradition philosophique, nous sommes des êtres de langage. La façon dont nous nous posons les problèmes a une influence décisive sur leur résolution : « Les problèmes qui surviennent lorsque nous mésinterprétons les formes de notre langage ont le caractère de la profondeur. Ce sont des inquiétudes profondes ; leurs racines sont aussi profondes que les formes de notre langage et leur signification a autant d’importance que notre langage ».
En philosophie, nous sommes en permanence trompés par des équivoques grammaticales qui masquent des différences de logique profondes. Nous finissons par poser des questions qui se mettent à ne plus avoir de sens. Le langage nous entraîne dans sa folie. Wittgenstein nous propose une thérapie à cette folie. C’est pourquoi sa philosophie consiste à décrire l’usage des mots : il décrit les jeux de langage, c’est-à-dire les pratiques, les activités, les actions et les réactions propres aux contextes caractéristiques dont fait partie l’usage canonique d’un mot. Cela lui permet de relever les formes de langage qui prennent sens et celles qui s’avèrent disparaître d’elles-mêmes comme de simples non-sens. Cela implique un champ d’exploration large : un mot prend sens dans un jeu de langage qui s’inscrit lui-même dans une forme de vie. Les mots ne trouvent leur sens que dans le contexte de leur usage et dans leur lien les uns avec les autres.
Prenons par exemple le mot « impossible ». Un seul mot désigne des réalités totalement différentes. Dans l’énoncé « il est impossible de traverser l’atlantique à la nage en apnée », il désigne une impossibilité physique. Dans l’énoncé « il est impossible de roquer aux dames », il désigne une impossibilité liée au sens et à l’intelligibilité des concepts ; on ne peut pas plus roquer aux dames qu’on ne peut faire un service gagnant au rugby (on ne peut roquer qu’aux échecs et on ne peut faire un service gagnant qu’au tennis). Ces concepts sont liés à un contexte plus large de conventions liées à des jeux. Dans l’énoncé « tu ne peux pas traverser quand le feu est au vert », l’impossibilité est encore d’un autre type. Les confusions liées à l’usage des mots et à leurs contextes ont des répercussions importantes : ce sont elles qui créent les problèmes philosophiques, les entretiennent, voire en font des nœuds inextricables. Nous croyons comprendre des non-sens… Or un non-sens a beau être au fond inintelligible, il n’en demeure pas moins qu’il crée un problème et que ce problème est réellement problématique pour celui qui se le pose.
La tâche du philosophe est donc de dissiper les confusions conceptuelles, de clarifier la structure des énoncés. Dès lors, il n’y a aucune innovation possible en philosophie (comme peut-être dans les thérapies non chimiques) : tout a déjà été dit. Le philosophe, artisan méticuleux a pour mission de dénouer, clarifier, élucider des concepts emmêlés.

2- Faire disparaître les problèmes philosophiques

Enfin, dernière visée du travail philosophique : le philosophe a pour finalité de faire disparaître l’objet de son étude. Résoudre équivaut à dissoudre. Cela rend la philosophie plus proche de la thérapie que des sciences humaines telles qu’on les conçoit habituellement. Pour le philosophe, la tâche est achevée lorsque le problème philosophique a disparu. Cette finalité a plus les traits d’une quête que d’un objectif concret atteignable : en effet, le langage joue des tours et en ce domaine, rien n’est jamais acquis. La tentation en la matière est de remplacer les concepts usagés et de les remplacer sans rien élucider : c’est ainsi que les structures conceptuelles qui interviennent lorsque l’on parle de l’esprit ou du cerveau sont souvent les mêmes, signes que remplacer le matériel par l’immatériel ou inversement ne change rien à la compréhension du problème.

Vous l’aurez compris, les questions philosophiques ne sont pas tant en quête de réponses que de sens pour Wittgenstein. Face à une question, le philosophe s’interroge sur le sens de la question et de ses termes : ce que nous disons a-t-il un sens ? Ou bien sommes-nous piégés par le langage qui nous ensorcelle et nous emmène dans ses jeux ? La philosophie de Wittgenstein est donc une cure, une thérapie contre les maladies de l’intellect. Les problèmes philosophiques sont des symptômes de nœuds conceptuels liés au langage. Il faut donc les dénouer pour faire disparaître le problème, tout comme guérir une maladie consiste à la faire disparaître et à ramener le patient à la santé. « La philosophie revient à révéler de purs et simples non sens et à faire apparaître les bosses que l’entendement s’est faites en se tapant la tête contre les limites du langage. Ces bosses nous font voir la valeur de cette découverte ». Il ne s’agit pas d’être innovant pour le philosophe mais de creuser en deçà des oppositions et des paradoxes pour clarifier la structure conceptuelle qui nous égare. Les problèmes se résolvent alors non pas en donnant de nouvelles informations, mais « en arrangeant différemment ce que nous avons toujours su ».

En conclusion, il me semble que Ludwig Wittgenstein nous enseigne une posture et une méthode. Son exigence m’apparaît aussi salutaire en philosophie que dans le cadre de la thérapie systémique. Elle s’exprime dans l’une de ses maximes : « Arrête de penser, regarde plutôt ». Notre erreur est trop souvent de chercher des explications là où nous devrions voir des faits en tant que phénomènes premiers. L’essentiel n’est pas caché dans des explications ou des théories très sophistiquées mais il se donne à nous dans les choses les plus simples. Il suffit pour cela de poser les problèmes à un niveau adapté (le niveau auquel ils ne se posent plus) et de procéder face à eux comme face à des nœuds : non pas en s’interrogeant sur le pourquoi du nœud, mais plutôt sur les mouvements, les simples gestes qui vont lui rendre sa souplesse. « Quel est ton but en philosophie ? » questionne Wittgenstein ; et il répond lui-même « Montrer à la mouche comment se sortir du piège à mouche. »
Dans son dernier ouvrage, Savoir attendre pour que la vie change, François Roustang cite les Carnets secrets de Wittgenstein. Je lui laisse le mot de la fin : « Lorsqu’on se heurte à un problème, il faut cesser d’y réfléchir davantage sans quoi on ne peut s’en dépêtrer ; il faut plutôt commencer à penser là où on parvient à s’asseoir confortablement. Il ne faut surtout pas insister ! Les problèmes difficiles doivent tous se résoudre d’eux-mêmes devant nos yeux. »

© M. Maurice/Paradoxes

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