Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication au Congrès éricksonien de juin 1999

Docteur Irène Bouaziz, psychiatre

Introduction hésitante
Je dois tout d’abord vous dire que j’ai beaucoup hésité à présenter une communication sur ce sujet: les techniques paradoxales sont particulièrement délicates à manier, et, mal utilisées, elles peuvent se révéler dangereuses; certains praticiens considèrent même qu’elles sont contre-indiquées dans les dépressions.

À l’époque où j’ai commencé à travailler sur le sujet, une situation embarrassante est venue accentuer mes réticences: un confrère a été traduit devant le Conseil de l’ordre des médecins pour des prescriptions de tâches farfelues.
Mais les résultats que j’obtiens depuis que je pratique la Thérapie Brève de Palo Alto sont spectaculaires et rapides. La méthode, lorsqu’elle est bien employée, est élégante et respectueuse.
C’est pourquoi je me suis décidée à présenter cette communication.

Tristesse interdite
La dépression est le mal du siècle ou, plutôt, l’obligation au bonheur et, surtout, à la productivité, à la performance sont les valeurs maîtresses de la culture de notre époque.
Nous vivons dans un monde de battants où le maximum de tristesse autorisé est de s’absenter une demi-journée pour aller enterrer un parent, et, encore, en gardant le sourire.
Jadis, et certains se souviennent peut-être encore de ces temps préhistoriques, on portait le deuil un an, il fallait s’habiller en noir, musique, radio, télé, sorties, étaient interdites…
Maintenant, la souffrance, la tristesse, sont devenues illégitimes et cela a parfois pour résultat que les gens sont doublement malheureux: à la peine qui les frappe s’ajoute le malheur d’être malheureux.
Alors ils se reprochent d’être tristes et les tentatives de réconfort de l’entourage: «Allons, ce n’est pas si grave, c’est la vie, ça va passer, il y a quand même plus malheureux que toi, regarde, il fait beau, et puis il y a tes enfants…», vont bien dans le même sens.
En fait, la pensée, les actions du déprimé et de son entourage peuvent se résumer dans le message: «Tu ne dois pas être déprimé».

Le problème n’est pas que ce message soit mauvais en soi, dans bien des cas il marche, mais quand il marche,il marche tout de suite, les gens se «secouent», pensent que d’autres sont plus malheureux qu’eux, sortent se changer les idées et cela va mieux, ils n’ont pas le temps de s’installer dans la dépression; il est même certain que ce type de solution est mis en place efficacement des milliers de fois dans la vie de chacun de nous.
Mais parfois, cela ne marche pas et l’on entre dans ce cercle vicieux où, plus on cherche à «remonter le moral», plus on se dit, plus on entend le message: «Tu ne dois pas être déprimé», et plus cela déprime.
On se sent à la fois de plus en plus nul et dans le même temps incompris, nié dans sa souffrance par les autres.
Enfin, tout ceci se double d’une culpabilité qui va croissant: dès le départ on s’est dit qu’on ne devrait pas être mal à ce point, l’entourage, dont on pense qu’il a une vision plus objective de la situation, nous l’a aussi dit et répété avec bienveillance, pour nous aider, et, malgré tout, cela va de plus en plus mal; c’est qu’on ne vaut vraiment pas grand chose, incapable de réagir de façon adaptée…

Le cercle vicieux est installé, toujours plus de la même chose dans les tentatives de solution inefficaces, comme on dit à Palo Alto, le système se verrouille, se rigidifie.
Et une fois la «maladie» reconnue, diagnostiquée, la plupart des traitements continuent d’aller dans le même sens, d’alimenter le cercle vicieux, sous couvert d’un autre discours.
Qu’il s’agisse de prescrire des médicaments, d’aller chercher dans le passé la cause du problème, de corriger des schémas cognitifs erronés, de se remettre en contact avec ses ressources intérieures, le message reste le même: «tu ne dois pas être déprimé».
À cette étape là, cela marche quand même parfois, non que le message soit subitement devenu efficace, mais parce que d’autres éléments de l’intervention peuvent modifier la situation.
La chimie, la relation avec le thérapeute, le nouveau statut de malade qui se substitue à celui de faible, fainéant, emmerdeur… peuvent modifier les interactions du patient avec lui-même et avec son entourage.

