Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XIVème journée de Rencontre de Paradoxes, le 17 octobre 2015
Irène BOUAZIZ et Chantal GAUDIN, psychiatres, Pierre-Jacques BARTHE, coach

Adopter un regard systémique sur les situations dans lesquelles on nous demande d’intervenir signifie décoder les messages échangés. En nous intéressant plus précisément à la dimension ordre (l’injonction) des messages et au contexte dans lequel les échanges ont lieu, la complexité des situations se trouve réduite et le système pertinent se dessine plus clairement.
A partir d’exemples de situations individuelles et collectives, de thérapie comme de coaching, nous illustrerons l’utilité de la « formule » du décodage systémique : QDAQQ QRO DQC (Qui Demande A Qui Quoi ? Quelle Réponse Obtient-il ? Dans Quel Contexte ?).

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Elle voit des boucles partout ! (Irène BOUAZIZ)

Le modèle de résolution de problème de Palo Alto, que nous appelons Intervention Systémique Paradoxale, est très simple à comprendre dans ses principes et très difficile à mettre en pratique.
Comme nous diffusons cette approche auprès des professionnels, nous cherchons en permanence à la rendre plus accessible. Depuis quelques années nous avons introduit dans notre enseignement une série de questions que les intervenants doivent se poser. Ces questions se révèlent très utiles pour comprendre rapidement les situations complexes en identifiant le système pertinent pour l’intervention et le sens de celle-ci.Nous avons en fait modifié la question: « qui fait quoi à qui dans quel contexte ? » pour mettre l’accent sur ce qui nous intéresse dans une vision systémique : les messages échangés. La formule devient ainsi : « Qui Demande A Qui Quoi ? Dans Quel Contexte ? Quelle Réponse Obtient-il ? ».

Notre exposé à 3 voix débutera par une présentation rapide des fondements théoriques systémiques, et plus précisément cybernétiques, sur lesquels repose notre façon de décoder les situations et les interventions qui découlent de ce décodage. Cela constituera pour certains d’entre vous un rappel très simplifié et pour d’autres quelques repères sans doute trop sommaires.
La deuxième partie décrira une situation traitée dans un contexte de coaching professionnel, et la troisième partie, deux situations d’une consultation de psychiatrie. Nous illustrerons nos propos par des schémas qui constituent, particulièrement dans une approche systémique, de précieux assistants de visualisation. Cependant, ces schémas ont parfois l’inconvénient de figer la représentation en nous faisant oublier qu’elle n’est valable qu’à un instant donné et qu’elle est susceptible de changer à tout moment, particulièrement sous l’effet de nos interventions au cours d’une séance.

J’avais l’intention de débuter la première partie de cette intervention par une interrogation : « vous avez dit « systémique »  ? … Mais c’est déjà le titre d’un éditorial de Jean-Louis Le Moigne dans une lettre du réseau intelligence de la complexité.
Heureusement que j’ai, comme on le fait de nos jours pour tout, googelisé la phrase et que j’ai trouvé ce texte, parce que j’étais sur le point de faire comme son auteur : dénoncer les approximations, contre sens et errements divers qui font utiliser le concept de systémique à tort et à travers… J’ai failli oublier qu’à un niveau logique supérieur j’ai choisi d’adopter une vision du monde constructiviste et donc ne pas croire qu’une quelconque vérité nous est accessible. Que le terme systémique soit utilisé comme adjectif ou comme substantif, qu’il englobe ou non la cybernétique et les théories de la communication, qu’il soit lui-même englobé par la théorie de la complexité… n’est qu’une question de point de vue… ni plus vrai, ni plus faux qu’un autre. Ce qui importe, c’est de définir ce dont on parle. Je vais donc prendre quelques instants pour expliciter ce que systémique veut dire pour nous.

Tout d’abord, voici comment nous nous racontons l’histoire :
Dans le courant du 20ème siècle, il est apparu à certains scientifiques que l’approche analytique, celle qui étudie les éléments séparément les uns des autres et propose, selon les principes cartésiens, de diviser les difficultés pour mieux les résoudre, ne parvenait pas à aborder les situations complexes.
Ludwig Von Bertalanffy (1901 – 1972), un biologiste autrichien, avait, dès les années 20, posé les bases d’une nouvelle théorie de la biologie comprise comme un système ouvert. Pour lui, un système était défini comme un ensemble d’éléments en interrelations mutuelles. Il a par la suite étendu cette conception pour développer une théorie du système général, dégageant des propriétés communes à tous les systèmes.
Parallèlement aux travaux de Bertalanffy, le mathématicien américain Norbert Wiener (1894 – 1964) développait la cybernétique, théorie de la communication et de la commande chez l’animal et dans la machine.
Cette théorie permet de comprendre comment les systèmes organisés en fonction d’un but atteignent leur objectif. Ce mode d’organisation n’est propre qu’à certains systèmes biologiques ou mécaniques qui ont la capacité, lorsqu’ils envoient un message, de s’auto-corriger en tenant compte de l’information qu’ils reçoivent en retour. Ainsi, dans le corps humain qui a besoin de se maintenir autour de 37° pour fonctionner correctement, un système de thermostat tient compte des informations qu’il reçoit sur l’état de notre température pour corriger en permanence les messages qu’il envoie à notre climatiseur intérieur. Il en va de même lorsque je fais un mouvement pour attraper une bouteille d’eau, l’information que mon cerveau reçoit sur l’écart qu’il y a entre la position de ma main et la bouteille, lui permet de corriger mon mouvement. C’est précisément par analogie avec le mécanisme des mouvements volontaires du corps humain que Wiener a eu l’idée, pendant la 2ème guerre mondiale, d’introduire un mécanisme de retour d’information similaire, le feed back, pour améliorer la précision des missiles de tir anti aérien.
La cybernétique a révolutionné les sciences et les techniques et, bien au delà, toute notre société comme Wiener l’a très vite mesuré. Son livre  « Cybernétique » est paru 1948 alors que « la Théorie Générale des Systèmes » de Bertalanffy n’a été publiée qu’en 1968.

