Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la troisième Journée d’Etude de Paradoxes, 16 octobre 2004
Yves Djorno, conseiller de direction

Résumé: Changer ou disparaître… l’environnement ne laisse plus une entreprise stagner ! Longtemps, les dirigeants se sont concentrés sur les aspects opérationnels de la conduite du changement, préférant ignorer les problèmes humains. Ils prennent désormais conscience que pour mener à bien des projets d’entreprise, il faut mettre en mouvement une grande partie de l’organisation.

Depuis 20 ans, j’accompagne les entreprises dans des changements majeurs. En m’initiant à Palo-Alto, j’ai découvert une approche permettant d’aborder les aspects humains avec rigueur et rationnalité. Comment le Constructivisme permet d’assouplir des positions divergentes qui brident la créativité et la dynamique. En quoi la Cybernétique apporte un décodeur des problèmes récurrents. Comment la Systémique amène à se focaliser sur les individus ayant le plus envie de se mobiliser. A quel point l’Anthropologie de la Communication révèle l’importance de la qualité de la relation, la force paradoxale de la position basse et les bénéfices de la méta-communication.
Mais la transposition à l’Entreprise, d’une approche issue de la thérapie, qui plus est dans un cadre collectif, soulève bien des difficultés et des doutes. Faut-il en rechercher les raisons dans la finalité originelle du modèle, le cadre spécifique de l’entreprise, le parcours de l’intervenant, le manque de publications ?

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«Je crois au pouvoir des mots, ils relient les êtres humains», Elie Wiesel

M Guillot, Y.Djorno Journée d'Etude 2004 ©Paradoxes

M Guillot, Y.Djorno Journée d'Etude 2004 ©Paradoxes


Changer ou disparaître… l’environnement ne laisse plus une entreprise stagner !

Longtemps, les dirigeants se sont concentrés sur les aspects opérationnels de la conduite du changement, préférant ignorer les problèmes humains. Ils prennent désormais conscience que pour mener à bien des projets d’entreprise, il est indispensable de mettre en mouvement une grande partie de l’organisation. Mon métier est d’accompagner les entreprises dans des évolutions majeures. Avec un parcours professionnel, à la fois dans le conseil et en entreprise, je me suis spécialisé dans le management de projets complexes. Mon domaine de prédilection est la mobilisation d’équipes pluridisciplinaires et multi-culturelles dans des situations telles que les rapprochements de sociétés, le développement à l’international, les refontes de processus. Dans ces différents contextes, j’ai acquis la conviction que les leviers traditionnels que sont la stratégie, l’organisation et les technologies ne suffisent plus. En m’initiant à la systémique, j’ai découvert une approche permettant d’aborder les aspects humains avec rigueur et rationalité.

I- Le besoin d’une dynamique collective
Chacun a pu observer que les entreprises sont désormais constamment sous pression. Dès que l’une d’entre elles fait mine de souffler, les analystes se mettent à hurler, les actionnaires s’inquiètent, les consultants échafaudent des scénarios catastrophes, les talents mettent le nez dehors, les concurrents se portent acquéreurs, les clients se tournent vers de nouvelles promesses. Plus que jamais, la phrase de Gregory Bateson s’applique au milieu des affaires: « On ne peut pas vivre sans gomme ».

Face à la menace devenue permanente, les dirigeants ont compris qu’il fallait mobiliser les salariés. L’Entreprise Taylorienne, avec au sommet le petit nombre qui pense, et tout en bas les exécutants qui réalisent passivement sans savoir ce qu’ils font, n’est plus viable. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui choisissent d’évoluer vers une nouvelle configuration, souvent baptisée, « l’Entreprise Agile », où des dirigeants s’appuient sur des salariés impliqués, situés au milieu de l’organisation. D’un côté la traditionnelle pyramide, de l’autre une représentation de l’organisation que je vois bien en forme de losange… Ces deux configurations sont radicalement différentes et conduisent à des styles de management qui s’opposent. L’élaboration de la vision ne peut plus passer par un processus de planification au sommet, mais bien par une co-construction avec un ensemble élargi d’acteurs. Henry Mintzberg avait d’ailleurs secoué le cercle des dirigeants avec son ouvrage Grandeur et décadence de la planification stratégique. Le levier de changement n’étant plus l’autorité hiérarchique mais l’appropriation, il est frappant de réaliser que l’enjeu majeur se déplace de la bonne exécution vers le partage d’information. C’est là un véritable défi pour certains car, malgré l’apport des nouveaux outils numériques, la transversalité est plus facile à décréter qu’à mettre en œuvre. L’ère industrielle a été marquée par l’organisation du travail, avec pour corollaire le peu de place laissé à l’initiative. Je suis convaincu que l’avantage compétitif se bâtira à l’avenir sur les interactions entre les individus. D’où la nécessité d’une double compétence technique et comportementale. En résumé, se concentrer sur l’opérationnel était la priorité de l’Entreprise Taylorienne alors que pour l’Entreprise Agile, c’est le développement d’une dynamique collective. Comme l’a écrit Hannah Arendt : «Tandis que la force est la qualité naturelle de l’individu isolé, la puissance jaillit parmi les Hommes lorsqu’ils agissent ensemble et retombe dès qu’ils se dispersent.»

