Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la dixième journée de Rencontre de Paradoxes, 15 octobre 2011
Katharina Anger, PhD and Barbara Anger-Diaz, PhD
Traduction: Pascal Jacquelin
La version originale en anglais: To separate or not: the art of working with couples

Quand la thérapie familiale et la thérapie de couple sont apparues à la fin des années 50 et dans les années 60, la psychothérapie a opéré, du moins dans notre domaine, un glissement vers la pensée systémique. En s’intéressant non plus à l’exploration intrapsychique des problèmes mais à la manière dont ils s’inscrivent dans un système et à la façon de les transformer au niveau interactionnel, ce type de psychothérapie à connu une véritable révolution dans son approche de l’apparition des problèmes, du rôle du thérapeute, et dans son propre fonctionnement. Dans l’ensemble, la méthode qui en est ressortie se fondait sur la croyance que tous les membres d’un système, que ce soient la famille, parents et enfants, ou le couple, devaient être rencontrés en même temps. Partant de l’idée que les problèmes étaient systémiques par nature, les thérapeutes se sont efforcés de réunir, avant même de commencer à travailler sur les problèmes, tous les membres du système qui leur semblaient essentiels à la résolution de ces problèmes. Bien sûr, il arrivait parfois que tous les membres ne soient pas en mesure d’assister aux séances, notamment parce qu’ils ne trouvaient pas d’intérêt à la thérapie, parce qu’ils ne croyaient pas en son utilité, parce que leurs emplois du temps n’étaient pas compatibles ou parce qu’ils vivaient trop loin, etc., et les thérapeutes pouvaient soit renoncer à ce type de thérapie soit travailler avec les personnes disponibles. Encore aujourd’hui, de nombreux thérapeutes de couple refusent d’assurer les séances si les deux partenaires ne sont pas présents.
En 1983, John Weakland a écrit sur le sujet un article important qui définit essentiellement deux éléments intéressants pour nous, ici : tout d’abord, le fait que la thérapie systémique interactionnelle puisse être pratiquée avec une seule personne, ensuite le fait qu’il y ait des avantages à séparer les couples et les membres d’une famille.

Pour être plus précis :

1) La thérapie interactionnelle (systémique) peut parfaitement continuer à être pratiquée, même si un seul des membres de l’interaction ou du système est présent ; en effet, selon la théorie des systèmes, un changement affectant un membre du système affecte l’ensemble du système.
Pour citer John: « il devrait être possible d’influencer indirectement le comportement de n’importe quel membre d’un système donné en influençant le comportement d’un autre membre… » et « plus on prend le concept d’interaction au sérieux, moins des questions telles que (…) le nombre de personnes vues en même temps sont déterminantes pour le traitement. »

L’argument peut-être le plus important avancé par John pour l’abandon de son point de vue préalable privilégiant la thérapie familiale conjointe (point de vue élaboré avec Don D Jackson dans les années 60) est celui apporté par la découverte faite au Centre de thérapie brève : ce qui fait perdurer un problème – qu’elle qu’en soit la cause – ce sont les solutions interactionnelles comportementales que le client continue de mettre en œuvre en dépit de leur inefficacité. Si l’on ajoute à cela la pratique de la thérapie brève qui consiste à accepter le problème présenté par le client sans le discuter, il n’est il n’est alors plus  nécessaire que le thérapeute observe les interactions d’une famille pour discerner la nature du problème.

