Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication au VIIème forum de la Confédération Francophone d’Hypnose et de Thérapies Brève  (CFHTB)  2-4 juin 2011, Biarritz

Docteur Irène Bouaziz, psychiatre

Résumé :
De toutes les tâches thérapeutiques, la prescription de symptôme est certainement la plus périlleuse à envisager pour le thérapeute et la plus difficile à accepter pour le patient : « Vous voulez perdre 20 kilos ? Alors, prenez-en 20 ! »
De Viktor Frankl aux pionniers de l’Ecole de Palo Alto, en passant par Milton Erickson, l’injonction paradoxale, bien comprise et bien utilisée, se montre un outil thérapeutique aussi efficace qu’intriguant :

– Pourquoi un changement peut-il s’opérer lorsque le patient vit volontairement son problème ?
– Comment proposer cette expérience paradoxale au patient en l’amenant à y adhérer pleinement ?
– Comment amorcer le changement en permettant au patient de vivre cette tâche dans le temps même de l’entretien ?
Une longue pratique de l’hypnose d’une part et de la prescription paradoxale d’autre part a permis d’avancer quelques éléments de réponse à ces questions et a fini par produire une hybridation particulièrement fructueuse.
Prescrire le symptôme à bon escient et efficacement nécessite à la fois d’avoir compris la « logique » de la situation, de se représenter le mode de fonctionnement du paradoxe, d’avoir confiance en son effet et d’être attentif à la façon dont on le présente.
L’adhésion du thérapeute à cette prescription est aussi importante que celle du patient parce qu’il s’agit de construire la tâche ensemble, lors d’une légère transe hypnotique commune. Dans cet espace virtuel paradoxal, le patient, aidé du thérapeute, peut commencer à faire  l’expérience d’une nouvelle relation à son symptôme.
Loin de l’ordonnance irrationnelle d’un thérapeute tout puissant, la prescription de symptôme ainsi conçue devient une co-construction hypnotique à effet immédiat.

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Demander à une femme qui sollicite votre aide pour perdre 20 kilos de commencer par en prendre 10, proposer à un déprimé de se déprimer plus intensément encore deux heures tous les jours… il faut être Milton Erickson ou Paul Watzalvick pour oser faire une chose pareille et pour que ça marche !

La prescription du symptôme est sans doute une des techniques de psychothérapie les plus impressionnantes.
Proposer à un patient en souffrance de reproduire volontairement son problème va à l’encontre du sens commun, à l’encontre toute logique, voilà qui est même, pour certains, contraire à l’éthique.
Un tel traitement de choc est-il justifiable ? Ne prend-on pas le risque d’aggraver la souffrance ? N’est-ce pas tout simplement cruel ?

Effectivement, si vous dites a une copine exaspérante avec ses incessantes lamentations sur ses malheurs: « suicide toi donc demain entre 15h et 15h30 », oui, c’est cruel. Si vous dites à un patient qui vient de vous expliquer à quel point il est terrifié par ses crises de colère: « la prochaine fois que votre femme vous contrarie hurlez-lui dessus », oui il peut vous prendre pour un provocateur … ou un sadique.

Pour faire de la prescription du symptôme, outil paradoxal par excellence, une voie non seulement logique mais aussi respectueuse pour générer un changement, il faut se retenir de la dégainer trop vite.
Il faut prendre le temps de s’installer dans la réalité de l’autre, déployer des trésors de compréhension et de compassion, s’appuyer sur sa logique pour le convaincre de la pertinence de l’expérience ; il faut l’accompagner pas à pas, minute par minute, dans la construction d’un scénario qui lui fera vivre son problème volontairement. Il faut rester avec lui pendant qu’il s’imagine en train de s’efforcer d’être triste, angoissé ou en colère.

De ce fait l’évocation, dans une communication ou dans un article, d’une telle intervention prend forcément du temps et risque de lasser un auditeur ou un lecteur en quête de techniques faciles à mettre en œuvre. Voilà pourquoi on n’a retenu de Milton Erickson et des praticiens de Palo Alto que des interventions spectaculaires impraticables telles quelles, sauf à prendre de gros risques.

Aussi, je vais centrer mon propos sur l’évocation d’une thérapie sur deux séances dans laquelle les interventions seront commentées et qui aura pour épilogue le feed back de la patiente, un an et demi après.

Entrons donc dans le vif du sujet.

