Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XVème journée de Rencontre de Paradoxes, le 15 octobre 2016
Jean MASSELIN, psychologue du travail, formateur

Le paysage de la formation interculturelle en entreprise est dominé par les approches typologiques, qui ont en commun de chercher à cartographier les cultures selon différentes dimensions.
A minima, ces formations ont le mérite de sensibiliser à l’existence de différentes manières de voir le monde…
Pourtant, elles fournissent relativement peu de clés pratiques aux managers sur la manière d’aborder ces situations complexes. Pire, dans certains cas, elles contribuent à figer des différences dans l’esprit de leurs utilisateurs, ce qui peut s’avérer tout à fait contre-productif au regard de l’objectif initial : permettre à des personnes de cultures différentes de travailler ensemble.
C’est ici que l’approche de Palo Alto, dont les origines sont justement en partie issues des travaux anthropologiques de Grégory Bateson, présente une alternative non seulement intellectuellement plus complète mais aussi plus respectueuse que les « outils » couramment commercialisés.

—-

Introduction
L’école de Palo Alto doit beaucoup à la sphère interculturelle. Anthropologue, Grégory Bateson était parti en Papouasie-Nouvelle Guinée sur les conseils de son mentor de l’Université de Cambridge Alfred Haddon, pour y étudier les populations autochtones. Et c’est en observant un de leurs rituels qu’il eut une intuition fondatrice sur le rôle de l’interaction dans la genèse du comportement humain. Le rituel que Bateson observait ce jour-là consistait pour les hommes et les femmes à inverser et exagérer de manière caricaturale les comportements traditionnellement dévolus à chaque sexe. Bateson vit deux choses devant ses yeux : le rôle crucial du contexte dans la détermination d’un comportement, le fait que la cause d’un comportement ne se cherche pas chez un seul des acteurs d’une interaction.
C’est-à-dire que, dans ce rituel, c’est aussi bien à cause de la présence d’un auditoire que les participants adoptaient un comportement inhabituel, qu’à cause de ces comportements que l’auditoire réagissait, encourageant en retour à aller toujours plus loin dans la transgression des règles sociales, etc.
Bateson avait déjà été exposé à des cultures étrangères, notamment en Thaïlande et en Birmanie où il avait servi dans les renseignements pendant la seconde guerre mondiale. Mais ce voyage-là fut déterminant. Et on peut se demander si le modèle de Palo Alto tel que nous le connaissons aujourd’hui aurait été le même sans la rencontre avec les tribus de Nouvelle-Guinée.

Revenons maintenant à des sphères plus proches de nous. Le modèle de Palo Alto doit à la sphère interculturelle, mais la réciproque est également vraie : l’utilisation du modèle dans des contextes où différentes cultures se côtoient – par exemple au travail – peut rendre bien des services.
C’est ce que nous allons voir en partant d’un exemple.

Un choc culturel
La situation que je vous propose d’examiner est celle d’Amélie, une jeune belge qui vient d’être embauchée dans une grande entreprise nippone. Pour son premier jour, en l’absence de sa manager directe Mlle Mori, Amélie est accueillie par son n+2, Monsieur Saito.
Les connaisseurs auront peut-être reconnu les premières lignes de l’ouvrage autobiographique d’Amélie Nothomb, Stupeurs et tremblements.
Monsieur Saito confie à Amélie une première mission, présentée comme un défi : écrire une lettre à un certain Monsieur Johnson pour accepter l’invitation de ce dernier au golf.  En apparence, rien d’insurmontable…  Amélie s’exécute donc, et rédige une première ébauche, qu’elle soumet à Monsieur Saito. Ce dernier y jette un coup d’œil rapide, et la rejette.  Plus précisément, il déchire la lettre, et renvoie Amélie à son bureau pour y recommencer le travail. Amélie retourne s’asseoir, perplexe, et revient bientôt avec une seconde prose, plus élaborée. Hélas… Même réaction de Monsieur Saito, qui rejette la proposition d’un grognement sourd : « Recommencez ! ». L’ordre a – en apparence – le mérite d’être clair. Amélie s’investit donc dans une troisième tentative, qui sera suivie de nombreuses autres, toutes couronnées du même échec. Le « défi » s’arrête finalement lorsque Mlle Mori arrive et prend le relai de Monsieur Saito pour présenter Amélie à ses collègues.

