Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la sixième journée de Rencontre de Paradoxes, 20 octobre 2007
Aleksandra Kosinska, psychologue

Résumé: Les institutions du secteur médico-social ont souvent, comme point commun, de vouloir le bien des sujets qu’elles reçoivent. Ainsi leur vocation majeure serait d’aider leurs usagers dans les problématiques qu’ils rencontrent. Il arrive ordinairement que plus le souhait d’aider l’autre est puissant, plus fort est le risque d’apparition d’un terrain particulièrement propice à l’injonction d’aide sous contrainte ; et ceci en dépit des efforts importants visant à mener un travail de qualité, en accord avec les projets d’établissements.

Comment cette contrainte psychologique s’opère-t-elle à l’insu des bonnes volontés et des intentions de bienveillance ? Quelle est la marge de manœuvre des thérapeutes susceptibles d’aider ceux « qui en ont besoin » mais qui ne demandent rien ?
Nombreux sont les professionnels qui s’interrogent sur leur pratique dans ce contexte qui contribue, bien au delà des établissements, au maintien d’un certain équilibre social.  Comment l’approche systémique peut-elle aider les thérapeutes à sortir de la contrainte thérapeutique et adopter une posture clinique, à nos yeux, éthique ?

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Introduction

Aleksandra Kosinska © Paradoxes
Aleksandra Kosinska © Paradoxes

Aujourd’hui j’aimerais partager avec vous, à travers mon contexte professionnel, comment nous pouvons travailler avec des personnes qui, envoyées par un tiers, contraintes à obéir à l’injonction d’aide se trouvent sans rien avoir demandé en rendez-vous avec nous.

L’approche systémique m’a permis de comprendre autrement l’aide contrainte (qui est une injonction paradoxale) et de découvrir une posture clinique éthique qui permet, à mon sens, de créer un cadre où peut s’expérimenter une relative liberté. Cette posture a totalement modifié ma pratique de l’approche thérapeutique. Elle fait la différence dans la relation avec le patient et permet de dégager, au sein même d’un contexte contraignant, un espace où l’autre est invité à être…. tel qu’il est… sans l’injonction de changer, voir où nous l’invitons à ne pas changer. C’est dans ce cadre qu’il peut choisir de se positionner par rapport à la contrainte et dire s’il souhaite être aidé (et si oui dans quelle difficulté).

Aujourd’hui, je ne suis plus une thérapeute qui guette la moindre opportunité pour introduire rapidement le changement (au prix parfois fort de déstabiliser, voir de bouleverser le patient et son système). Même si pour le thérapeute il peut être parfois séduisant de disposer de techniques réputées pour la vitesse des résultats il me parait important d’être vigilant. Plus nous maîtrisons un outil, plus une technique a tendance à fonctionner, plus nous réussissons dans nos thérapies; plus on risque de penser que c’est notre technique, nos interventions qui amènent les changements, voir les «guérisons»… et non pas nos patients et la complexité des interactions humaines dans le système.
Aujourd’hui, je me laisse imprégner de qui est la personne, comment elle vit, dans quoi la maintient son système, ce que lui demande l’envoyeur. Mais avant tout mon travail consiste à ce qu’elle puisse se positionner par rapport à elle-même, à ses souhaits personnels et à l’injonction d’aide qui lui est faite.

Le champ d’action des institutions d’accompagnement médico-social
Pour vous expliciter ma démarche je vais d’abord vous situer mon contexte professionnel. J’interviens au sein d’institutions d’accompagnement médico-social (la plupart de type associatif et je me réfère ici à deux d’entre elles).

Ces établissements ont comme point commun de vouloir le bien des sujets qu’ils reçoivent. Leur projet global se situe autour de l’accueil, l’accompagnement, le soutien et l’orientation. Il implique une relation humaine de qualité, l’écoute, le respect de la personne, de son rythme individuel, de ses souhaits et capacités. Leur mission est la redynamisation et la resocialisation, considérés comme processus de base nécessaires à l’insertion. Les objectifs spécifiques sont : d’instaurer la motivation, de rehausser l’estime de soi, d’impulser une dynamique d’insertion et d’autonomie. Ces institutions ont également des chartes qualité, des codes de conduites pour parvenir dignement aux objectifs engagés.
Mais si nous envisageons le respect comme une considération de l’autre tel qu’il est, si nous voulons être en accord avec nos prémisses constructivistes, et avoir une logique éthique d’intervention, nous ne pouvons pas ne pas relever quelques confusions et des implicites que ces objectifs véhiculent.
Si l’objectif explicite est d’instaurer la motivation, l’estime de soi ou une dynamique d’autonomie le message implicite qui s’en dégage est tout autre. Il amène à penser que les personnes n’ont pas suffisamment de motivation, d’estime d’elles-mêmes ou encore qu’elles ne sont pas autonomes.
Il en résulte un paradoxe. Si les personnes acceptent l’accompagnement c’est comme si elles confirmaient ces implicites. Mais si elles refusent, c’est au risque d’être considérées comme justement pas suffisamment motivées ou pas suffisamment autonomes pour s’y inscrire. La boucle est bouclée mettant les personnes dans une double contrainte. Quelque soit leur décision, venir ou refuser, l’issue mène à la même conclusion.
On comprend mieux alors pourquoi on observe autant d’échecs d’orientations de la part des envoyeurs et tellement de réserve, de perplexité de la part de bénéficiaires.