Cécile est obsédée depuis quinze ans par la première femme de son mari.
L’histoire est assez classique : François a quitté Marie avec qui il avait une fille de 6 ans, pour vivre avec Cécile. La séparation et le divorce ont été difficiles ; Marie n’a pas accepté la situation et a fait pendant des années de multiples procès pour contester le droit de garde et la pension alimentaire. Cécile, qui a eu depuis trois enfants avec François, considère que Marie leur a pourri la vie. Ils ont passé plus de dix ans dans l’appréhension du prochain coup, de la prochaine lettre recommandée.
Mais alors que les choses se sont calmées ces dernières années, Cécile continue d’être envahie par des ruminations obsédantes.
Comme elle le dit avec humour, elle convoque plusieurs fois par jour Marie dans sa tête, et « lui fait sa fête ». Elle l’insulte, revit les disputes, imagine qu’elle lui casse la figure. Elle ne peut pas s’en empêcher. Il lui arrive de consacrer, sans s’en rendre vraiment compte, vingt minutes à ce petit cinéma intérieur. Elle en sort de très mauvaise humeur, se traitant elle-même de pauvre fille. Oui, elle est vraiment une pauvre fille qui perd ainsi tellement de temps à se faire souffrir en évoquant le passé. Elle se trouve ridicule. Elle pourrait tout à fait ne plus y penser. Elle n’a pas vu Marie depuis plus de 15 ans et cette femme ne leur pose plus de problème. Elle avait espéré en être tout à fait débarrassée quand, à la majorité de Noémie, la fille de son mari, celui-ci a cessé tout contact avec son ex-femme. Elle est donc d’autant plus consternée de la retrouver encore dans ses pensées.
Elle a vraiment envie de se débarrasser du film parasitant qu’elle a dans la tête. Non, elle n’a plus aucune raison d’être obsédée par cela.

Dans ce genre de situation, le schéma de l’interaction est assez simple à décoder : Cécile, pour lutter contre ses idées obsédantes, s’envoie à elle même un message : « cesse de penser à Marie ». Auto injonction inefficace dont le modèle de la Thérapie Brève de Palo Alto postule qu’elle contribue à maintenir le problème. Amener Cécile à cesser de s’envoyer ce message, c’est à dire, dans le jargon Palo Altien, arrêter ses tentatives de solution, peut se faire de différentes façons, plus ou moins paradoxales. Proposer à Cécile de déclencher volontairement ses idées obsédantes est la voie la plus paradoxale de toutes. Il s’agit donc de lui prescrire son symptôme. L’amener à se projeter volontairement le film qui habituellement s’impose à elle contre son gré.

Présentée comme cela, brut de décoffrage, la tâche apparaît non seulement violente, mais impossible à admettre.
Pourquoi Cécile, dont la vie est gâchée depuis des années par ces obsessions, accepterait-elle de les aggraver ? Qui voudrait se faire volontairement du mal ? Quand on est envahi par des pensées parasites, la logique veut qu’on s’en débarrasse, qu’on s’empêche d’y penser.

En préalable, rappelons que la prescription du symptôme n’est une intervention paradoxale que dans le cadre d’une relation thérapeutique de qualité, dans laquelle le thérapeute a montré au patient qu’il avait bien compris son problème et qu’il était prêt à l’aider. En dehors d’un contexte de relation d’aide, nous l’avons vu en introduction, la prescription du symptôme n’est plus un paradoxe thérapeutique mais une injonction sadique.
Par ailleurs, il faut que le patient soit non seulement demandeur d’une aide, mais aussi prêt à s’investir dans le traitement. Si on tente de prescrire le symptôme à un patient qui ne nous demande rien, qui est sous contrainte ou qui attend passivement que le thérapeute trouve la solution pour lui, le risque est grand que le paradoxe soit au mieux inefficace, au pire, brutal, voire méchant.
Enfin, si on prescrit le symptôme comme on prescrirait un médicament, comme la conduite à tenir à l’issue d’un diagnostic d’expert, il faut être un thérapeute très réputé pour que le patient l’accepte sans autre forme de procès. Un Milton Erickson ou un Paul Watzlawick faisant signer un chèque en blanc : « si vous faites ce que je vous dis, vous irez mieux ».

Mais qui, parmi les modestes thérapeutes que nous sommes pour la plupart, peut se permettre d’adopter une position aussi haute ? Et d’ailleurs, qui a vraiment envie d’avoir ce type de position dans la relation avec ses patients ?

Alors pourquoi vouloir aider Cécile avec une approche paradoxale et comment le faire respectueusement ?