Lorsqu’on lit ce récit, différentes idées viennent à l’esprit. Elles apparaîtront à certains comme des hypothèses, à d’autres comme des certitudes :
N’avons-nous pas ici l’illustration…

  • … d’un manager autoritaire, sadique diront certains ? Il faut voir comme Saito parle à sa nouvelle recrue !
  • … d’une culture nippone très préoccupée par le respect de la hiérarchie ? Ce qui expliquerait que le premier jour, le manager « montre les dents » pour se faire respecter.
  • … d’un perfectionnisme déplacé ? Peut-être finalement Monsieur Saito et la culture nippone ont-ils poussé un peu loin le curseur d’exigence pour le premier jour d’une jeune occidentale ?

On pourrait discuter pendant des heures de l’existence et du poids de ces différents facteurs. D’autres approches ont choisi d’en faire leur objet d’étude principal – nous reviendrons un peu plus tard sur les typologies interculturelles. A ce stade, notons que ces facteurs partagent plusieurs caractéristiques :

  • – Ils renvoient aux causes supposées d’une situation de blocage,
  • – Ils sont potentiellement polémiques, dans la mesure où ils ont peu de chance d’être acceptés par tous les protagonistes,

De ce fait, ils donnent très peu de clés pour sortir de l’impasse.

Mais alors, dans ce cas, si nous étions Amélie, que faire ?
Un premier élément de réponse consiste avant tout à comprendre la demande de Monsieur Saito. Autrement dit en cherchant d’abord à comprendre ce que demande une personne et si la réponse qu’elle obtient est satisfaisante à ses yeux. Et pour savoir si une réponse est satisfaisante, on part d’une hypothèse assez simple mais très aidante : si l’émetteur d’un message obtient une réponse satisfaisante, il cesse d’émettre son message. Il passe à autre chose. Dans le cas contraire, il est probable qu’il répètera sa demande jusqu’à obtenir gain de cause.

Nous disposons maintenant d’un premier indice de taille : Le fait que Monsieur Saito s’obstine à répéter sa demande signifie que le comportement d’Amélie – en dépit des apparences – ne répond pas à sa demande… Il faut donc trouver quelle est cette demande, et pour cela aller chercher dans le registre implicite :  un même message explicite peut renvoyer à des demandes implicites très différentes, selon le contexte.
En réalité, la demande de Monsieur Saito visait ici à occuper Amélie quelques temps en attendant l’arrivée de sa manager directe. Tout simplement. Vu sous cet angle, chaque nouvelle proposition d’Amélie constituait pour Monsieur Saito une réponse insatisfaisante puisque de nature à la rendre inoccupée. Amélie n’avait malheureusement pas détecté cette demande implicite, qui lui aurait été bien utile !

Résumons-nous : notre premier élan nous pousse à analyser une situation sur la base de notre propre vision du monde. Comme par magie, les idées qui font alors surface renvoient à des caractéristiques intrinsèques des personnes ou des cultures. Par nature, des éléments peu changeables. Or, on le voit, il est important de distinguer entre les faits concrets et la signification qui leur est attribuée : Monsieur Saito refuse la lettre, c’est un fait. Qu’il soit par contre exigeant, sadique ou toute autre chose sont des significations que nous associons à ce comportement.
Pour revenir au monde du travail, développer les compétences interculturelles des managers implique donc d’abord de les sensibiliser à ces notions. C’est déjà beaucoup… et ce n’est d’ailleurs pas toujours un changement de posture facile.

Approche typologique ou systémique : faut-t-il choisir ?
Ce regard systémique représente donc une alternative aux approches dites « typologiques », qui sont très présentes sur le marché la formation interculturelle. Ces dernières s’attachent à décrire les cultures selon un nombre plus ou moins important de dimensions. Par exemple :

  • Le degré avec lequel les individus acceptent que le pouvoir soit distribué d’une manière inégale dans leur société,
  • La manière dont valeurs individuelles et collectives s’équilibrent,
  • L’expression des émotions dans la sphère publique : autorisée ou évitée ?

Dans la situation d’Amélie, un regard typologique aurait mis en avant plusieurs différences entre les cultures belge et japonaise :

  • La manière de concevoir les rôles homme-femme au travail,
  • La manière d’exercer son rôle de manager,
  • … ou bien d’autres choses.