Cependant ces établissements fonctionnent, accueillant un grand nombre d’usagers. Qui sont-ils, comment arrivent-ils ?
Pour le premier établissement il s’agit de personnes repérées en difficultés d’insertion socioprofessionnelle (demandeurs d’emploi de longue durée, des allocataires de RMI), de personnes pour lesquelles le service envoyeur a détecté une «fragilité» voir une «pathologie»); pour la deuxième institution il s’agit majoritairement de personnes en difficulté psychologique ou sociale, de personnes qui n’arrivent plus à tenir leur poste de travail en milieu protégé (CAT) ou de personnes en situation d’handicap psychique (communément appelées les «malades psychiatriques»).
Ces personnes arrivent dans ces établissements suite à l’orientation de la part des organismes partenaires. Ce sont, pour la première institution: les services sociaux, les mairies, les missions RMI, l’ANPE. Pour la deuxième: les services sociaux, les foyers de vie, les SAVS (Service d’accompagnement à la vie sociale), et les services de la psychiatrie (hôpitaux, CMP). Les professionnels qui y travaillent suivent de plus près les personnes qui nous sont adressées.

Suite à un ou plusieurs rendez-vous, durant le(s)quel(s) ces professionnels s’efforcent de faire au mieux leur travail (c’est-à-dire cerner au plus près les besoins de la personne et y apporter une solution adaptée), une préconisation d’orientation est évoquée. Si la personne n’y adhère pas, les entretiens suivants vont alors consister à lui expliquer, voire à la persuader de l’utilité d’un accompagnement. Ceci, souvent, jusqu’à ce que la personne prenne conscience du bien-fondé de l’orientation.
Bien que, la plupart du temps, les envoyeurs essaient de faire pour le bien de la personne, le seul fait de l’orienter dans ce type d’institutions d’aide ou vers un professionnel supposé l’aider laisse entendre, à un autre niveau, qu’elle est dans l’incapacité de se prendre en main, de décider pour elle, de faire un choix, voir qu’il est anormal de se trouver dans sa situation.

Voici quelques exemples de terrain qui comportent des distorsions au niveau du message explicite et implicite : « Ils vont vous aider » a été entendu par une personne comme: «Je dois avoir un problème et je ne suis pas capable de m’aider moi-même». Une autre personne à qui il a été dit : «Ça va vous permettre de vous lever le matin et d’avoir un rythme», a entendu : «Je ne suis pas capable de me lever le matin et avoir un rythme convenable». Durant le premier rendez-vous je lui ai demandé si c’était vrai, mettant ainsi en doute le jugement de l’envoyeur. Soulagée, elle m’a répondu que c’était faux, qu’elle avait simplement un rythme différent. Elle vivait le soir et dormait le matin ce qui lui convenait. Un autre exemple : «Vous allez-y faire quelques activités, ça vous fera du bien et ça vous permettra de faire quelque chose dans votre vie». Pour cette personne l’implicite a été particulièrement violent. Elle s’est sentie jugée, comme si elle ne faisait rien de sa vie, comme si elle n’était rien puisque tout ce qu’elle faisait n’était pas important.