Pourquoi ? Parce que le paradoxe revient à dire à Cécile qu’elle a de bonnes raisons d’être obsédée. Toute autre approche qui viserait à faire cesser directement les idées obsédantes dirait aussi implicitement à Cécile qu’elle a tort de les avoir et la renforcerait dans son sentiment d’incompétence.
Nous allons donc prendre appui sur ses idées obsédantes pour aider Cécile à faire bouger une situation bloquée, transformer le cercle vicieux : « je pense à Marie – je ne dois pas penser à Marie – je pense encore plus à Marie » en cercle vertueux.

Comment prescrire le symptôme en restant en position basse ?
La réponse est nettement moins spectaculaire que l’injonction : « obsède-toi ».
Lorsque l’on choisit d’aider avec l’outil du paradoxe sans l’imposer du haut de la position d’expert, il est indispensable d’amener le patient à trouver logique de faire exactement l’inverse de ce qu’il faisait auparavant. Et pour cela, le plus efficace est de puiser des arguments dans ses croyances, en particulier celles qui concernent les explications qu’il donne à son problème ou les hypothèses qu’il fait sur son origine.
Autre facteur important, le paradoxe n’est pas proposé avec l’intention de débarrasser Cécile de ses idées obsédantes, mais avec l’espoir qu’il l’aide à se reconnecter à ses ressources, de façon à trouver des façons ingénieuses de modifier elle-même sa situation.

Nous devons donc commencer par questionner Cécile sur ses croyances :

Comment s’explique-t-elle que les obsessions perdurent alors que, selon elle, il n’y a plus de raison pour cela ?
Cécile, qui a déjà fait plusieurs années d’analyse autour de cette question, écarte les réponses qu’elle y avait trouvées et qui n’avaient en rien atténué les symptômes. Elle réfléchit un moment et fait une nouvelle hypothèse : il est probable que la présence de Noémie, lorsqu’elle rend visite à son père pour les vacances scolaires, lui rappelle Marie. Et puis, tous les ans, en faisant la déclaration d’impôts du foyer, lorsqu’elle doit remplir la case avec le montant de la pension alimentaire, Marie se rappelle aussi douloureusement à elle.
On peut donc dire que, bien qu’elle considère que toute cette histoire est du passé, elle est encore en plein dedans et sans doute dans un état d’alerte permanant : tant qu’il y a nécessité de soutenir financièrement Noémie, Marie pourrait bien encore attaquer en demandant une augmentation de la pension alimentaire. Et comme Noémie a prévu de faire de longues études, cela risque de durer encore longtemps.
D’une certaine façon, elle a besoin de rester vigilante. Ces idées obsédantes ne lui paraissent-elles pas adaptées pour maintenir cette vigilance ?

Dans certaines situations, un recadrage paradoxal de ce genre produit un effet spectaculaire et change à tel point le regard porté sur le problème que celui-ci cesse d’en être un. La tension qui incite à repousser les idées obsédantes se relâche et il arrive même parfois que les idées cessent de s’imposer.
La configuration de la situation de Cécile est telle que la requalification des idées obsédantes en moyen de maintenir une indispensable vigilance face aux attaques potentielles de Marie ne produit pas un effet aussi radical.

Non, pour Cécile, la peur n’évite pas le danger et ces obsessions ne servent à rien. Elle doit arriver à digérer ce qui s’est passé.
L’idée que ce film envahissant maintient un certain niveau de vigilance ne justifie donc pas, pour elle, la persistance des obsessions ; quelle autre hypothèse peut-elle faire pour expliquer ce phénomène ?
Cécile réfléchit encore et ne trouve pas d’autre explication.

Cécile est en état d’alerte permanent parce que Marie pourrait bien leur faire de nouveau des ennuis, mais elle n’a pas d’autre hypothèse sur ce qui fait que les idées obsédantes sont toujours là alors qu’elle pense qu’elle devrait s’en être débarrassée.
On peut donc proposer à Cécile une autre hypothèse qui, si elle lui paraît crédible, permettra de justifier la prescription du symptôme. Cette hypothèse est inspirée par la métaphore formulée par Cécile : « arriver à digérer ce qui s’est passé. »

Il est possible que, comme certaines recherches en neurosciences le font penser, les idées obsédantes soient pour le cerveau une façon de digérer des choses qui ont du mal à passer. Mais quand ces idées persistent trop longtemps, on peut se dire que quelque chose ne se fait pas correctement dans la rumination obsessionnelle. Elle s’obsède pour digérer le passé, mais elle s’obsède peut-être mal. Comme si elle enclenchait bien le processus de digestion avec le film qui s’impose à elle, mais qu’elle le contrariait en même temps en se reprochant ce cinéma intérieur. En se disant « arrête, arrête, tu es ridicule » elle parasite peut-être l’efficacité digestive de la répétition du scénario.