Je ne m’étendrai pas sur les inconvénients qu’il peut y avoir à s’en sortir de cette façon, les laboratoires pharmaceutiques font leurs choux gras des perspectives de récidive et de rechute, des thérapies interminables s’installent dans une re-visitation du passé ou dans le colmatage des failles intérieures, et, d’une façon générale, le «malade» s’en tire avec la conviction qu’il pensait de travers, qu’il avait tort d’être mal, et que, grâce à des thérapeutes objectifs et compétents, il est de nouveau sur la voie juste…
Jusqu’au prochain dérapage…

Pour ne pas vous submerger d’emblée avec des notions théoriques je vous propose de vous parler de la première patiente qui m’a révélé l’efficacité de l’approche paradoxale.

Premier cas clinique: Françoise
Françoise m’est adressée par son médecin généraliste qui la traite sans succès depuis deux mois par des antidépresseurs.
Elle est profondément découragée et angoissée; en arrêt de travail depuis un mois, et elle a pris 8 kg. Elle pleure sans cesse, n’a le goût à rien et se sent totalement incapable de reprendre son travail.
Françoise est une des nombreuses victimes des plans sociaux: l’entreprise dans laquelle elle travaille depuis 20 ans a été rachetée et elle explique que depuis 9 mois elle a subi une série d’injustices.
Elle a tout d’abord été rétrogradée de son poste de cadre et elle a perdu 25% de son salaire.
Elle n’a pas réussi, comme d’autres collègues de son âge, à négocier son licenciement, et, enfin, le mois dernier, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase: on lui a supprimé des congés qui lui étaient dus.
Françoise pose son problème ainsi: «Comment se fait-il je n’arrive pas à accepter cette injustice? N’y a-t-il pas quelque chose en moi qui bloque?»

Ma première intervention dans cet entretien est une tentative de recadrage ratée qui témoigne de ma mauvaise compréhension de sa façon de voir les choses: je lui demande pourquoi elle devrait accepter une telle injustice, ce qui n’est pas loin de l’offusquer.
Elle me précise alors qu’elle s’attendait à toutes ces conséquences du plan social, qu’elle n’a aucun problème d’argent et surtout qu’elle est en bonne santé alors que sa meilleure amie est atteinte d’un cancer du sein.
Elle se répète sans cesse: «Je ne devrais pas être comme ça, je devrais réagir, j’ai déjà surmonté des coups durs dans la vie».
Son mari ne comprend pas, lui non plus, son état; il lui reproche de se laisser aller, l’incite à reprendre son travail dans lequel elle s’est toujours beaucoup investie et qui l’a toujours aidée à surmonter les périodes difficiles.
Françoise explique qu’en 20 ans de carrière, elle n’avait jamais été en arrêt de travail avant ces derniers mois, même lorsqu’elle avait dû subir une intervention chirurgicale, elle s’était arrangée pour le faire pendant ses vacances.
Malgré tout ce qu’elle a fait pour son entreprise personne ne l’a soutenue lors des négociations.
Ces nouvelles informations me donnent l’occasion de lui proposer un recadrage plus satisfaisant: si elle souffre à ce point de la situation, c’est justement parce qu’elle s’est beaucoup investie dans son travail, si elle avait accepté facilement l’injustice dont elle est victime, on aurait pu douter de la qualité de son investissement.
Cette nouvelle signification donnée à son état est une première intervention paradoxale. Sa dépression, jusque là témoin pour elle d’un dysfonctionnement la rendant incapable d’accepter une injustice, devient la preuve de l’investissement de toute sa vie dans son travail.
Ce recadrage permet de la soulager un peu de la pression qu’elle s’impose pour s’en sortir et prépare le terrain pour une prescription de symptôme.
Celle-ci est alors introduite par une métaphore assez classique, mais qui dans le cas de Françoise s’avérera particulièrement efficace, comme elle me le précisera plus tard. J’évoque une plaie profonde et infectée dont il est nécessaire d’évacuer régulièrement le pus pour lui permettre de cicatriser et je propose à Françoise de laisser de la même façon s’évacuer son chagrin en s’accordant au moins une heure par jour pour pleurer.