C’est la rencontre avec Norbert Wiener qui a amené Gregory Bateson (1904 – 1980) à étudier la communication humaine selon les principes de la cybernétique et à décoder les messages échangés en appliquant la théorie des types logiques des mathématiciens anglais Alfred Withehead et Bertrand Russell. Rappelons que cette théorie avait permis, au début du XXème siècle, d’élucider l’énigme des paradoxes en mettant en évidence la confusion entre classe et éléments de la classe.
Bateson a utilisé cette notion pour compléter l’approche interactionnelle de la communication humaine en distinguant au sein des messages deux niveaux. Chaque message comporte un niveau explicite, ce que nous appelons communément « l’information » (par exemple : « il fait froid dans cette salle ») et un autre niveau, implicite et inclus dans le premier, qui est une injonction adressée au destinataire du message et dont le sens dépend du contexte (« apporte-moi une veste », par exemple).
Dans notre culture, il n’est pas très politiquement correct de parler d’injonction. Bateson utilise les termes de « commandement » ou « ordre », ce qui est pire, et fréquemment, cette partie là de ses travaux est négligée, même quand il est fait référence aux axiomes de la communication qui en sont issus. Il est difficile d’accepter l’idée que toute communication contient un ordre.  C’est pourtant bien souvent le désaccord entre émetteur du message et récepteur, sur le sens donné à cet ordre implicite qui génère des problèmes, autre terme politiquement incorrect à notre époque de pensée positive où règnent les solutions.

Le modèle de résolution de problèmes de Palo Alto (des années 1960 à nos jours) a pour fondement théorique cette nouvelle façon de comprendre les problèmes humains issue des travaux de Gregory Bateson.
Ainsi en adoptant un point de vue systémique, nous modifions la focale de notre regard en effectuant un zoom arrière. Nous cessons de nous fixer sur ce qui se passe à l’intérieur de la tête de la personne  qui se trouve en face de nous, nous cessons de chercher dans son histoire passée ou dans le taux de neurotransmetteurs dans son cerveau la clé de ses comportements actuels.

zoom avantzoom arrière

Notre attention englobe un contexte plus large.

Nous incluons dans notre champ de vision les personnes avec lesquelles notre interlocuteur est en relation. Nous n’avons pas besoin pour cela d’avoir ces personnes sous les yeux, ce que nous rapporte notre interlocuteur brosse un tableau que nous pouvons nous représenter et nous le questionnons au besoin pour identifier les personnages.

Nous focalisons notre attention sur les relations entre les personnes, c’est à dire essentiellement sur les messages échangés sous forme verbale et non verbale. Ainsi, lorsqu’une ou plusieurs personnes nous décrivent une situation, nous nous représentons les messages adressés à l’une et la réponse de l’autre sous forme de flèches.  Message émis et message reçu constituent une boucle interactionnelle.

Dans les systèmes cybernétiques la causalité est circulaire et non linéaire ; dans l’absolu, il n’est pas possible de déterminer une cause et une conséquence, comme dans l’histoire de la poule et de l’œuf.

Mais, comme nous nous représentons ce que nous dit notre interlocuteur, nous ponctuons la situation de la même manière que lui, à partir de son point de vue. Par exemple, nous nous le représentons lui, puis son interlocuteur, puis la flèche du message qu’il lui adresse, et enfin la flèche du message qu’il reçoit en réponse. Nous visualisons sur les flèches les messages explicites qu’énonce notre interlocuteur, spontanément ou en réponse à nos questions (« je lui ai dit…, il m’a répondu »). Et, puisque tout message comporte une dimension ordre, nous cherchons aussi à décoder l’injonction implicite qui est contenue dans ce qui est dit explicitement. Nous nous représentons cet ordre implicite, ce qui est dit entre les lignes, comme un message en rouge.

En rouge parce que c’est cette injonction qui est vraiment importante en termes de communication et que c’est elle qui constitue le thème commun des tentatives de solution. Parfois, nous disposons de suffisamment d’éléments de contexte pour pouvoir nous représenter quelle est cette injonction et nous prenons le soin d’en vérifier le sens auprès de notre interlocuteur ; d’autres fois, nous devons poser la question (« qu’attendiez-vous qu’il fasse en lui disant ceci ? ou que voulait-elle que vous fassiez quand elle vous a dit cela ? »).

Quand une personne vient nous exposer une problématique dite autoréférentielle (DIA 10 autoréférentielle (un petit bonhomme en regard de la tête du gros avec la boucle), un problème qu’elle a avec elle même, nous nous représentons de la même façon son dialogue intérieur.