Cécile se montre intéressée par cette hypothèse, on peut voir sur son visage qu’elle commence à s’absorber dans ses pensées et le moment semble opportun pour lui proposer une tâche.

Si on conserve une partie de l’hypothèse que les idées obsédantes sont une façon de garder une certaine vigilance vis à vis de nouvelles attaques de Marie, il faudrait qu’elle se donne la garantie qu’elle saura rester vigilante même quand les obsessions auront disparu. Il faut vraiment qu’elle puisse se rassurer sur le fait qu’elle ne va pas de s’installer dans un bonheur béat et risquer de prendre en pleine figure un nouveau coup, une nouvelle lettre recommandée. A-t-elle une idée du genre de garantie qu’elle peut se donner pour rester vigilante, pour rester en éveil ? Pas un éveil excessif comme maintenant… mais un éveil tout de même. Combien de fois par semaine ou par mois faudrait-il qu’elle se rappelle que le danger est là ?
Cécile réfléchit et finit par proposer : à chaque fois que Noémie vient à la maison, toutes les six semaines, pour les vacances scolaires…
Est-ce bien assez, seulement une fois toutes les six semaines ?
Non, reconnaît Cécile, ce n’est pas suffisant. S’en suit une longue négociation au cours de laquelle Cécile va faire minutieusement le scénario des moments où elle devra se rappeler que le danger est toujours là : tous les dimanches soir, après avoir accompagné à la gare son fils qui retourne à l’internat, lorsqu’elle passera en voiture sur le petit pont…
La tâche, avec tous ses détails d’horaires et de lieux, est ensuite récapitulée pour permettre à Cécile de s’en imprégner en imagination.

Et comme une autre hypothèse a été proposée pour expliquer la persistance inadaptée des obsessions, c’est en se reposant sur elle que va être donnée à Cécile une seconde tâche plus directement paradoxale.

Si on se base sur l’idée que, quand elle se reproche de penser de façon obsessionnelle aux conflits avec Marie, elle perturbe le processus de digestion de ces évènements traumatisants, il faudrait qu’elle cesse de se faire ces reproches et qu’elle construise un scénario efficace afin de se passer volontairement le film à des moments qu’elle choisira. Un scénario qu’elle décide et non plus un scénario qu’elle subit.
Il n’est pas facile pour quelqu’un qui a passé des années à éviter de penser à quelque chose de construire un scénario pour y penser intentionnellement. Il faut un certain temps encore pour encourager Cécile à imaginer un film: le jour du mariage de Noémie, elle se retrouve face à Marie. Marie, très désagréable, l’agresse verbalement devant tout le monde. Cécile lui casse la figure et tous les spectateurs disent à Marie: « c’est bien fait pour toi, tu l’as bien cherché ».
On peut voir que Cécile est réjouie et soulagée à l’évocation de cette scène.
Reste maintenant à lui faire choisir les deux jours de la semaine où, pendant les quatre semaines à venir d’ici notre prochain rendez-vous, elle se passera ce film : le dimanche étant déjà pris par le rappel des mauvais coups possibles de Marie, Cécile opte pour le lundi et le mercredi et décidera, chaque dimanche soir, en fonction de son emploi du temps de la semaine, à quel moment de la journée elle le fera.
La tâche est ensuite reformulée de façon détaillée en s’assurant que Cécile est bien en train de la réaliser en imagination.

Puis, toutes les tâches sont récapitulées sous la forme de promesses que Cécile se fait à elle même.
Promesse n°1 : une fois par semaine, en raccompagnant son fils à la gare, elle se rappellera que Marie peut encore leur faire du mal.
Promesse n°2, préalable au scénario volontairement décidé : à chaque fois qu’elle se surprendra à avoir des pensées obsédantes non désirées, elle devra se féliciter en se disant : « encore un tour d’obsession de plus pour digérer ».
Promesse n°3, chaque lundi et mercredi, à un moment de ces journées qu’elle aura préalablement déterminé le dimanche soir, elle se passera un film qui commencera par l’énumération de tout le mal que leur a fait Marie et se terminera pas la scène de la noce où elle casse la figure à Marie, le tout pendant environ vingt minutes.

L’évocation de ces promesses est faite lentement, avec des détails précis pour permettre à Cécile de s’immerger dedans, d’en vivre en quelque sorte, les séquences virtuellement.