Pendant les premiers entretiens je pose avant tout le cadre de mon travail. Je le situe en relative indépendance par rapport à l’envoyeur, et par rapport à l’institution. Je questionne amplement le contexte d’envoi. J’ai pu ainsi constater que les implicites assez répétitifs de messages tournent autour du «il est anormal d’être comme vous êtes, vous devez changer».
Il me parait alors très important de remettre subtilement en question le message de l’envoyeur et permettre à la personne de dire comment elle voit, elle, la situation. Je demande aux personnes ce qui fait qu’on les a orientées vers nous. Certaines répondent qu’elles ne savent pas,  qu’on ne leur a pas dit. Parfois cela traduit une hésitation à s’ouvrir. Mais il y a malheureusement des envoyeurs qui disent: «allez là» sans aucune explication. Certaines personnes n’osent pas demander pourquoi. Elles se soumettent par peur de perdre leurs allocations. Si les réponses tournent autour du «je ne sais pas» je demande si la personne a une idée? Ce qu’elle a saisi de l’entretien avec l’envoyeur. Là les personnes évoquent souvent une problématique qui colle directement aux implicites de l’envoyeur. Par exemple, un patient m’a répondu, qu’on l’a orienté vers nous, parce qu’il était isolé socialement? Je m’étonne en disant. «Ah bon»?
Je vérifie alors s’il s’agit de ce qu’il pense lui, de lui, ou s’il s’agit de ce que l’envoyeur a dit. Puis j’ajoute: «Donc si j’ai bien compris vous vivez une situation d’isolement social? C’est ça?». Il m’apprend alors que non, mais c’est ce que croit son assistante sociale. Il fait ainsi la différence entre ce qu’il pense lui et le jugement porté sur lui.
Je continue mon questionnement en précisant ce qu’il en pense lui personnellement. Il me dit qu’en effet on lui a déjà fait remarquer qu’il n’avait pas beaucoup d’amis, mais que lui-même se considère comme un grand solitaire. Je demande alors si c’est gênant pour lui et j’apprends que pas du tout, que cela lui convient très bien, qu’il se méfie beaucoup des gens, qu’il n’a pas envie de se créer des problèmes et, qu’enfin, avec tout ce qu’il a à faire (s’occuper de sa santé, de sa maison, de sa situation administrative…) il n’a, tout simplement, pas le temps.
Pourquoi alors il devrait changer ou se resocialiser, vu que sa situation avait l’air de lui convenir? Il me confirme qu’il est très bien comme cela. Il commence là, déjà, à se positionner. Il m’explique qu’il ne sait pas s’il aura le temps de venir. Je compatis, je lui montre que je saisis, je reste très indulgente… en ajoutant de temps à autre… «Bah, oui, je comprends».

Son assistante sociale lui a dit de venir à temps plein. Je me positionne alors à contresens de son injonction, en utilisant les propres arguments du patient… c’est un homme si occupé. Il acquiesce «Ah! oui oui, c’est ça…» et se montre de plus en plus étonné.
J’évoque aussi sa santé sur quoi il répond de vouloir m’en parler. Il a beaucoup de problèmes médicaux. Je m’en saisis pour maintenir le paradoxe, je lui annonce qu’il est, bien évidemment, plus important de s’occuper de sa santé que de venir dans notre établissement.
Plus je continue à évoquer des raisons valables pour ne pas venir, plus son visage devient intrigué. Il finit par me dire qu’en définitive, il n’a pas tellement à faire, et qu’il peut peut-être passer… de temps en temps. Je continue ma stratégie en lui disant que je ne sais pas si c’est une bonne idée… c’est lui qui voit.
Là, c’est lui qui commence à me persuader, qu’il peut quand même se libérer. Je finis par lui dire, qu’il ne faut vraiment pas que ce soit gênant, par rapport à son emploi de temps…
Lui, qui était assis au bord du fauteuil s’installe plus confortablement et on discute de sa méfiance vis-à-vis des autres. Je lui dis: «Enfin quelqu’un de réaliste!». J’ajoute qu’il a raison de se méfier car il y a des tas de gens qui font confiance trop rapidement. Il y a tant de gens méchants, malintentionnés… Plus j’en ajoute… plus il s’enfonce dans le fauteuil, sidéré.
L’homme pressé qu’il était n’arrive plus à partir. Il me raconte un peu sa vie, puis il s’en va très surpris… Le lendemain il passe me voir, dit que l’entretien l’a beaucoup réconforté et que pour la première fois il s’est senti compris, déculpabilisé. Dans sa vie, il a vu plusieurs psychiatres (et même fait une analyse) mais ça renforçait sa culpabilité de ne pas avoir de liens sociaux. C’est la première fois, qu’il se sent autorisé à vivre comme il est.
Je continue dans ma posture paradoxale en disant qu’il peut s’avérer risqué pour lui de se sentir trop soulagé. Rassuré, il pourrait ne plus se méfier de gens et tomber ainsi sur des malveillants.
Aujourd’hui, il a décidé de venir peu, mais régulièrement. Il s’est fait un emploi du temps intéressant et surtout compatible avec ce qu’il souhaite.