La prise de conscience par les dirigeants est une chose. Mais comment créer et surtout maintenir cette dynamique collective dans un projet d’entreprise. Un de mes anciens patrons, René Abate, Senior vice-Président du Boston Consulting Group, concluait dans ce sens son ouvrage Trajectoires d’exception publié en 2002 : «Aujourd’hui, beaucoup de nos grandes entreprises constatent une plus grande difficulté à motiver leurs équipes. L’une des clés de leur réussite dans les décennies à venir sera de mettre en place de nouveaux modèles organisationnels générant une motivation et une participation accrue au projet d’entreprise.» Mais cette question sur le changement existe finalement depuis toujours. Nicolas Machiavel constatait, en 1513 dans Le Prince, «Il n’y a rien de plus difficile à établir, rien qui ne soit plus incertain de réussir ni de plus difficile à diriger que la création d’un nouvel ordre des choses. Son initiateur trouve de farouches ennemis dans tous ceux qui profiteraient du maintien des anciennes institutions, et simplement de tièdes défenseurs dans ceux qui pourraient bénéficier des nouvelles.» De mon point de vue, adopter une pensée systémique est une voie intéressante à explorer.

II- La systémique pour agir dans la complexité des projets
Trois grands principes régissent les systèmes : la Globalité, l’Interaction et l’Equifinalité. Quelles implications ont-ils en entreprise ? Le premier d’entre eux, la Globalité, nous rappelle que le tout est différent de la somme des parties. Un peu comme la fable des aveugles qui chacun touchait un bout d’un éléphant sans qu’aucun ne puisse percevoir la bête entièrement. Ramené à l’entreprise, cela se traduit par le fait que les volontés individuelles sont en réalité interdépendantes, qu’il faut constamment observer la manière dont l’ensemble réagit et que les résultats dépendent de la capacité à multiplier les angles de vue. Le deuxième principe, l’Interaction, précise que les éléments du système sont en relation les uns avec les autres. À ce titre, les comportements sont plus importants que les qualités intrinsèques des individus, les acteurs s’influencent mutuellement et comme chacun a pu l’observer plus la pression monte, plus la résistance s’intensifie en retour. Le principe d’Equifinalité nous indique que les mêmes conditions peuvent produire des effets différents. Ma meilleure métaphore est le célèbre effet papillon. Dans l’entreprise, je le traduis par le fait qu’il n’y a pas de réponse unique ou exclusive à un problème. Ce qui peut aller à l’encontre de certaines idées reçues, mais aussi nous apporte un brin d’optimisme face au fatalisme souvent ambiant. Par voie de conséquence, la prévision de comportement est vaine, l’explication des problèmes peu utile pour les résoudre. Ce qui permet de croire que l’intervenant peut influencer le déroulement d’un projet. Comme disait Tom Peters, « L’essentiel ce n’est pas l’ordinateur. Ce qui compte vraiment ce sont les relations humaines. Ok? ».