Nous avons en permanence en tête la question  : 

Le grand intérêt de cette représentation des interactions est de permettre d’avoir une vue globale de la situation, avec les personnes en présence, et en même temps une vision focalisée sur les messages envoyés par les uns et les réponses données par les autres à un instant donné, dans un contexte donné. Nous faisons ainsi   en permanence des zooms arrière et des zooms avant.(…)

En dessinant ces boucles interactionnelles, l’histoire, parfois pleine de bruit et de fureur, que nous raconte notre interlocuteur se trouve, en quelque sorte, mise à plat sur l’écran de nos pensées ou sur un papier. L’identification des messages échangés correspond à un décodage systémique des situations. En nous représentant ainsi les interactions, nous pouvons, au fur et à mesure des informations qui nous sont données, nous représenter les informations qui nous manquent et questionner avec précision nos interlocuteurs. La représentation des boucles interactionnelles a le mérite de rendre compte de la complexité tout en commençant à la simplifier.
Mais adopter une vision systémique ne signifie pas considérer que nous devons intervenir sur toutes les boucles en présence.  L’approche de Palo Alto propose en effet, et c’est l’une de ses spécificités, de centrer l’intervention sur la partie du système sur laquelle une action minimale pourra avoir un effet maximal. Ainsi dans les situations où on nous demande de l’aide, nous recherchons le ou les systèmes sur lesquels il est pertinent d’agir.
Cette identification du système pertinent nécessite de décoder les interactions au sein de la situation qui nous est présentée, mais aussi d’identifier ce qui nous est demandé. En tant qu’intervenant nous ne sommes pas seulement des observateurs extérieurs au système, mais aussi en interaction avec lui et nous devons donc aussi décoder parallèlement les messages que nous adressent nos interlocuteurs.

Nous cherchons à repérer les boucles interactionnelles dans lesquelles une demande n’est pas satisfaite.
Une réponse négative à une injonction, que cette injonction soit adressée à soi-même ou à autrui, constitue, d’un point de vue cybernétique un feed back positif (c’est un peu confusionnant, mais on s’y fait), c’est à dire un message en retour qui va amplifier le message initial. Vous savez, comme quand vous demandez quelque chose à quelqu’un et qu’il ne vous répond pas, vous répétez votre demande plus fort ou sous une autre forme… jusqu’à ce qu’exaspéré, vous en arriviez peut-être à lui taper dessus …

Dans une situation où l’interaction insatisfaisante se situe entre soi et soi, le décodage en style télégraphique des messages échangés donne quelque chose du genre : Julie se dit : « je mange trop, ce n’est pas bien, pas beau, pas bon pour ma santé ». En se disant ceci elle adresse à elle-même l’injonction : « tu dois manger moins», mais en continuant à trop manger, elle se répond à elle-même : « non, je n’y arrive pas ».

Évidemment, quand la réponse est positive, quand votre interlocuteur fait ce que vous lui demandez, le feed back est dit négatif parce que vous n’avez plus besoin de renvoyer le même message. Vous avez obtenu ce que vous vouliez, le système que vous constituez avec votre interlocuteur est, à ce moment là, en équilibre.

Dans l’absolu il n’y a pas de bonne ou de mauvaise rétroaction, tout dépend du contexte. Norbert Wiener disait : « Afin de survivre et de s’adapter au monde qui les entoure, tous les systèmes de communication doivent être bien équilibrés entre rétroaction positive et négative. » Mais quand une boucle interactionnelle est constituée par un message émis de façon répétée, parce que la réponse faite par le récepteur est à chaque fois insatisfaisante aux yeux de l’émetteur, le système peut se trouver déséquilibré. C’est ce déséquilibre qui peut devenir ce que les inventeurs du modèle de résolution de problème de Palo Alto, Richard Fisch, John Weakland et Paul Watzlawick, ont appelé un problème : un comportement insatisfaisant qui persiste malgré tout ce que l’on a tenté pour le changer.  C’est au niveau de ces boucles interactionnelles déséquilibrées que nous allons faire un décodage stratégique. Nous allons vérifier si notre interlocuteur considère qu’il y a un problème, c’est à dire, s’il se plaint du comportement de quelqu’un (lui même ou autrui), s’il  a un objectif, c’est à dire s’il espère modifier ce comportement et s’il a fait des tentatives de solution que l’on pourrait résumer par une injonction… justement celle qui ne reçoit pas de réponse satisfaisante dans la boucle interactionnelle. L’identification de ces boucles problématiques est nécessaire, mais elle n’est pas suffisante pour en faire un système pertinent. Il ne s’agit pas de jouer les pompiers partout où nous voyons de la fumée. Il faut aussi que notre interlocuteur nous demande d’intervenir à ce niveau là, et ce n’est pas toujours le cas.
Nous devons identifier la demande que nous fait chacun de nos interlocuteurs et plus précisément, l’injonction implicite qu’il nous adresse. Il nous faut pour cela faire un tri dans la masse d’informations que nous recevons et questionner avec précision afin d’aboutir à une demande simple qui peut être, selon les situations : « aidez-moi à changer ceci » ou à l’inverse : « ne cherchez pas à me faire changer. »

Décoder l’ordre implicite dans la demande qui nous est faite a le double avantage de nous éviter de nous précipiter pour intervenir là où on ne nous demande rien et de nous indiquer, plus ou moins rapidement, le sens dans lequel notre interlocuteur, demandeur d’un changement, souhaite que nous allions. Ce sens là est aussi le sens de ses tentatives de solution. Notre stratégie paradoxale ira donc à contre-sens; nos recadrages et nos tâches devront dire implicitement: « tu ne dois pas changer ».