Dans les premiers entretiens le questionnement vise la distinction entre les raisons de l’envoyeur et ce qu’en pense la personne. Si le thérapeute se dispense de ce questionnement, il sous-évalue le fait que la venue de la personne est une adaptation au contexte contraignant et non pas une demande de changement.
Cependant, ce qui m’a toujours frappée c’est que beaucoup de professionnels prennent rarement en compte le côté contraignant de l’orientation. Souvent l’orientation donne le sentiment, à l’envoyeur, de faire quelque chose de bien pour l’autre qu’il croit en difficulté. Parfois cela permet d’éviter le sentiment d’impuissance face à ceux qui sont perçus comme étant en dehors des valeurs et des conduites approuvées par la norme sociale.
Mais indépendamment de l’intention de l’envoyeur le message reçu par la personne demeure inchangé, à savoir « vous devez vous faire accompagner» et demeure une contrainte.

Définition de la contrainte et du contexte contraignant
La contrainte est définie comme une force ou coercition extérieure, qui empêche l’action volontaire de l’individu. Elle s’opère quand quelqu’un souhaite quelque chose que son interlocuteur ne souhaite pas spontanément. C’est un pouvoir exercé sur l’autre pour obtenir de lui qu’il fasse quelque chose, ou qu’il arrête de faire quelque chose.

La contrainte peut être à l’origine de diverses manifestations allant de la souffrance profonde à la créativité. En fonction des individus la réponse à la contrainte va également varier.

Si l’individu a des capacités pour y échapper et se trouve dans un contexte qui le lui permet, la notion même de la contrainte disparaît, pouvant l’amener à la recherche de solution plus adaptée (par exemple, certaines personnes contraintes à venir dans notre institution ne sont jamais arrivées, elles ont, entre temps, trouvé du travail). Mais comme l’a dit Boris Cyrulnik: «Si la souffrance contraint à la créativité, cela ne signifie pas qu’il faille être contraint à la souffrance pour devenir créatif».

Si par contre l’individu n’a pas cette capacité ou le contexte ne lui permet pas d’y échapper, la contrainte peut mener à la soumission. Mais c’est l’individu, compte tenu du système dans lequel il se trouve, de ses apprentissages antérieurs et de ses valeurs, qui considère s’il doit, ou pas, s’y conformer. Il y a là, selon nous, deux possibilités: soit il épouse la vision qu’a de lui l’envoyeur, dans ce cas la notion de contrainte disparaît également, puisque la personne est d’accord avec ce qu’on lui demande; Soit il s’agit d’une obéissance partielle (et c’est le cas d’aide sous contrainte, nous semble-t-il) puisque l’individu obéit à une partie du message: la forme (il vient dans l’institution ou au rendez-vous) mais «résiste» sur le fond (à la thérapie ou aux tentatives de changement).

Nous pouvons alors dire que pour qu’il y ait contrainte cela implique une opposition entre ce qui est demandé à la personne et ce qu’elle souhaite, intimement, au plus profond d’elle, pour elle. La contrainte réduit ainsi la liberté d’action de l’individu et rigidifie les interactions qu’il a au sein de son système.
Cependant dans le cas où il est imposé à la personne de se faire aider elle tente de préserver la liberté qui lui reste. Cette liberté est traduite par l’opposition implicite à l’intervention. Selon nous c’est bien là que réside son libre arbitre, son garde fou.
Le positionnement permettant de préserver cet espace où s’exprime sa liberté est un positionnement paradoxal. Là, où certains intervenants voient un refus à l’accompagnement, la résistance, voir une pathologie, nous voyons le côté sain, le libre arbitre de la personne. Ainsi il m’arrive régulièrement de recadrer cette opposition en une force, la décrire comme une ressource dont dispose la personne, et dont elle peut aussi se servir au-delà de l’institution.
Toutefois, si l’envoyeur préconise une orientation et par là même une forme implicite d’injonction thérapeutique, c’est qu’il a ses raisons. Celles-ci s’inscrivent dans une logique cohérente avec ses présupposés, avec sa vision du monde et avec son propre système de fonctionnement. La représentation qu’il se fait de la personne émane de leurs interactions et s’est construite à partir d’un processus circulaire, et non pas, à partir d’une causalité linéaire.