La semaine suivante, Françoise revient spectaculairement transformée: elle se trouve beaucoup mieux depuis qu’elle a fait la tâche prescrite et elle pense que c’est ce qui l’a déculpabilisée.
Elle a eu l’impression d’être autorisée à ce laisser-aller. Son mari s’est tout d’abord montré furieux qu’elle ne reprenne pas le travail et elle lui a expliqué la métaphore du pus qui devait sortir de la plaie.
Elle a repensé à son travail, s’est dit qu’elle avait été naïve, a décidé de couper les liens affectifs et de ne plus le considérer que comme un gagne-pain pendant les deux années qu’il lui reste à faire avant sa retraite.
Elle a arrêté le traitement antidépresseur qui s’est révélé inefficace et qu’elle rend responsable de sa prise de poids, et elle espère maintenant reprendre rapidement son travail.
Revue trois semaines après, Françoise va toujours bien, mais elle est un peu déçue; elle explique qu’elle a vu le médecin du travail mais, en lui parlant, elle a pleuré comme elle a pris l’habitude de le faire dès qu’elle en ressentait le besoin; elle a été déclarée inapte à reprendre son poste pour l’instant et doit être revue dans 15 jours.
Elle remarque qu’elle a encore ce qu’elle appelle des bouffées de malheur et, en même temps qu’une prolongation de son arrêt de travail, je lui propose une nouvelle tâche paradoxale: provoquer ces «bouffées de malheur» une fois par jour.

Au quatrième et dernier entretien, la semaine suivante, Françoise reconnaît qu’elle ne se sentait pas vraiment prête à retravailler lors de la précédente visite à la médecine du travail, la douleur était encore trop forte.
Elle s’était obligée à le faire par culpabilité et parce que son mari lui reprochait de se laisser aller.
Maintenant elle se sent vraiment prête, elle n’a plus envie de pleurer, elle a même pu parler sereinement avec une ancienne collègue de tout ce qui lui est arrivé; elle s’intéresse de nouveau à ce qui se passe dans son entreprise.
Nous préparons l’entretien qu’elle va avoir avec le médecin du travail pour le convaincre qu’elle est apte à reprendre et terminons la séance sur ses projets d’avenir.
L’année suivante, Françoise m’a envoyé ses vœux en me précisant que tout allait bien et j’ai su par la suite, par les collègues qu’elle m’a adressées, qu’elle a tranquillement terminé sa carrière et profite maintenant d’une retraite active.bashaut

Et maintenant, un peu de théorie
Palo Alto et les déprimés
La Thérapie Brève Systémique s’est développée à Palo Alto dans le prolongement des travaux de Gregory Bateson sur la communication et a été largement inspirée par la pratique clinique de Milton Erickson.
Cette vision interactionnelle, non pathologisante, non normative des problèmes humains, comprend le symptôme comme un trouble de la communication.
Le modèle de résolution de problèmes élaboré par l’école de Palo Alto propose une approche pragmatique et stratégique.
Elle repose, d’une part, sur un questionnement rigoureux visant à réduire la complexité d’un problème et qui aboutit à le poser de façon à ce qu’il devienne accessible à une solution et, d’autre part, sur des interventions thérapeutiques comme les recadrages et les prescriptions de tâches pour introduire un changement dans le système.

Je ne développerai pas plus avant les principes généraux de ce modèle que beaucoup d’entre vous connaissent déjà, et j’aborderai d’emblée son application dans la dépression.

Il peut paraître paradoxal, lorsque l’on se réclame d’une théorie non pathologisante, de faire référence à un diagnostic psychiatrique tel que l’état dépressif.
Aujourd’hui, la notion de dépression est devenue un phénomène de société qui dépasse très largement le cadre de la nosographie et une multitude de difficultés humaines sont regroupées sous cette rubrique.
Souvent les patients ou leur famille arrivent chez le médecin en annonçant d’emblée le diagnostic et une des particularités de l’approche de Palo Alto consiste justement à dépathologiser la situation en traduisant cette étiquette en description de comportements observables concrets et actuels.

Dans un premier temps le thérapeute identifie le membre du système, en général un système familial, prêt à agir pour aider à résoudre le problème, et qui n’est pas toujours le porteur du symptôme.
Cependant dans les situations que je vous présente, le « client », pour reprendre le jargon de Palo Alto, se trouve être toujours le patient déprimé.