Nous allons maintenant voir comment nous mettons en pratique ces décodages systémiques et stratégiques dans 3 situations très différentes.

Un « séchomètre » dans les boucles Cas de Jacqueline (Pierre-Jacques BARTHE)

Afin d’illustrer en quoi le décodage systémique dans l’intervention systémique paradoxale guide mes interventions, j’ai choisi de présenter un cas de coaching individuel.  Il a donné lieu à plusieurs entretiens préparatoires avec les différents acteurs et commanditaires du coaching : Paul, le N+2 de la personne à accompagner et Pierre, son N+1.
Le point de départ de cette mission est l’appel téléphonique de Paul, actuellement Responsable des Systèmes d’Informations des Ressources Humaines dans une clinique de province. Il me demande de le rencontrer afin de m’exposer la situation de Jacqueline, une personne de son équipe, avec laquelle il dit avoir tout essayé. Il envisage un coaching de cette collaboratrice. Le premier entretien préparatoire a lieu avec Paul, sur son lieu de travail.

Entretien avec Paul (N+2 de Jacqueline) :
Paul m’explique que Jacqueline est l’ancienne responsable du service paye de la clinique. Suite à des difficultés de management et des plaintes des membres de son équipe, Jacqueline a été remplacée par une personne recrutée de l’extérieur, Pierre.  Jacqueline a été affectée à la fonction de gestionnaire et experte paye dans ce même service. En clair : « Elle a été rétrogradée » dit-il. Depuis, Paul constate que les relations entre Jacqueline et les membres de l’équipe se sont détériorées.
Il dit que Jacqueline ne répond plus aux demandes de l’équipe, qu’elle leur parle de manière agressive, qu’elle s’enferme dans son bureau. « Autrefois il y avait une meilleure ambiance dans l’équipe », dit-il, « elles déjeunaient ensemble, mais maintenant Jacqueline va déjeuner avec d’autres collègues… Finalement elles s’ignorent, elles ne se regardent même plus ». Il m’indique qu’il demande à Jacqueline de communiquer d’avantage avec l’équipe, de laisser sa porte de bureau ouverte, de passer voir ses collègues, d’accorder du temps à l’équipe pour répondre à leurs demandes. Et Jacqueline lui répond « oui, je vais essayer ». Paul, ne constatant aucun changement, insiste auprès de Jacqueline et les relations entre eux s’enveniment : « Elle n’est pas facile et elle n’en fait qu’à sa tête. A moi aussi maintenant elle me répond de manière agressive. Elle me dit que c’est à l’équipe de faire un effort et pas à elle ».
Paul en parle souvent avec Pierre, le nouveau N+1 de Jacqueline : « Le courant passe bien entre Pierre et Jacqueline » dit-il. « J’ai demandé à Pierre de reconstituer la cohésion de l’équipe, de veiller que Jacqueline tienne son nouveau rôle, elle doit communiquer avec l’équipe pour la bonne marche du service ». Pierre lui dit qu’il fait le nécessaire et qu’il s’en occupe. Mais Paul m’indique : « Nous ne sommes pas trop de deux pour ce problème difficile et chaque fois que je vois Jacqueline je lui en parle directement !».
Paul me parle ensuite de la Responsable des Ressources Humaines qui se plaint du fait que Jacqueline tarde à lui donner les informations dont elle a besoin pour préparer ses réunions avec la Directrice RH. En passant par le N+1, la Responsable RH finit par les obtenir à la dernière minute. Elle dit à Paul d’aider le N+1 à gérer le problème avant que des personnes de l’équipe viennent se plaindre à nouveau. « Si Pierre est capable de gérer cette situation c’est que tu as fait le bon choix de recrutement ! »  lui dit-elle.

Afin d’identifier l’ordre qu’adresse la Responsable RH à Paul, je lui demande : « Que te demande la Responsable RH en te faisant cette réponse ? ». Et Paul me répond : « Elle me demande de traiter le problème ! Que ce n’est pas de sa responsabilité et qu’en plus je dois réussir l’intégration de Pierre. Dans ces conditions, ce n’est pas simple ! » dit-il.

Une boucle reste encore inexplorée : celle entre Pierre et Jacqueline, mais en questionnant Paul, je ne parviens pas à obtenir d’informations supplémentaires. Paul me répond qu’il ne sait pas comment cela se passe précisément entre eux. Afin d’identifier la « contrainte » posée à Jacqueline si elle ne change pas, je questionne Paul : « Que se passe t-il pour elle si elle ne change pas ? » Et il me répond : « Nous devrons la changer de poste ».
Le décodage systémique indique une possible boucle sur laquelle intervenir, celle entre Jacqueline et Paul. L’intervention paradoxale, pour relâcher une peu la pression au niveau de cette interaction, a consisté à demander à Paul d’arrêter de dire à Jacqueline qu’elle doit communiquer avec l’équipe. Dans notre cas, Paul a trouvé seul l’argument pour cesser cette demande à Jacqueline : une des façons d’intégrer Pierre plus efficacement est de ne plus intervenir directement auprès de Jacqueline, mais plutôt d’accompagner Pierre à gérer cette situation managériale délicate.

Le deuxième entretien préparatoire a eu lieu avec Pierre, le N+1 de Jacqueline.