En outre, pour beaucoup d’envoyeurs il s’agit d’un acte de soutien, l’orientation étant conçue comme une aide à la personne. Sur le terrain j’ai pu rencontrer des prescripteurs dépassés par des situations, des gens agacés, voire exaspérés par le manque des moyens adaptés. Il faut également rappeler que l’envoyeur obéit lui-même à des injonctions venues de plus haut dans sa hiérarchie et qui émanent des missions de sa propre institution. N’y aurait-il donc pas, dans le processus interactionnel entre le «contraignant» et le «contraint» une sorte de co-responsabilité, puisque l’action du «contraignant» sur le «contraint» n’est pas franchement contestée. Le mécanisme de contrainte ne s’inscrirait-t-il pas ainsi dans la circularité d’un processus complexe? Chaque protagoniste est pris dans des interactions à la fois verticales et horizontales avec d’autres personnes et d’autres systèmes. Leurs propres comportements sont restreints ou contraints par leur environnement. Le système étant un tout non réductible à la somme de ses parties, la contrainte vue ainsi, ne serait-elle pas la qualité émergente d’un système plus large?

De plus, chaque protagoniste a sa propre manière de décoder le monde et les messages, explicites et implicites, contenus dans la communication. Ce décodage est la résultante du système de référence spécifique à chacun, issu des empreintes culturelles, familiales et des apprentissages antérieurs de la vie. Le concept d’homéostasie nous permet de comprendre que chaque personne s’efforce de maintenir un état d’équilibre acceptable pour elle, ce qui est une sorte de régulation entre l’individu et son environnement.

Par exemple, cette patiente, pour qui la vie s’est effondrée. Une maladie grave a provoqué son licenciement. Ne parvenant plus à payer son appartement, expulsée, elle s’est vue obligée de retourner vivre chez ses parents. Les relations sont devenues rapidement très violentes. Elle ne supportait plus de rester chez eux, a fait une demande d’appartement mais son assistante sociale l’a envoyée chez nous pour être redynamisée. Elle est venue mais sans trop de participation. En cours de l’entretien nous avions pu discuter de l’origine de la demande et nous avons envisagé qu’il ne lui était probablement pas utile de venir. Notre établissement étant beaucoup trop éloigné de son lieu de résidence, l’obligeant à prendre les transports extrêmement tôt le matin pour rentrer que très tard dans la soirée. Nous avons ajouté que les activités n’étaient probablement pas adaptées pour elle. Nous avons aussi envisagé ce qui allait se passer au niveau de sa famille, au niveau de l’assistante sociale et pour elle-même, si elle choisissait de ne pas venir. Après réflexion elle a décidé de venir quand même car au moins elle avait la possibilité de parler de ce qui la touchait. De plus, passer la journée à l’établissement lui permettait d’éviter une partie des conflits avec ses parents. C’était finalement une solution plus appropriée à ce qu’elle vivait.

Mais il y a aussi de personnes pour qui ne pas venir est une meilleure adaptation. Comme cet homme, de 54 ans qui attendait sa retraite après avoir été licencié. Envoyé parce que trop introverti, il devait récréer des liens interpersonnels. Il a pu nous confier qu’il était beaucoup mieux chez lui, et qu’il avait une passion qui occupait la majorité de son temps. Il a pu se positionner, assumer qu’il risquait d’être stigmatisé comme asocial et s’est senti prêt à défendre sa décision devant son assistante sociale.

Vu sous cet angle nous pouvons considérer chacun comme un être entièrement responsable. Le comportement de l’individu étant pris, comme nous l’a appris la cybernétique, non pas comme séparé ou indépendant, mais en relation et peut-être comme résultante des processus à l’œuvre au sein de son système. La réponse ou le comportement de la personne apparaît comme une solution adaptative face à son contexte de vie.

Néanmoins, comme le souligne J.-J. Wittezaele, « (…) Chaque être humain fait partie de diverses systèmes et sous-systèmes qui imposent des contraintes à ses moyens d’adaptation, mais qu’en définitive, ceux-ci révèlent sa manière personnelle de se comporter dans la vie. (…) Certaines de ces contraintes ont été formalisées et institutionnalisées, elles constituent les us, les coutumes et les lois de chaque société. Il arrive qu’un mode d’adaptation individuel, bien que satisfaisant la personne, ne soit pas en accord avec les contraintes sociales. A partir du moment où il est repéré par des instances de régulation du groupe social, il s’en suivra des mesures visant à modifier cette forme marginale d’adaptation.» (C. Seron, J-J. Wittezaele (éd. 1995), Aide ou contrôle, De Boeck-Wesmael, Bruxelles, 1991)

Une autre question se pose alors : les institutions qui souhaitent aider leurs usagers, les amener à changer, ne répondraient-elles pas, involontairement, à une sorte de régulation et au-delà, au maintien d’un équilibre social?