Ayant bénéficié d’une formation de psychiatre classique, je reste capable de décoder les symptômes avec la grille de lecture du DSM IV et je tiens à préciser que les cas en question correspondent au diagnostic d’épisode dépressif majeur sévère sans caractéristiques psychotiques.

Cette précision a son importance parce que cette approche n’a aucune pertinence si elle est appliquée dans un contexte où le patient ne vous demande pas une aide de façon explicite ce qui est fréquemment le cas dans les états mélancoliques.

Ainsi, une fois établi que le patient est bien demandeur d’une aide et, autre élément indispensable, prêt à collaborer avec le thérapeute en vue du changement, il s’agit d’élaborer avec lui une définition concrète de ce qui lui pose problème à lui particulièrement, en le différenciant bien de ce qui peut poser problème à son entourage ou de ce qui relève d’une référence nosographique.
Cette description du problème conduit à faire traduire les émotions en faits observables, en séquences interactionnelles, et permet d’obtenir des éléments pour définir, selon le même principe, l’objectif à atteindre.
Cet objectif est, lui aussi, déterminé par le patient en fonction de ce qu’il considère comme un état satisfaisant, et non au nom d’une définition médicale de la bonne santé mentale, ni d’une quelconque norme sociale.
Un objectif minimum est négocié afin de rendre le changement plus accessible.

L’idée de l’effet boule de neige du changement, chère à Erickson, a conduit l’équipe de Palo Alto à rechercher quel type d’intervention minimale sur le système pouvait produire le changement souhaité.
Ils ont observé que les solutions tentées par le patient comme par son entourage pour résoudre le problème, toujours répétées sous différentes formes malgré leur inefficacité, contribuaient à maintenir le problème.
Les interventions du thérapeute vont donc viser à empêcher le recours aux tentatives de solutions habituelles au moyen de recadrages et de prescriptions de tâches thérapeutiques de façon à permettre au système de retrouver suffisamment de souplesse pour que le patient accède enfin à une solution efficace.

Ce modèle thérapeutique, simple dans son principe et difficile dans sa mise en pratique, est en soi un cadre de référence, une façon de penser les problèmes humains et d’aider à les résoudre.
La notion d’arrêt des tentatives de solution, marque de fabrique de Palo Alto, est difficile à intégrer et à faire passer parce qu’elle va à contre-courant du mouvement général, celui du bon sens commun, celui de notre logique cartésienne.
Elle peut être rapprochée du lâcher prise bien connu des hypnothérapeutes.

Comprendre un tel modèle comme une série d’outils, de trucs qui viendraient agrémenter d’autres approches, fait courir le risque d’une pratique thérapeutique incohérente et même nuisible pour ce qui est de la prescription de tâches.
Certaines tâches, hors contexte, hors relation thérapeutique, peuvent effectivement apparaître totalement farfelues, et particulièrement les interventions paradoxales dont il faut bien comprendre qu’elles ne sont pas paradoxales en elles-mêmes, mais seulement dans un contexte particulier.

Du bon usage du paradoxe : n’est pas paradoxal qui veut
En effet, ce qui est paradoxal, dans une prescription de symptôme par exemple, est précisément le fait qu’un thérapeute, dont l’objectif, clairement explicité, est d’aider son patient à aller mieux, lui suggère d’aller mal.

Dans un autre contexte, cette prescription serait purement et simplement sadique, qu’elle soit le fait d’un quelconque péquin ou d’un thérapeute n’ayant pas encore établi une bonne qualité de relation, n’ayant pas très clairement fait passer au patient qui vient lui confier son problème le message qu’il comprend sa souffrance et va tout faire pour l’aider à en sortir.

J’ai le pénible souvenir d’un jeune interne s’essayant aux techniques paradoxales; en recevant dans le service un patient dont l’habitude était de se taillader les avant-bras pendant ses séjours à l’hôpital ; il lui a prescrit, de but en blanc et dans le contexte tout à fait rejetant d’un service de psychiatrie accueillant un psychopathe, de s’auto-mutiler tous les jours à 16h. Les infirmiers étaient paniqués et le patient a eu la bonne idée de quitter l’hôpital contre avis médical pour échapper à ce médecin fou.bas haut

La qualité de la relation thérapeutique
La mise en pratique d’une stratégie paradoxale impose donc, plus encore que dans n’importe quelle démarche thérapeutique, d’établir avec le patient une excellente qualité de relation.