Entretien avec Pierre (N+1) :
Arriver en tant que N+1 de l’ancienne Responsable du service n’est pas confortable pour Pierre. Il connaissait déjà Jacqueline car il avait été en contact avec elle lors de la mise en place du nouveau SIRH (Système d’Information de gestion des Ressources Humaines), il était alors dans l’équipe du prestataire de service qui déployait le nouveau système de paye. Il estime que Jacqueline est une grande professionnelle, elle connaît parfaitement son métier et ce qui lui est arrivé est difficile à vivre. « Je comprends parfaitement ce qu’elle a enduré » dit-il, « Vous devez l’aider à dépasser ce moment difficile » me demande t-il.
La Responsable RH le croise souvent, elle n’est pas satisfaite des services de Jacqueline qui ne répond pas à ses demandes. Elle demande à Pierre d’agir, lui dit qu’il doit s’imposer en tant que manager vis-à-vis de l’équipe et notamment vis-à-vis de Jacqueline. Afin d’identifier la réponse à cette « injonction » de la Responsable RH, je demande à Pierre : «  Que lui avez vous répondu ? ». Pierre me répond : « Que j’allais faire le nécessaire pour répondre à ses demandes. Mais je sais qu’avec Jacqueline je n’obtiens rien par l’autorité. Alors je dis à Jacqueline que j’ai besoin d’elle pour m’aider à répondre à la RH et elle me fournit rapidement les éléments de réponses. »
Pierre a constaté dans les réunions de service que Jacqueline se « raidit » quand l’équipe lui adresse la parole ou lui pose des questions. Il demande alors à l’équipe de formaliser leurs questions sur un document, de les lui adresser, afin qu’il leur réponde rapidement.  Pierre est assez proche de Jacqueline, il la conseille en lui demandant de prendre de la distance par rapport à son travail, de faire fi du passé. Il lui suggère de faire un tour dehors, de respirer, de se détacher de tout cela et Jacqueline lui répond : « Oui, tu as surement raison, je dois prendre du recul mais je n’y arrive vraiment pas ! ».
La question : « Que se passe t-il si Jacqueline ne change pas ? » semble mettre Pierre dans l’embarras. Il m’indique que quoi qu’il se passe Jacqueline terminera sa carrière à ce poste et qu’il souhaite que ces dernières années se passent au mieux pour elle. Dans la préparation de la tripartite, il souhaite aborder ce point avec son N+1 afin de se mettre d’accord avec lui.

L’intervention à contre sens, avec Pierre, là encore pour relâcher la tension au niveau de son interaction avec Jaqueline, a consisté à le conduire à cesser de dire à Jacqueline de prendre de la distance avec son travail. L’argument utilisé était basé sur le fait que si Jacqueline prenait trop de distance elle pourrait se détacher complètement de sa mission d’experte et avoir encore moins envie de répondre aux demandes de l’équipe.

Entretien tripartite :
Avant la réunion tripartite, Pierre et Paul se sont rencontrés afin de s’accorder sur ce qui se passerait pour Jacqueline si elle ne changeait pas.
A l’entretien tripartite étaient présents Pierre (N+1), la Responsable RH et Jacqueline.

En cours de séance, des objectifs sont fixés par Pierre et la Responsable RH à Jacqueline:

  • Communiquer avec les équipes :
    • changer de manière de communiquer avec les membres de l’équipe, répondre aux questions sans agressivité
  • Tenir son rôle d’expert paye :
    • organiser des réunions d’information auprès de l’équipe
    • diffuser des documents support procédures auprès de l’équipe
    • intervenir en réunion cadre RH sur des points techniques de paye

La « contrainte » si les objectifs n’étaient pas atteints a été explicitée en séance par le N+1: « changement de poste si cela ne s’améliore pas ».
Jacqueline a donné son accord lors de la tripartite et l’accompagnement a démarré ensuite.

Entretiens avec Jacqueline :
Jacqueline a 56 ans, elle a commencé sa carrière en tant qu’employée administrative. Puis elle a été à l’accueil au service admission de la clinique. Ensuite elle devient adjointe de la RH, puis Responsable paye. En 2012, lors d’un changement d’outils de paye, elle pilote l’équipe de paye pour accompagner le projet. Son équipe est en surcharge de travail et se plaint. En novembre de la même année, suite à un décès dans sa famille, elle est arrêtée trois semaines. A son retour, la DRH lui annonce qu’elle n’est plus responsable de l’équipe de paye. Elle est mise en accusation par l’équipe et doit répondre au cours de réunions aux griefs remontés par l’équipe. Elle dit que ce fut très violent pour elle et qu’elle en veut terriblement à son équipe. Depuis les relations se sont dégradées considérablement et elle a envie de leur « sauter dessus » dès qu’ils lui adressent la parole. Son N+1 et le N+2, la sollicitent beaucoup sur son rôle d’experte, elle leur répond qu’il lui faut du temps et que son poste doit être allégé pour lui en libérer. Cependant cette tâche d’expertise l’intéresse et elle commence à écrire des procédures paye sur des sujets techniques pointus.
Vis-à-vis de ses collègues, elle se trouve effectivement très sèche. Elle les envoie « balader » lorsqu’ils la questionnent. Elle ne peut oublier ce que l’équipe lui a fait. Elle dit qu’elle a une forte conscience professionnelle et que quand elle s’aperçoit que les choses sont mal faites ou qu’elle doit répéter plusieurs fois la même chose, c’est plus fort qu’elle, elle devient très autoritaire. Elle souhaite être moins brutale avec l’équipe. Ce comportement lui permettrait d’avoir la paix, mais elle n’y arrive pas alors qu’elle était une bonne communicante auparavant.