Les pères fondateurs de l’approche systémique, inspirés par la philosophie constructiviste, ont montré l’importance de la «vision du monde» sur le fonctionnement des systèmes humains. Cela se traduit particulièrement bien dans l’environnement professionnel. Il est clair que la culture d’une entreprise et la manière de penser de ses managers ont un impact sur l’organisation et les modes d’interaction entre les individus. Et c’est bien cette structure systémique qui entretient des comportements récurrents pouvant conduire à des événements problématiques. Un des projets que j’ai conduit apporte une illustration de décodage au travers du prisme systémique. L’entreprise cliente faisait face à une perte continue de parts de marché. La vision du monde de ses managers était «nous devons conquérir de nouveaux adhérents pour arrêter de perdre des parts de marché». Ce qui avait pour effet systémique le renforcement de la prospection (recrutements de vendeurs, pression au quotidien, outils, primes…). Et malgré tous ces efforts, force était de constater que la situation restait problématique : «plus nous accentuons nos efforts commerciaux … plus nos concurrents nous rattrapent !». L’entreprise tournait en rond malgré les différents conseils qu’elle avait sollicités. J’ai compris qu’un apport d’expertise supplémentaire avait peu de chances de les aider. J’ai choisi de concentrer mon intervention sur le processus de résolution du problème et de mettre de côté (oui c’est possible !) mes propres idées. Cette façon d’agir nécessite, dans les interactions avec chacun, de se poser un grand nombre de questions à différents niveaux : sur le non verbal «que dit son attitude ?», le verbal «quels sont les mots qui lui parlent le plus ?», la relation «ai-je une bonne maîtrise du cadre ?», le contenu «ai-je bien compris le problème ?», la ponctuation des échanges «sommes-nous synchronisés ?», la position basse « suis-je suffisamment attentif et respectueux, car ma vision du monde n’est pas meilleure que la sienne ?», la méta-communication « considère-t-il qu’il a ouvert son champ des possibles ?». Cette nouvelle forme d’intervention nécessite un lâcher-prise de ma part et je prends à mon compte la phrase de John Maynart Keynes: «Le plus difficile n’est pas d’accepter des idées nouvelles, mais d’oublier les anciennes.»

Dans le cadre d’un séminaire de direction, j’ai entrepris de les aider à sortir du cercle vicieux en recadrant les représentations mentales. Ce changement de vision du monde est passé par trois temps forts. Initialement, leur conviction profonde était «nous devons conquérir de nouveaux adhérents pour arrêter de perdre des parts de marché». Les choses se dégradant malgré tous leurs efforts, mes interlocuteurs sont arrivés à la conclusion «décidément, notre situation ne s’améliore pas, nous avons pourtant tout essayé !!!». Cette deuxième étape est fondamentale, car elle matérialise le bout des tentatives des solutions et donc une opportunité d’action pour l’intervenant. Un moyen de sortir de cette boucle infernale consistait à leur faire imaginer une autre direction …. exactement à l’opposé. Le séminaire a donc été articulé autour d’un fil conducteur paradoxal pour des commerciaux: arrêter de prospecter de nouveaux adhérents. Ce mouvement contraire leur a permis de faire émerger une autre manière de considérer leur réalité: «Avec 60% de parts de marché, occupons-nous déjà de nos adhérents existants pour qu’ils ne partent plus à la concurrence». À cet instant, troisième temps fort du processus, ils ne voyaient plus leur salut uniquement dans la conquête, mais dans la fidélisation de leur parc de clientèle. Le systémicien du MIT Peter Senge, auteur de la 5e discipline, illustre bien ce phénomène «les innovations restent lettre morte, parce qu’elles se heurtent aux images du monde qui sont profondément ancrées en nous, et qui limitent nos pensées et nos actions ».

C’est à Irène Bouaziz, présidente de l’association Paradoxes, que je dois cette nouvelle approche des problèmes. Elle nous enseigne que « du fait de la complexité des systèmes en interaction dans une entreprise, l’étape d’identification du système pertinent est particulièrement importante pour éviter de s’égarer dans une analyse interminable de toutes les interactions en cause et dans des interventions mal ciblées ». C’est pour cela qu’il faut concentrer ses actions sur les individus les plus disposés à bouger. Pour les identifier, j’ai construit une grille d’analyse en deux dimensions. D’une part l’adhésion au changement, d’autre part l’énergie déployée pour faire avancer le projet. Ce qui permet de typer les acteurs d’un projet en «Champion», «Plaignant», «Visiteur» et «Opposant» (les ouvrages dans le champ thérapeutique n’évoquent pas ce dernier type, sûrement très spécifique au monde des affaires !!…). L’enjeu est que l ’engagement des Champions crée un effet d’entraînement sur l’ensemble. Sachant que c’est parce qu’il n’y a pas que des Champions, que les projets sont difficiles … et passionnants. Même si cela semble à l’encontre du « bon sens », on peut renforcer les intentions d’un Champion en mettant en avant la masse d’inconvénients au changement. Pour revenir à notre cas d’étude, l’entreprise s’est retrouvée à mettre en balance deux visions du monde. La vision initiale, caractérisée par plus de nouveaux adhérents, a engendré une amélioration des techniques de prospection au sein des équipes commerciales. Avec le vocabulaire introduit par Gregory Bateson, il s’agit d’un changement de niveau 1, c’est-à-dire plus de la même chose. La nouvelle vision fondée sur moins de départs d’adhérents existants implique des modifications beaucoup plus lourdes, que ce soit par l’introduction de nouveaux métiers (marketing relationnel, service après-vente, ventes additionnelles, programme de fidélisation…) que par une réorganisation en profondeur (campagnes marketing, base de données clients, plate-formes téléphoniques, recrutement / formation, refonte de l’informatique…). L’entreprise doit modifier le système en place, c’est un changement de niveau 2. À ce stade, j’ai donc utilisé des techniques de freinage du type «est-ce que le jeu en vaut vraiment la chandelle?». Cette tactique du changement est uniquement valable avec de vrais champions, que la phrase de Georges-Bernard Shaw m’aide à caractériser: «Dans la vie, il y a deux catégories d’individus: ceux qui regardent le monde tel qu’il est et se demandent pourquoi ; ceux qui imaginent le monde tel qu’il devrait être et se disent: pourquoi pas?»