Celle-ci peut être schématisée en différents points:
• le thérapeute adopte une attitude alliant reconnaissance de la souffrance et reconnaissance de son bien fondé.
C’est justement parce qu’une telle attitude rejoint le patient sur le terrain de sa douleur, par exemple en disant: «Oui, c’est terrible d’être quitté, il y a même des chagrins d’amour dont on ne se remet jamais», qu’elle est bien plus compatissante, compréhensive et respectueuse que n’importe quelle tentative de consolation du genre «une de perdue, dix de retrouvées».
• Un autre élément fondamental d’une bonne qualité relationnelle, est, comme l’a largement souligné Milton Erickson, la capacité à comprendre la vision du monde du patient et à parler son langage.
Il faut donc le questionner sur ce qui le gêne le plus dans son état, quelle signification il donne à ce qui lui arrive, comment il explique le fait qu’il ne parvient pas à s’en sortir malgré tous ses efforts et, éventuellement ceux de son entourage, comment pense-t-il que la thérapie va l’aider.
Toutes ces informations sont ensuite utilisées dans le cours de l’entretien pour rendre acceptables pour lui les recadrages et les prescriptions de tâches qui vont pourtant aller à contre courant de tout ce qui avait été fait jusqu’alors pour l’aider à retrouver la joie vivre.
• Et enfin, la qualité de l’interaction demande que le thérapeute adopte une position basse dans la relation, c’est-à-dire qu’il ne se pose pas en spécialiste ayant la solution au problème, mais en praticien qui a absolument besoin de l’expert en dépression qu’est le patient déprimé pour l’aider à aller mieux.

Pour parvenir à cette qualité de relation, l’extrême attention que l’on apprend à porter à l’autre dans l’hypnose est particulièrement utile.
Une approche paradoxale des problèmes demande que le thérapeute soit au plus près de ce que le patient voit, sent, reçoit, de façon à ajuster ses interventions au fur et à mesure.
Le prêt-à-porter thérapeutique peut s’avérer inefficace, voire nocif.
Un bon paradoxe impose du sur mesure.
C’est bien pour cela qu’il ne peut y avoir de recette, de catalogue de recadrages ou de tâches.

Autres cas cliniques
J’aimerais pouvoir illustrer cet exposé d’un grand nombre de cas cliniques: ils sont à la fois remarquablement démonstratifs des techniques paradoxales et dangereux parce que le résumé d’une situation ne peut être que terriblement réducteur par rapport à la complexité et à la subtilité des interactions en œuvre dans une relation thérapeutique.
Les limites de temps ne me permettent d’évoquer qu’une autre situation.

Celle de Julie, 35 ans, qui présentait un accès dépressif aigu réactionnel à une situation de stress professionnel sur un terrain de dépression évoluant de façon chronique depuis 15 ans. Elle avait vécu, en l’espace de quelques années, une succession de deuils particulièrement pénibles : son père, sa mère, puis sa sœur étaient morts de cancers.
Julie, qui avait passé 4 ans à soigner sa mère jusqu’à sa mort, menait depuis une existence solitaire, ne voyant que quelques membres de sa famille, très peu d’amis, sans aucune relation amoureuse, et régulièrement assaillie de terribles angoisses.
Lors de la première séance, elle était en arrêt de travail depuis une semaine du fait d’un grand état d’épuisement avec crises de larmes et insomnie; elle a rapidement évoqué ses problèmes professionnels et plus longuement ses différents deuils, ce qui a donné l’occasion de faire quelques petits recadrages visant à dépathologiser ses réactions.
Comme pour la plupart des gens, ses tentatives de solution habituelles pour échapper aux angoisses et à la tristesse étaient d’essayer d’éviter d’y penser. Dans le but de les freiner et en même temps d’obtenir des informations supplémentaires sur la façon dont elle se représentait une éventuelle relation entre l’accès dépressif aigu et cette longue histoire de deuils, il lui est prescrit une tâche d’observation simple: observer au jour le jour ce qui, dans ses difficultés actuelles, lui parait lié aux deuils.