L’intervention auprès de Jacqueline a consisté à :

  • Réaliser plusieurs recadrages basés sur l’argument qu’il est nécessaire d’être sèche notamment pour obtenir des informations ou faire comprendre clairement à son interlocuteur ce que l’on souhaite obtenir,…
  • Co-construire un « outil » de mesure de la « sècheté » de Jacqueline dans ses interactions avec les membres de l’équipe : le « séchomètre »
  • Demander à Jacqueline d’être « plus sèche » dans ses relations avec les membres de l’équipe en s’appuyant sur l’argument suivant : Si elle n’est pas sèche, les membres de l’équipe viendront souvent la déranger dans son travail ce qui engendrera une perte de temps et de concentration qui ne lui permettra pas de tenir le rôle d’expert qu’elle aime tant.

En conclusion, la présentation de ce cas met en lumière l’importance des entretiens de préparation d’un coaching individuel qui font donc partie intégrante de l’intervention. Ils ouvrent des marges de manœuvre pour l’intervenant lors de l’accompagnement individuel. Le schéma d’interaction qui formalise le décodage systémique semble statique et figé. Dans ma représentation, ce décodage évolue en permanence au fil de l’intervention. Une représentation « animée » serait bien plus adaptée.
Le décodage systémique tout au long de l’intervention est une représentation graphique précieuse qui permet :

  • De pointer les informations manquantes à recueillir
  • D’identifier sur quelle boucle interactionnelle intervenir
  • De définir le « sens » dans lequel intervenir afin de mettre en place la stratégie de l’Intervention Systémique Paradoxale : freiner, arrêter les tentatives de solution inefficaces puis si nécessaire proposer à notre client de faire l’inverse de ce qu’il faisait.

« Du sang et des larmes… » : cas de Jenny et cas de Francine (Chantal GAUDIN)

Quelque soit mon contexte d’intervention : thérapie individuelle, de couple ou de famille, supervisions individuelles ou d’équipe, je ne sais plus traiter l’information autrement qu’à travers ce processus de décodage à la fois systémique et stratégique que vient de vous présenter Irène. …..Je dis bien décodage systémique et décodage stratégique parce que les deux sont indissociables et sont à l’œuvre en même temps.

Je vais vous parler de deux situations d’une consultation psychiatrique ordinaire : Celle de Jenny  est exemplaire de la rapidité fulgurante avec laquelle on peut comprendre, grâce à ce décodage, le sens des tentatives de solution  et donc le sens du mouvement paradoxal de l’intervention. Celle de Francine est exemplaire de l’efficacité pragmatique de ces représentations en boucles interactionnelles et en injonctions pour savoir quoi faire et quoi ne pas faire.
Jenny a 8 ans. Son père Franck, l’emmène chez le psychiatre parce qu’elle a une peur terrible à la vue du sang. Selon les propres mots de Franck. : «  A la vue du sang, elle entre en transe, elle est incapable de se contrôler ». Et de donner un exemple  survenu le matin même. Ils étaient un peu  en retard, et il a voulu se raser en vitesse pendant que Jenny terminait son petit déjeuner avec Vincent son petit frère de 5 ans et Christine, sa mère. Vous imaginez ce qui est arrivé : il s’est coupé en se rasant. Il s’est rapidement essuyé le visage et quand il est entré dans la cuisine  Jenny  s’est mise à hurler en le voyant et a couru se cacher dans une autre pièce de la maison ! Terrifiée, elle ne voulait pas qu’il l’approche. Il a du se mettre un pansement sur le visage pour pouvoir  venir avec elle au rendez-vous. Franck a peur pour elle de la voir se mettre dans des états pareils, et un peu gêné il ajoute « et puis comme c’est une fille, je suis aussi inquiet pour le futur ».
Dès la première phrase de Franck l’injonction «  tu ne dois pas avoir peur »   s’allume dans ma tête ! Avec immédiatement le sens de mon discours paradoxal qui, en substance, doit dire à Jenny : «  tu dois avoir peur »
Pour pouvoir le faire d’une façon qui lui apparaitra logique, et qui apparaitra logique à ses parents, il faut bien sûr «  de la matière » .  Il faut  avoir une idée de ce qui se passe spécifiquement dans les diverses boucles interactionnelles : Jenny-Franck, Jenny-Christine, et Franck-Christine et également Jenny-Jenny  sans oublier eux avec moi . Il s’avère que Franck et Christine tiennent le même discours  rassurant à Jenny :  « il n’y a rien de grave, il n’y a pas de raison d’avoir peur, ça va te passer. » Jenny elle-même trouve que cette peur, est embêtante et que ce n’est pas normal, elle en veut pour preuve que Vincent, lui , n’a pas peur du sang alors même qu’il est plus petit.
J’ai donc, dès la première rencontre, tous les éléments de ma stratégie et je sais que je vais devoir faire passer l’injonction (paradoxale) : « tu dois avoir peur ».