En outre,

2) Il y a des avantages à séparer les familles et les couples dans de nombreux cas, notamment quand conflits et querelles rendent la thérapie très difficile. Ou par exemple, quand la thérapie n’avance pas parce qu’un ou plusieurs membres d’un système donné ne trouve pas d’intérêt à la thérapie. Sachant que la gestion du temps joue un rôle majeur dans la réussite d’une thérapie, on comprend facilement les limites qu’impose le fait de devoir réunir les membres volontaires aussi bien que les membres récalcitrants. En outre, en rencontrant un client seul, le thérapeute est plus à même de comprendre parfaitement le positionnement de ce client.
John a donc à la fois fourni la logique qui sous-tend l’idée que la thérapie systémique n’a pas besoin d’être abandonnée simplement parce qu’il est plus facile de travailler avec certains des membres d’un système, et il a apporté un argument de poids pour justifier, dans certains cas,  l’avantage qu’il y a à recevoir séparément les couples ou les membres d’une famille.
Il nous apparaît que l’apport majeur de John dans cet article  est qu’il a ouvert la thérapie de couple et la thérapie familiale à de nouvelles possibilités : avec la flexibilité de pouvoir travailler même quand tous les membres ne sont pas présents, en offrant une plus grande efficacité en permettant de travailler avec les membres du système les plus motivés, voire les plus influents (par exemple, les parents), et enfin grâce à la possibilité pour les thérapeutes de choisir avec qui ils souhaitent travailler à un moment donné.
Dans l’optique de cette stratégie, l’équipe du Centre de thérapie brève a généralement choisi de séparer les couples, en décidant la plupart du temps de travailler avec le partenaire jugé le plus motivé, celui qui constituait le « client » véritable. ils ont pu ainsi prouver l’efficacité d’un travail systémique avec un seul individu. La « séparation » des partenaires est devenue une option tout à fait envisageable.
Dans notre propre travail avec les couples (et dans la formation et supervision de personnes travaillant avec des couples), nous sommes, en tant que membres de la nouvelle génération, si l’on peut dire, en mesure de dresser un bilan et de comparer l’ensemble des options : quand peut-il être préférable de « séparer » un couple ? Quand une combinaison de modalités serait-elle le plus utile ? Et enfin, quel serait l’avantage de réunir les deux partenaires dans nos séances ?
Bien entendu, si l’on ne peut voir qu’un seul des partenaires (parce que l’autre refuse ou que son emploi du temps ne lui permet pas de venir), alors nous ne travaillons qu’avec ce seul partenaire. Mais si les deux sont disponibles, alors des choix s’offrent à nous.

Voici ce que nous prenons en compte pour opérer nos choix :

Même si nous rencontrons les deux partenaires en même temps, nous essayons de les voir séparément au moins une fois :
L’objectif est de donner à chaque client l’occasion de fournir au thérapeute des informations qui ne seraient pas spontanément révélées en présence du partenaire, par exemple, le fait que le client ne veuille plus de la relation, à laquelle il souhaite mettre un terme, mais qu’il a du mal à le dire. Ne pas connaître ce genre d’information ne peut que ralentir ou compromettre la thérapie. Il est donc possible de voir des partenaires séparément au moins une fois même si l’on envisage de les voir surtout ensemble.

À moins que…
…vous ne puissiez pas les séparer. J’ai travaillé avec un couple juif orthodoxe dont le mari pensait que tout ce que sa femme pouvait dire devait être dit devant lui, et qu’elle n’avait donc rien à lui cacher.
Un autre exemple : je travaillais en thérapie individuelle avec une femme qui me disait que les deux dernières tentatives de thérapie de couple avaient échoué parce que le thérapeute les avaient reçus séparément. Dans les deux cas, l’époux supposait que le thérapeute avait été « monté » contre lui par ce que sa femme avait dit de lui en séance individuelle, et toutes les tentatives pour le rassurer à ce sujet avaient échoué. Dans ce cas, afin d’éviter un autre échec, j’ai travaillé avec la femme pour qu’elle dise au nouveau thérapeute de couple qu’il n’y avait rien qu’elle ne puisse dire en présence de son mari.

Séparer
pour que le thérapeute puisse entendre et comprendre la position de chacun de ces clients.

À moins que….
… il ne soit utile pour chacun des partenaires d’entendre ce que l’autre pense.
La question circulaire de Paul qui consiste à demander à chaque personne de décrire le problème du point de vue de l’autre :  » Madame, pourriez-vous me présenter le problème du point de vue de votre mari ? Et vous monsieur, pourriez-vous me dire ce qu’est le problème, selon votre femme ? ”
Cette technique permet aux couples d’être moins rigides en se mettant à la place de l’autre. Et les clients sont souvent étonnés de constater que leur partenaire les a écoutés.

Séparer
pour donner à une personne timide l’occasion de s’exprimer, notamment si son partenaire est plus éloquent ou plus affirmé.

À moins…
… qu’il soit dans l’intérêt de cette personne qu’on l’aide à s’exprimer en présence de son partenaire. Un thérapeute ayant utilement fait observer que le partenaire le plus éloquent semble faire tout le travail, offrira la possibilité à l’autre personne d’offrir son aide en parlant en son propre nom.

Séparer
pour effectuer un recadrage avec un partenaire qui vise à rendre moins heurtant le comportement de l’autre partenaire, recadrage qui serait peu flatteur pour ce dernier s’il l’entendait.  Par exemple, un recadrage présentant le comportement agressif comme un « signe d’insécurité » ou les éclats de colère fréquents comme une « difficulté à faire face ».