Après avoir découvert l’approche de Palo Alto, je me suis donc beaucoup posé la question de la manière de concilier approches systémique et typologique : si ces deux regards ne vont pas dans la même direction, ne faut-il pas choisir entre l’un ou l’autre ?
Ce dilemme me laissait perplexe : j’étais convaincu qu’un regard systémique ouvrait plus de possibilités de voir de nouvelles choses émerger. Mais je n’arrivais pas à me défaire de l’idée que les dimensions abordées dans les typologies pointaient du doigt des notions malgré tout pertinentes. Après tout, n’est-il pas exact que le pourcentage de femmes dans les comités de direction est radicalement différent au Danemark et en Inde ? N’est-il pas utile d’enseigner à un manager néerlandais qu’il faudra faire très attention de ne pas faire perdre la face à son interlocuteur japonais par des questions trop directes ?

En fait, ce dilemme n’en est peut-être pas un. Le modèle de Palo Alto est d’un ordre plus général, en ce sens qu’il prend en considération différentes manières de voir les choses, dont les typologies elles-mêmes rendent partiellement compte. De fait, elles nous aident à comprendre par exemple ce qui pourrait être vu comme un problème ici et pas ailleurs, ou encore si certaines actions peuvent être vues comme des solutions socialement acceptables pour résoudre un problème, ou pas.
En cela, on pourrait dire que les typologies interculturelles sont solubles dans le modèle.

Mais il y a plusieurs réserves à leur usage :
Premièrement, générer ou renforcer des stéréotypes. Dire que la culture allemande encourage une frontière nette entre vies professionnelle et privée n’est statistiquement pas faux, mais prête le flanc à des généralisations hâtives. Tous les Allemands ne partagent pas le même point de vue sur ce sujet. Or, quand bien même on prend en tant que formateur des précautions oratoires, rappelant qu’une tendance statistique n’est pas une norme, on sait que d’autres prendront le raccourci pour nous.

La seconde réserve est plus subtile. Elle relève de ce que Paul Watzlawick a appelé les prophéties auto-réalisatrices. Les typologies contribuent à fabriquer, autant qu’elles décrivent, la « réalité » dont elles parlent. Par exemple, si je pars du constat que les cultures latines encouragent des contacts physiques fréquents, cette croyance initiale va influencer la manière dont je vais me comporter avec mes collègues espagnols, de telle sorte que ma croyance initiale se trouvera in fine confirmée. On peut donc créer ou accentuer des différences en « informant » d’une réalité présentée comme objective.

La troisième réserve tient à l’usage que les managers font de leur savoir typologique une fois de retour au bureau. Parce qu’ils ont été séduits par la simplicité d’un cadre qui leur rend le monde intelligible, les participants sortent souvent enthousiastes de ces formations basées sur les typologies. Ils se mettent donc à diffuser joyeusement leur science dans les couloirs et les réunions, expliquant volontiers à leur collègue américain : « c’est normal que tu prennes des risques, c’est un trait de votre culture », ou encore que « de toute manière avec nous les Français on ne peut jamais se mettre d’accord ».

Et alors, me direz-vous ? Et alors ? Si c’est vrai, est-ce vraiment mal de le dire, pour peu que cela soit fait dans un esprit respectueux ?
Et bien cela dépend. Ceux d’entre vous qui sont nouvellement venus à ce modèle découvriront que l’on ne s’intéresse pas tant à la véracité d’une idée qu’au message qu’elle envoie à son interlocuteur. Dans le cas de notre collègue américain, à qui je dis « c’est normal que tu prennes des risques, c’est un trait de votre culture », je lui envoie une demande : celle de continuer à prendre des risques. Ce qui peut être tout à fait pertinent dans certaines situations, et absolument pas dans d’autres.
Donc pour nous tous qui avons grandi en essayant de dire des choses sur la base de la distinction entre vrai et le faux, l’apprentissage de ce modèle suppose de désapprendre un peu. Beaucoup. Vérité en deçà de la Nouvelle-Guinée… erreur au-delà. Mais c’est une invitation. Une invitation à ne plus seulement aimer les phrases pour le sentiment de vérité qu’elles nous inspirent, mais pour leur impact sur leur destinataire.

© Jean Masselin/Paradoxes

Pour citer cet article : Jean Masselin, Enseigner Palo Alto en management interculturel : un retour aux sources. 2016.
https://www.paradoxes.asso.fr/2016/10/enseigner-palo-alto-en-management-interculturel-un-retour-aux-sources/
Share This