À la seconde séance, quatre jours plus tard, Julie se trouve un peu mieux: elle dit avoir été soulagée par la discussion sur les deuils et a noté sur un petit carnet ses observations sur les moments difficiles de ses journées; elle a remarqué que chaque fois qu’elle se sentait épuisée, angoissée, tout devenait confus dans sa tête et elle repensait aux deuils. Les insomnies pénibles persistent et la question du deuil lui apparaît prioritaire à traiter.
Quelques interventions paradoxales viennent alors freiner son élan: puisqu’elle pense pouvoir tenir encore quelques mois à son travail malgré les conditions pénibles, veut-elle traiter la question des deuils rapidement ou lentement ? Cette question étrange la laissant un peu perplexe et sans réponse, je poursuis en lui rappelant qu’elle vit depuis 15 ans avec ces deuils et qu’il est nécessaire d’être prudent dans une intervention visant à changer cet état; je lui demande donc de profiter de ses insomnies pour réfléchir aux inconvénients qu’il pourrait y avoir à ne plus être en deuil.

La troisième séance a lieu un mois plus tard et cette fois Julie est bien mieux: elle dit qu’un déclic s’est produit, elle ne pense plus aux deuils de la même façon et sur un plan général se sent plus en harmonie avec les petits événements de la vie; elle supporte mieux la situation à son travail et ses collègues ont remarqué l’amélioration; elle a effectué la tâche demandée et a réfléchi en prenant des notes pendant ses insomnies.
Elle donne maintenant une nouvelle signification à son deuil: intense et absolu, il lui permet d’échapper à la réalité banale, ennuyeuse; elle a pense que pour elle le dialogue obsédant avec les morts ne comporte pas le risque de désaccord comme les échanges avec les vivants, il est plus confortable.
Cette réponse à la question des inconvénients au changement appelle une nouvelle intervention paradoxale: compte tenu de tout ce qu’elle vient d’exposer, cela vaut-il la peine de changer?
Julie est vraiment déterminée, pour elle, il est indispensable de sortir du deuil et de rejoindre la vie, même si elle doit affronter des relations conflictuelles avec les vivants; ses angoisses ont déjà beaucoup diminué, mais elle voudrait arriver à faire face à des flashes persistants d’images très douloureuses.
Une nouvelle prescription de symptôme est justifié par l’argument suivant: il est nécessaire de déclencher volontairement un phénomène spontané pour arriver à en comprendre le mécanisme: il lui est donc demandé, dans le cadre d’un rituel à mette en place quotidiennement à une heure déterminée à l’avance, de se concentrer intensément sur les images douloureuses pendant 15 minutes précisément comptabilisées par un réveil dont la sonnerie marquera l’arrêt de l’exercice. Elle devra noter ses observations et les idées qui lui sont venues par association sur la base des images douloureuses.bashaut
Ce type de tâche, très proche d’une auto-hypnose négative, est, comme toutes les prescriptions de symptôme, une façon particulièrement efficace de mettre fin aux tentatives habituelles d’évitement et de permettre aux patients d’effectuer eux-mêmes leurs propres recadrages.
Dans le cas de Julie, le résultat a été d’autant plus intéressant qu’elle était à la recherche de techniques de «contrôle mental» et qu’elle a pris la peine d’analyser et de me décrire soigneusement le déroulement de ses expériences.

Ainsi, à la quatrième séance, deux mois plus tard, Julie, qui se trouve beaucoup moins triste et sent la vie plus légère, explique qu’elle a consacré chaque semaine 15 minutes à déclencher les flashs d’images douloureuses de deuil. Lors de ces séances elle a observé que sa présence devenait différente, elle se sentait spectatrice, les images étaient plates, elle entendait sa voix intérieure. Tout ceci lui est apparu éloigné et elle a réalisé que beaucoup de temps s’était écoulé; les flashs ont cessé d’être spontanément envahissants et le seul qui soit survenu pendant ces deux mois lui a permis de comprendre qu’elle associait toute sensation d’inconfort au deuil; elle sait que maintenant elle est capable de faire la part des choses et cela change tout, elle a l’impression d’avoir renoué le contact avec un état antérieur aux deuils et que la parenthèse est fermée.