Pour l’intervenant émerge alors une autre interrogation : comment effectuer un travail de qualité, en accord avec notre éthique et nos prémisses théoriques, sans se laisser piéger par le paradoxe d’aide contrainte, ni se laisser instrumentaliser par une commande sociale plus large? Quelle position adopter pour pouvoir travailler à la fois pour l’institution et pour les patients?

Travail d’aide sous contrainte
Une de manières de travailler est d’adopter une position de thérapeute irrévérencieux, proposée par Gianfranco Cecchin, Gerry Lane et Wendel Ray. Pour eux, «En introduisant l’irrévérence (…) le thérapeute peut concourir à maintenir un certain niveau de flexibilité.(…) Dans une configuration institutionnelle le thérapeute est appelé à obéir à de nombreux messages contradictoires – du client ou de l’administration ou des factions socio politiques, culturelles et légales, et tant d’autres. Ce sont des doubles contraintes. Il ne peut obéir à tout le monde, cela voudrait dire courir le risque de perdre son efficacité et, peut être, son équilibre mental.» ( G. Cecchin, G. Lane, W. Ray, Irreverence in institutions: survival, in.  Irreverence: A Strategy for Therapists’ Survival, Paperback)

La position du thérapeute irrévérencieux est différente de celle d’un révolutionnaire. Il ne s’agit donc pas de prendre pour objectif un militantisme féroce ni combattre l’intolérance et la difficulté de la société à accepter des individus hors normes (bien que les actions des thérapeutes puissent parfois participer, de loin, à l’évolution des mœurs, par «effet papillon»).

Il s’agit de construire un cadre d’intervention flexible, cohérent et fonctionnel pour survivre dans le système. «Plus longtemps une personne survit comme thérapeute, plus elle aide ses clients à trouver des solutions pour eux-mêmes. Son irrévérence, en tant que thérapeute peut être transmise au client. Le thérapeute irrévérencieux doute qu’une quelconque théorie ou modèle pourra saisir la véritable essence du comportement humain, il se réserve toujours la flexibilité pour mettre au défi les limites inhérentes aux descriptions imposées par l’institution, le client et qui plus est, par ses propres préjugés.» (G. Cecchin, G. Lane, W. Ray, Irreverence in institutions: survival, in.  Irreverence: A Strategy for Therapists’ Survival, Paperback)

Il faut donc naviguer subtilement, entre la commande de l’institution et celle du client. Il faut être réaliste, il y a des situations dans lesquelles le thérapeute ne peut pas grand-chose. Nous ne sommes qu’un élément du système parmi tant d’autres.

Par exemple, nous avions une situation urgente à gérer au sein d’un établissement. Une jeune femme, prise dans un accès délirant, a eu recours à l’agressivité un peu poussée. L’équipe et les responsables hiérarchiques, heurtés, ont décidé d’exclure la personne pour freiner l’accès à la violence, pour se protéger et préserver les autres usagers qui en ont été choqués. Bien que j’aie souhaité maintenir le cadre thérapeutique et les entretiens (prévus de longue date avec elle) je n’ai pas pu le faire. Ensuite, j’ai su qu’au retour chez elle, prise de culpabilité, elle s’est confiée à son père. Celui-ci l’a frappée pour la punir de son comportement violent.

Vous voyez que les institutions sont également amenées, pour continuer à fonctionner ou préserver leurs membres et usagers, à faire des choix complexes et pas toujours évidents à accepter. Il est parfois utile d’avoir recours à la notion de hiérarchie de systèmes qui peut permettre de comprendre que certaines décisions peuvent êtres désastreuses au niveau d’un sous-système, mais permettre au système qui l’englobe de fonctionner (je pense aux familles où un enfant est désigné malade mais qui permet à la famille de fonctionner ou à une entreprise qui doit licencier pour continuer à exister sur le marché).

Pour travailler à la fois pour l’institution et le client nous pouvons entrer dans une démarche stratégique vis-à-vis de l’institution ou vis-à-vis des équipes. Nous pouvons généralement aider le client à travers l’équipe d’accompagnement.