Jenny et son papa ont quitté mon cabinet avec la mission de  mesurer l’intensité de peur avec un « trouillomètre », en effet le mot de Jenny pour parler de sa peur était « trouille ». Nous avions évoqué, au cours le la séance, les diverses occasions au cours desquelles elle pourrait avoir l’occasion de mesurer sa trouille et Franck avait même accepté de se piquer le bout du doigt au moins 2 ou 3 fois. Mais, comme souvent, les circonstances de la vie créent des opportunités  formidables. Un jour qu’elle jouait avec Vincent, celui-ci a été blessé à la bouche par une balançoire. Jenny y a vu ( de ses yeux à elle)  des flots de sang et a couru  en hurlant alerter ses parents… Excellente situation supplémentaire pour  utiliser son trouillomètre   sur lequel la peur variait  de 0 à 10.
Après deux autres séances, dont l’une avec sa maman, et surtout beaucoup d’expérimentations à la maison, Jenny a conclu qu’elle avait maintenant des peurs « normales ». Son père a déclaré à la 4ème et dernière séance  que c’était «  le jour et la nuit ».  J’ai proposé à Jenny de poursuivre ses expériences, et  particulièrement de s’entrainer à faire varier son trouillomètre, et nous avons convenu que si elle le jugeait utile, elle pourrait demander à ses parents de revenir me voir.

La situation de Francine est un peu plus complexe.
Francine est venue me consulter il y a quelques  années avec son mari Jean. Ils étaient en train de divorcer et voulaient discuter avec un tiers de la meilleure manière de gérer la situation pour leurs enfants, une fille de 9 ans et un fils de 4 ans. Il n’y avait à l’époque pas de conflit entre eux et quelques séances avaient suffi à les faire avancer dans leur réflexion.  Je n’ai plus eu de nouvelles jusqu’à l’automne dernier. Francine  est alors revenue me voir en racontant une situation dramatique :  
Son fils Eric, âgé maintenant de 14 ans,  a voulu se suicider d’une façon plutôt spectaculaire.  Il  s’est enfermé dans sa chambre, a mis le feu à sa couette et s’est couché au sol pour mourir. Trop incommodé  par la fumée il a heureusement fini par alerter les voisins, les pompiers sont intervenus et il n’y a pas eu de blessé.  A quelques mois de là, après avoir réglé les problèmes les plus urgents : retrouver un toit, soutenir ses enfants, voir tous les intervenants institutionnels immédiatement impliqués (policiers et juge chargés de l’enquête,  soignants, Service de Protection des Mineurs etc… etc… ) elle n’en peut plus et décide de revenir me voir. Il faudra plusieurs séances d’écoute attentive avant que je comprenne quelque chose à l’embrouillamini de cette situation. Francine a besoin de tout dire, et comme les rebondissements ne sont pas rares, il s’agit surtout de respecter son rythme et ne pas me laisser emporter par le flot tumultueux de sa narration.

Francine a l’impression que sa vie s’est arrêtée ce jour là. Elle ne pense qu’à l’acte de son fils et, en dehors de son travail, toutes ses activités sont en lien avec cet événement et les conséquences qu’il a eues. Dans un premier temps Eric a été hospitalisé dans une unité psychiatrique pour enfants et adolescents, dont il a fugué.  Puis le juge en charge de l’enquête pénale  a décidé qu’il serait à la garde de son père, puisque Francine n’avait plus de logement. De plus, le juge a fait intervenir diverses institutions :

  • le Service de protection des mineurs pour qu’une assistante sociale devienne « l’assistante personnelle » d’Eric et une interlocutrice pour gérer la communication entre les parents.
  • l’Office médico-pédagogique pour le suivi thérapeutique.
  • L’institut de médecine légale pour une expertise psychiatrique.

Francine passe tout son temps à courir d’un rendez-vous à l’autre avec les différents intervenants de ces institutions. Dans les intervalles libres, elle a cherché et trouvé un logement  provisoire et le remeuble petit à petit , tous leurs biens ayant été détruits dans l’incendie. Par ailleurs, beaucoup de monde se mobiliste autour d’Eric, mais elle se sent très seule pour assumer l’impact que ce drame familial a eu sur Cléo, sa fille ainée. Cléo a été très affectée par la détresse de son frère, mais elle-même a aussi perdu toutes ses affaires personnelles dans cet incendie et notamment des souvenirs auxquels elle tenait beaucoup.
Comme si cela ne suffisait pas, Francine est sans cesse sollicitée par la nouvelle compagne de Jean, Charlotte, qui se plaignait déjà beaucoup auparavant de se sentir négligée par Jean,  et qui, depuis l’incendie, l’inonde de mails ou de coups de téléphone pour se plaindre des comportements des enfants,  de l’incapacité de leur père à les cadrer et des répercussions de la situation sur son couple. Depuis des années, Francine entend les plaintes de Charlotte et l’encourage à faire une thérapie de couple avec Jean, en vain. Charlotte en est maintenant aux insultes et aux menaces, la tenant pour  responsable du geste d’Eric et plus globalement de toutes les tensions familiales qui, selon elle, expliquent que Jean ne se consacre pas suffisamment à elle.
Des entretiens hebdomadaires ont été institués par  l’assistante sociale  du Service de protection des mineurs, réunissant Jean, Charlotte, et elle-même,  pour qu’ils se mettent d’accord sur les décisions à prendre concernant Eric. Ça se passe assez mal, la communication est tendue. Du point de vue de Francine, Charlotte est sans cesse agressive et accusatrice,  Jean soutient sa compagne ou se tait et Francine cherche à se défendre tout en exprimant son inquiétude pour Eric et en déplorant qu’il soit si difficile de discuter simplement avec le père de ses enfants.
Un suivi psychothérapeutique individuel a commencé pour Eric. Il dit que pour lui ça n’a aucun intérêt, ne comprend pas pourquoi il doit faire ça, et reste mutique durant les sessions. Elle – même est régulièrement reçue par le thérapeute de son fils et le psychiatre chef de service. Elle peut y exprimer ses inquiétudes, notamment au sujet du parcours scolaire  chaotique d’Eric. Comme c’est toujours elle qui a suivi  et encouragé, non sans peine, le travail scolaire de son fils, Jean étant plutôt « démissionnaire » sur ce plan, elle craint pour la réussite de  son année scolaire.