Au-delà du recadrage de la vision, la mise en œuvre en entreprise est une tâche difficile. Il est indispensable de progresser par étapes pour rendre le changement accessible et désirable. Je retiens de mon expérience que le changement en entreprise a souvent un effet paralysant : peur du risque et de l’échec (pour vivre heureux, vivons cachés), difficultés à se projeter (on n’y arrivera jamais), contraintes et opportunités (il y a plus à perdre qu’à gagner). Mais les premiers succès ont un pouvoir recadrant car la vision se concrétise et ne pas bouger devient risqué. Sachant que le choix des premières expérimentations n’est pas anodin. Il faut une confrontation à une réalité significative, une forte probabilité d’un résultat rapide et visible, une compatibilité avec les compétences du Champion. Nous sommes là dans la pleine application de l’idée de Paul Watzlawick: «Dès qu’on a fait le plus petit des changements, d’autres suivent, qui, par effet de boule de neige, conduisent à des modifications plus importantes.»

III- Une approche intégrative de la conduite du changement
L’approche systémique ne va pas sans poser de difficultés dans le contexte spécifique de la conduite de projet en entreprise. Du point de vue des acteurs tout d’abord, j’ai pu constater que les vrais champions sont rares dans les entreprises, que certains ont l’envie mais pas la compétence nécessaire pour changer et que les individus ne s’ouvrent pas autant dans le cadre d’un projet qu’en coaching individuel. Ensuite au niveau de l’intervenant, je constate qu’à trop jouer les anthropologues on risque de passer pour un incompétent, que la position basse n’est pas toujours compatible avec le rôle de chef de projet et que garder sa marge de manœuvre est difficile avec la plupart des dirigeants. Enfin pour ce qui est de l’intervention elle-même, les réorganisations détruisent les stratégies minutieusement mises en place, la demande de conseil est omniprésente et trouver «la» question paradoxale recadrante reste un défi majeur.

C’est le mélange des genres qui a fait toute la force de l’approche systémique. L’élargissement du cercle des psychiatres et psychologues aux intervenants en entreprise ouvre un champ d’exploration enthousiasmant. Longtemps, les différentes dimensions d’un projet de changement ont été gérées en silos. Pour des raisons liées à l’histoire du management, à la défense des territoires, à la spécialisation des compétences ou à la segmentation marketing des cabinets de conseil, les entreprises ont considéré leurs projets sous des facettes distinctes : la stratégie, l’organisation, les technologies, le coaching individuel, le teambuilding. Je crois fortement à une approche de la conduite de projets complexes, beaucoup plus intégrative, dans laquelle les acteurs joueraient suivant ces différents registres en fonction des situations. N’avons-nous pas dit que le tout est différent de la somme des parties ? Il s’agit bien là d’une autre façon de résoudre les mêmes problèmes du monde des affaires, qui responsabilise les salariés, fait appel au bon outil au bon moment et économise les phases d’appropriation réalisées jusqu’alors au chausse-pied. Comme l’illustre la phrase de Marcel Proust: «La vraie découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages mais à changer de regard.»

Je remercie ma femme Isabelle Cassius-Djorno pour son soutien sur le fond et sur la forme, Sylvie Levy pour nos échanges sur le modèle et Irène Bouaziz pour son enseignement d’une autre relation au monde qui nous entoure.

© Y. Djorno/Paradoxes

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