À moins que….
… les deux partenaires puissent effectuer eux-mêmes un recadrage ou donner au comportement une connotation positive qui soit utile pour chacun d’eux, par exemple en redéfinissant le comportement dominateur du mari comme une volonté de « protéger » sa femme (même si cette dernière n’a pas besoin de protection).

Séparer
pour effectuer une intervention qui crée une surprise pour l’autre et qui sera par conséquent moins susceptible d’être rejetée.  Par exemple, il a été demandé à un mari de rentrer chez lui en portant un nez de clown ; il s’agissait de casser la routine qui l’amenait, dès qu’il rentrait, à passer en revue les difficultés de sa journée.

À moins que…
… vous souhaitiez amener un couple à partager la responsabilité du changement. Par exemple, en demandant à une femme comment son partenaire peut l’aider à faire quelque chose, ou en demandant au partenaire : « quand vous oublierez ce que vous venez de vous engager à faire, puisqu’on à tous la mémoire défaillante à un moment ou à un autre, comment souhaiteriez-vous que votre partenaire vous le rappelle ? »  Il y a ainsi partage de la responsabilité du changement même si un seul partenaire doit apparemment changer.

Séparer
si une séance avec les deux partenaires est trop intense, les deux partenaires ne s’écoutant pas ou se querellant sans cesse ou encore se montrant allergiques à tout ce que dit l’autre.

À moins que…
… les partenaires ne soient plus très proches: le genre de couple où les partenaires vivent chacun à un bout de l’appartement, ne se querellent que très rarement de manière ouverte et ne se retrouvent presque jamais dans une même pièce. Dans ce cas, les rencontrer ensemble et les faire se parler est à 180° de ce qu’ils ont l’habitude de faire.

Séparer
dans une situation conflictuelle où chacun adopte une position si rigide qu’il n’est plus en mesure de négocier. On pourra les séparer pour leur apprendre à négocier un changement gagnant-gagnant.

À moins que…
… les partenaires ne soient de piètres négociateurs et retombent vite dans leurs postures initiales.
J’ai aidé une fois un couple en conflit à propos de la boisson, un partenaire affirmant que l’autre était alcoolique et le buveur refusant de changer son comportement parce qu’il ne voulait pas admettre qu’il avait un problème de boisson. Dans ce cas, la situation a été résolue en encourageant l’un à demander à l’autre d’arrêter de boire, pour lui faire une faveur, arguant qu’il n’aimait pas les effets que la boisson produisait. Le buveur a été parfaitement disposé à rendre se service et ne plus boire en présence de l’autre (tout en se réservant le droit de boire quand l’autre était en déplacement).

Au Centre de thérapie brève, ils travaillaient souvent avec la même personne, le « client », tout au long de la thérapie, ce qui la rendait plus facile à raconter puisqu’il n’était pas nécessaire d’expliquer le va-et-vient inhérent à un travail avec les deux partenaires.
Et c’est ainsi que nous continuons de former les thérapeutes.  Mais si vous avez de l’expérience, ou que vous êtes à l’aise avec le va-et-vient du travail avec les couples, la question de savoir qui est le « client » devient discutable. Il est plus important de définir le plan stratégique.

Quelle est l’étape suivante ?
Cherchons-nous à mieux comprendre la position de la personne ?
Souhaitons-nous aider le couple à négocier quelque chose?
Voulons-nous amener la personne à changer son attitude ou son positionnement vis-à-vis de l’autre ?
Voulons-nous leur permettre de s’aider mutuellement à générer un changement ?

Enfin, en travaillant l’un avec l’autre, nos clients peuvent trouver un « terrain d’entente ». Pour citer Maturana & Varela (1987/1992), la communication est la co-construction du monde.  En rencontrant nos clients en même temps, nous pouvons leur offrir la possibilité de reconstruire ensemble certains aspects de leur monde, et avec notre aide, peut-être, de le reconstruire sur un nouveau mode.

Bibliographie

Maturana, H. R. & Varela, F. J. (1992). The Tree of Knowledge: The Biological Roots of Human Understanding.  R. Paolucci, Trans.).  Boston & London: Shambhala.  (première édition 1987)

Weakland, J. H. (1983) “Family Therapy” with Individuals, Journal of Strategic and Systemic Therapies, 2(4), 1-9.

Barbara Anger-Diaz et Katharina Anger © Paradoxes

Pour citer cet article : Barbara Anger-Diaz et Katharina Anger, Séparer ou ne pas séparer :  l’art de travailler avec les couples. 2011. www.paradoxes.asso.fr/2011/10/separer-ou-ne-pas-separer-lart-de-travailler-avec-les-couples/

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