Vous commencez à voir la complexité du tableau :

Et d’autres protagonistes sont impliqués dans l’histoire : l’avocat  chargé de défendre Eric au cours du procès, les voisins, les frères de Francine, les assureurs  sans parler de l’école, ce qui fait beaucoup plus de boucles que ce qui est représenté ici.
Il ne s’agit pas, au nom d’un regard systémique, de prendre en compte toutes les interactions dont on entend parler, se précipiter en  pompier sur la moindre fumée comme vient de le dire Irène.  Au fur et à mesure que se déroule la narration d’une situation problématique, je dois me représenter les protagonistes, les enjeux, et commencer à dessiner ou circonscrire le « système » pertinent pour mon intervention. Le décodage systémique me permet donc tout d’abord de me représenter l’histoire très embrouillée de Francine. Il me permet de réduire la complexité de la situation en me focalisant sur les boucles interactionnelles dans lesquelles la demande énoncée n’obtient pas une réponse satisfaisante.  (le feed back positif de la boucle cybernétique ). Je vois bien maintenant  qui demande à qui quoi et quelle réponse il obtient dans le système auquel appartient Francine. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut ajouter encore une boucle essentielle pour l’intervention : la boucle entre Francine et moi. Que Francine me demande-t-elle, à moi ? Dans le même temps que se dessinent donc dans mon cerveau ces échanges entre les protagonistes de l’histoire, existe dans un autre plan la première META-QUESTION, réductrice de complexité : Y A T IL UN PROBLEME pour mon client ?

Francine a énormément de difficultés,  certes. Elle pose tout un magma de faits,  d’impressions,  de croyances en vrac sur la table, avec la charge émotionnelle que vous pouvez imaginer.  Sa demande n’est pas évidente au premier abord, si ce n’est cette attente universelle quand on va consulter : « aidez-moi ». Au fur et à mesure du déroulement de plusieurs séances, il s’avère que Francine a surtout besoin de poser tout ça dans un lieu où elle ne sera pas jugée. Elle me demande  du soutien  et l’injonction qu’elle m’adresse pourrait se résumer ainsi : « dites-moi que j’ai raison de voir la situation comme je la vois ».
C’est ainsi qu’au fil des consultations qui ont suivi ce premier décodage je l’ai écoutée, valorisée par de multiples petites interventions et recadrages selon les opportunités. Francine trouvait les séances très éclairantes parce qu’elle pouvait aussi se préparer aux rencontres qui se sont poursuivies avec les protagonistes de l’histoire, elle se sentait soutenue dans la gestion de la relation à ses enfants. D’ailleurs après quelques semaines les rapports plutôt tendus avec Eric se sont améliorés. Elle a pu l’apaiser, le déculpabiliser et la relation est maintenant tout à fait satisfaisante. Les échanges avec Jean au sujet des enfants restent très compliqués en raison des interventions de Charlotte, au point que le juge a maintenant mandaté un thérapeute pour une thérapie familiale pour les 3 adultes, afin de les guider et les soutenir dans leur rôle de parents.  La première séance a été très éprouvante pour Francine.  Elle s’est sentie  mise sur le banc des accusés.  Elle ne croit pas à l’efficacité de cette thérapie parce qu’elle n’avait aucun problème de communication avec le père de ses enfants avant l’arrivée de Charlotte dans leur vie. Et il lui paraît impossible que Charlotte change d’attitude envers elle.

J’ai choisi de vous parler de cette situation parce qu’elle est exemplaire pour moi de l’utilité de notre modèle. Laisser tout le temps nécessaire à notre client pour raconter son histoire, prendre tout le temps dont nous avons besoin pour nous représenter les boucles interactionnelles, nous permet de voir comment il voit sa situation, et lui permet de se sentir écouté et compris.
Avec ce décodage systémique et stratégique je sais – presque – toujours où  et comment agir. Francine est une cliente assez « typique » d’un cabinet de psychiatrie et avant d’avoir été formée à l’approche de Palo Alto, j’aurai été submergée par l’intensité dramatique de cette histoire.  Je me serais demandé avec appréhension avant chaque séance ce que j’allais bien pouvoir dire pour soulager la souffrance de cette femme. Aujourd’hui avec ma grille de décodage, je sais que je la soulage au mieux en l’écoutant sans jugement, (avec des recadrages valorisants quand l’opportunité se présente) et en la soutenant dans ses réflexions pour se préparer aux rencontres avec les divers intervenants. C’est tout ce dont elle a besoin pour l’instant.

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© Irène BOUAZIZ, Pierre-Jacques PARTHE, Chantal GAUDIN/Paradoxes
Pour citer cet article : I.Bouaziz, PJ Barthe, C Gaudin.Boucles, injonctions, contextes: un décodage systémique des problématiques humaines,  2015. www.paradoxes.asso.fr/2015/10/boucles-injonctions-contextes-un-decodage-systemique-des-problematiques-humaines

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