Je me rappelle d’une intervention que j’ai faite lors d’une réunion d’équipe où celle-ci s’est inquiétée et avait du mal à supporter les soudaines crises de larmes d’une personne, crises qui n’avaient pas lieu auparavant. L’équipe souhaitait soulager au plus vite la souffrance de la personne en la rassurant, en lui disant qu’il fallait garder le moral et le sourire (tombant ainsi dans les tentatives de solution de son entourage). J’ai pu leur proposer un décryptage différent de la situation en expliquant qu’elle traversait un moment de «déblocage émotionnel». Qu’avant elle ne pleurait pas certes, mais elle ne riait pas non plus. Le déblocage lui permettait d’avoir accès à des sentiments positifs, et de surcroît, négatifs. Je leur ai dit aussi qu’elle s’autorisait, enfin, à pleurer, montrant ainsi son humanité. De plus, sa situation n’allait pas s’arranger avant un long moment (ce qui était vrai) et que le seul moyen qu’elle avait de s’en soulager était ses larmes. Touchée, c’est l’équipe qui a conclu qu’il était important de la laisser pleurer car c’est ainsi qu’ils allaient l’aider.

Dans ce cas mon intervention a porté ses fruits mais, être flexible dans le contexte institutionnel suppose aussi pour le thérapeute la capacité à supporter de ne pas être toujours écouté, que ses stratégies ne soient pas toujours suivies, que certaines décisions de l’institution aillent à l’encontre de ses principes.

Au niveau du patient il existe aussi une possibilité de travailler. Nous pouvons contribuer à créer un contexte dans lequel la personne peut s’autoriser à parler au plus près de ce qu’elle est. Créer un cadre où la personne se sente invitée à expliciter elle-même ce qu’elle pense de l’injonction d’aide peut lui laisser la possibilité de se retourner. Cependant, ce «parler au plus près de ce qu’elle désire pour elle-même» ne vient pas d’emblée. Plus la contrainte a été vécue comme écrasante, plus les expériences de vie ont amené la personne à des apprentissages dont elle a conclu qu’il valait mieux se taire, ou plus elle a été amenée à dire ce que l’autre voulait entendre au détriment de ses propres désirs, alors, plus il faudra de temps et d’interventions subtiles pour qu’elle puisse se rendre compte que notre cadre thérapeutique aspire à être non jugeant, non supposant, non interprétant, non diagnostiquant.

Quand nous pouvons créer un espace où l’on peut suspendre, le temps de l’entretien, les missions que poursuit l’institution, où les implicites de nos messages sont en harmonie avec le sens paradoxal que nous donnons à notre intervention, alors une parole, où l’autre EST tel qu’il est, peut émerger. Pour ce faire nous pouvons, à travers nos expressions, nos mimiques, nos questions, témoigner de l’importance que nous accordons à la personne et à ce qu’elle nous livre. Enfin, il est important que la personne puisse dire ce qu’elle pense elle de sa situation, ce qu’elle pense elle-même de ce que les autres ont pensé d’elle ou pour elle et choisir ce qui lui convient.

Les gens se comportent comme on les considère, dit Françoise Kourylski, et j’ajouterais qu’ils nous disent ce que l’on est prêt à entendre. Le travail du thérapeute, dans un contexte d’aide sous contrainte, consiste donc à interroger les préjugés, le contexte de la venue, à évaluer sa propre marge de manœuvre puis co-évaluer avec la personne sa marge de manœuvre à elle, en fonction du contexte et du système au sein duquel elle est amenée à évoluer. Expliciter la contrainte, rendre évident que la personne n’estime pas avoir besoin d’aide, qu’elle ne vient pas de son plein gré, et que c’est l’envoyeur qui a défini le problème pour elle, permet de créer une configuration nouvelle de la réalité. C’est là que la personne pourra choisir une position plus responsable et plus adaptée à sa réalité.

>Elle pourrait choisir de rester au sein de l’institution car finalement c’est un lieu ou elle n’est pas gênée et où elle peut solliciter le thérapeute pour d’autres difficultés; décider d’arrêter son accompagnement et chercher (ou pas) une autre solution; ou encore décider de s’associer à la définition du problème tel qu’il a été décrit par le tiers envoyeur ; à moins qu’elle ne décide de demander au thérapeute de l’aider pour un autre problème, défini cette fois-ci par elle-même ; ou trouver finalement toute autre adaptation à laquelle le thérapeute n’aura même pas pensé.