La cinquième séance a lieu six semaines plus tard et Julie confirme qu’elle va de mieux en mieux. Elle n’a refait la tâche que deux fois et a trouvé à chaque fois l’exercice très fructueux: elle arrive à retrouver la sensation tactile de ce qu’elle vivait dans ces périodes d’angoisse et de deuil. Elle a ainsi pu revivre, comme si elle y était précise-t-elle, les derniers jours de la vie de sa mère et cela lui permet de mieux comprendre les choses et les gens.
Une seule fois elle s’est trouvée plongée malgré elle dans une bouffée d’angoisse, alors qu’elle souffrait d’une stomatite qui lui a rappelé les dernières heures de sa mère: elle entendait précisément la voix de sa mère se plaignant d’une sensation de sable dans la bouche. Elle a alors pensé que, si dans les exercices la sonnerie du réveil pouvait mettre fin à ces réminiscences, elle pouvait y arriver aussi et, sans réveil, elle a procédé au rituel final en se disant que c’était fini et en allant se faire du thé. Elle a été surprise d’y parvenir facilement alors que depuis 15 ans elle n’arrivait pas, malgré tous ses efforts et malgré les conseils de son entourage, à arrêter ce genre de pensées.
Julie précise que son sommeil reste encore perturbé mais est moins tourmenté, dans son dernier rêve on lui disait que les autres étaient tous partis et elle prenait cela très calmement, se disant au réveil que c’était une façon d’accepter que la vie continue.
De petits changements sont toujours perceptibles dans sa vie quotidienne: elle apprécie de plus en plus les moments agréables et elle supporte assez bien le climat pourtant difficile de son travail, son entreprise étant en train de faire faillite. Elle a commencé à chercher un autre travail et se sent dans une meilleure attitude pour rencontrer des gens et même, peut-être, pour tomber amoureuse.
Elle est d’accord pour poursuivre de temps à autre les exercices dans lesquels elle se replonge volontairement dans les périodes d’angoisse et qu’elle considère comme une forme de méditation.

Conclusion métaphorique
Je ne sais pas à quel point les techniques paradoxales présentées ici peuvent vous apparaître surprenantes ou périlleuses.
Il n’est jamais facile d’aller à contre-courant, à l’encontre du bon sens commun, mais, si l’on admet que dans la dépression une certaine proportion de souffrance vient du fait de ne pas se sentir autorisé à souffrir, même si cette proportion n’est que de un pour mille, au moment où la balance est sur le point de basculer du côté du suicide, ce un pour mille peut constituer toute la différence entre vivre et mourir.

On peut se représenter la dépression comme un déséquilibre qui fait dangereusement pencher à un tournant difficile de la vie.
En poussant la métaphore plus loin, on peut imaginer que, dans un virage particulièrement serré, on se sent à tel point en danger qu’on cherche désespérément à rétablir l’équilibre en essayant de pencher vers l’extérieur; souvent l’entourage est aussi là pour tenter de faire office de force centrifuge. Mais, dans certains tournants tous ces efforts se révèlent vains et la force centripète fait de plus en plus pencher vers l’intérieur de la courbe.
Comme à moto, dans un virage difficile à négocier, il faut savoir accélérer et accompagner le mouvement centripète, parce qu’en penchant vers l’extérieur le risque de se casser la figure est bien plus grand.

On peut alors comprendre l’intervention paradoxale comme une façon pour le thérapeute de prendre le patient avec bienveillance et fermeté dans ses bras pour l’accompagner dans ce virage périlleux et l’aider à en sortir en accélérant et en penchant avec lui vers l’intérieur.
Fermement, parce que pour utiliser le paradoxe il faut être sûr de soi, l’utiliser avec réticence, avec l’arrière-pensée qu’il pourrait être néfaste, le rend dangereux.
Avec bienveillance, je dirais même tendresse, parce que la plus petite once d’hostilité ou même d’indifférence chez le thérapeute ôte au paradoxe tout caractère paradoxal et en fait une injonction sadique.

Ainsi, l’approche paradoxale demande à la fois de la rigueur et de la créativité: c’est en étant extrêmement attentif au patient, proche de sa vision du monde, que l’on peut inventer des interventions sur mesure pour l’aider, de façon respectueuse et efficace, à résoudre ses problèmes.

© I. Bouaziz/Paradoxes

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