Quelque soit la décision du patient il sera gagnant dans tous les cas, puisqu’il a, cette fois ci, lui-même fait son choix. Il agit ainsi sa liberté de décider de sa propre vie.
Du côté du thérapeute, quelque soit la solution du patient c’est la meilleure qu’il a pu trouver. Nous considérons que la personne est la seule à savoir pour elle. Elle est la mieux positionnée pour choisir une issue qui lui parait convenable et adaptée pour fonctionner.
Alors quelle est la marge de manœuvre des thérapeutes pour déjouer le piège du paradoxe d’aide sous contrainte
Nous pensons que la marge de manœuvre réside surtout dans une posture paradoxale, soucieuse de l’éthique et des prémisses théoriques qui la sous-tendent.

Posture clinique éthique à travers la systémique
Cette posture paradoxale tend vers le sens contraire de l’injonction d’aide faite par l’envoyeur. Elle vise à aider la personne à prendre une décision, tout en tenant compte des contraintes inhérentes à son système. Elle est la seule à décider si oui ou non elle a un problème et quel problème elle souhaite traiter.
Plus puissant est, pour le thérapeute, le souhait d’aider la personne plus grand est le risque de se piéger dans ses propres aspirations. Il risque ainsi de compromettre une relation où une demande d’aide aurait pu émerger.
Si c’est l’institution ou l’équipe qui tombe dans cet attrait, nous pouvons mettre en place une stratégie à l’égard de celle-ci, de manière à arrêter les tentatives de solution que provoque le «trop plein» du désir d’aider.
Enfin le thérapeute se doit, pour aider au mieux la personne, et rester cohérent avec ses prémisses, de maintenir une position paradoxale, dans l’éthique et dans le respect écologique du fonctionnement du système.

L’approche paradoxale ne nous a-t-elle pas appris que le travail du thérapeute est de créer des conditions pour que la personne arrête ses tentatives de solutions? Cet arrêt peut participer à la reconfiguration, par la personne, de sa représentation de la réalité. Une nouvelle configuration peut être propice au changement, mais où le changement peut ne pas advenir également. Pour pouvoir accueillir l’éventuel renoncement au changement, comme une adaptation, il nous parait important d’être dans une posture clinique ou nous ne savons pas ce qui est mieux pour le patient, où nous n’attendons rien de particulier ni de la part de la personne ni même de la situation.

Cette posture de non pouvoir, de non vouloir, de non savoir s’applique à un niveau bien spécifique de notre cadre thérapeutique. C’est d’ailleurs la superposition de ces deux niveaux qui rend notre démarche paradoxale. Au niveau général nous voulons, bien évidemment aider notre patient à changer. Nous travaillons et exerçons notre métier pour cela. Nous pouvons et nous savons aider. Nous connaissons les aspects théoriques, nous avons des outils et des tactiques, nous savons, normalement, rendre efficace notre stratégie. À ce niveau c’est le thérapeute qui défini le cadre et comment travailler. C’est au niveau d’aide spécifique, vers quel sens aller, quel changement singulier doit s’accomplir, que nous laissons toute la place à la personne.

Nous n’avons pas à mener de changement ou à guider nos patients. Ne pas avoir d’intention particulière pour la personne permet de dégager l’espace où elle pourra disposer des éléments de sa réalité, en fonction de ses propres besoins. Moins nous souhaitons pour la personne plus elle pourra souhaiter pour elle-même, plus elle aura la possibilité de jouir, ou de renoncer, à sa liberté d’aménager de manière plus souple et adaptée sa réalité.

Nous pensons que demeurer proches, mais suffisamment lointains permet au patient d’opérer son changement lui-même. Pour cela il est utile, pour le thérapeute, d’avoir cette capacité à suspendre sa pensée, ne plus la diriger, faire le vide, pour que le patient laisse émerger des nouveaux aspects de sa réalité. Nous pourrions imaginer la métaphore d’une toile avant d’être peinte. Un large espace qui demeure vacant qui appelle le patient à en faire son œuvre. Nous mettons à sa disposition différents pinceaux, des peintures allant de la peinture à l’huile à l’aquarelle… Mais à chaque fois, qu’une pensée concernant la solution du problème du patient, naît dans l’esprit du thérapeute, c’est comme une projection de peinture sur l’ouvrage du patient. Elle pollue et perturbe ainsi une configuration qui aurait pu être sienne…
Nous n’avons pas à nous en mêler… Le reste appartient à la personne.

Les plus belles histoires de la littérature ne seraient-elles pas, celle dont on ne voit arriver la fin …. Celles qui nous surprennent par cette liberté qui nous est laissée, en tant que lecteur, à les imaginer et les créer nous mêmes…

© A. Kosinska/Paradoxes

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