Plusieurs choses permettent de faire de cette technique un outil respectueux, un outil écologique.
D’une part, comme nous l’avons déjà évoqué, elle est précédée de recadrages qui font trouver logique de faire ce qui était auparavant contraire à la logique, et ces recadrages sont d’autant plus pertinents, d’autant plus efficaces, qu’ils prennent appui sur les croyances du patient.
D’autre part, la tâche est précisément imaginée en collaboration avec le patient, de façon à être au plus près de son vécu quotidien, facilement réalisable. Cette minutie dans la construction commune de la tâche, permet au patient de se l’approprier et de la vivre en imagination au fur et à mesure de son élaboration et de la récapitulation finale.
Cette expérience de réalité virtuelle dispense parfois d’avoir à faire la tâche dans la réalité, les effets positifs se faisant sentir immédiatement.

Mais il n’en n’est pas toujours ainsi.

Un des effets les plus redoutables des cas cliniques spectaculaires qui illustrent une communication est l’illusion de simplicité et d’efficacité qu’ils donnent à l’auditoire. C’est pour éviter cela que j’ai choisi de vous présenter une histoire exemplaire dans laquelle la tâche, pour sophistiquée qu’elle soit, n’a pas résolu le problème du premier coup, comme par magie.

La vie est toujours beaucoup plus complexe qu’elle n’en n’a l’air et la souffrance de Cécile, comme tous les problèmes humains, l’était aussi.

Toujours est-il que, le mois suivant, Cécile décrit une situation qui s’est aggravée.

Elle a bien fait les tâches, le plus difficile ayant été de laisser venir les idées obsédantes et de s’en féliciter.
Mais maintenant c’est encore pire, elle y pense tout le temps, revisite les épisodes, fait des calculs de coût, pense aux crasses faites par Marie, aux difficultés posées par Noémie tout au long de ces années.
Elle se raconte l’histoire encore plus souvent et c’est vraiment maladif, elle est maladivement rancunière.

Un thérapeute débutant en paradoxe pourrait s’inquiéter : sa pire crainte n’est-elle pas en train de se réaliser ? La prescription du symptôme aurait-elle aggravé le problème ?
Mais il faut savoir faire confiance au patient et ne pas se précipiter. L’objectif d’une tâche paradoxale n’est pas d’accéder directement à la résolution du problème, mais de modifier un schéma d’interaction insatisfaisant pour permettre une évolution vers un changement plus satisfaisant. La Thérapie Brève peut prendre du temps.

Un certain nombre de choses ont forcément changé dans la configuration de la situation de Cécile puisqu’elle pense encore plus souvent à tout le mal qu’a fait Marie.
Mais le schéma de l’interaction entre Cécile et elle-même n’a pas changé : elle continue de se dire : « je ne dois pas penser à Marie » et, ce faisant, elle y pense toujours.

Un nouveau recadrage est alors proposé, s’appuyant sur le sentiment de Cécile d’être dans une situation sans issue.

Il y a des cas où il n’est pas possible de régler ses comptes avec les personnes qui nous ont fait du mal parce qu’elles sont inatteignables, qu’elles ont disparu d’une façon ou d’une autre.
On peut effectivement en tomber malade. Parfois, on a l’impression que ces personnes, même lorsqu’elles sont mortes, restent vivantes dans notre tête, qu’elles nous hantent. En langage analytique on parlerait peut-être d’introjection.
Oui, remarque alors Cécile, c’est exactement ce qu’elle se dit: Marie est comme un fantôme qui revient la hanter tous les jours.
Cécile se sent comprise et il est possible de poursuivre le recadrage : Certes, Marie n’est pas morte dans la réalité, mais elle se comporte comme un spectre. Peut-être s’agit-il, dans une certaine mesure de régler un compte avec le spectre qui est dans sa tête. Tant qu’elle ne l’aura pas fait, ce spectre risquera de la hanter. Elle a le droit de lui régler son compte.
A ce stade là Cécile est émue.
On la sent au contact de sa souffrance et on peut commencer à lui présenter une tâche.

Comme lors de la séance précédente, il va s’agir d’amener Cécile à penser à Marie volontairement, dans le cadre d’un rituel, afin d’enrayer les auto injonctions inefficaces de ne plus y penser. Cette fois, le rituel est construit sur la base de la métaphore du fantôme, inspirée par l’expérience analytique de Cécile et son autodiagnostic de « rancune maladive ».

Il y a des gens qui mettent en place des rituels pour régler leurs comptes aux fantômes qui les hantent leur tête. L’histoire de l’humanité est remplie de rituels de ce genre : des malédictions aux lettres d’injures qu’on écrit sans les envoyer, en passant par les photos souvenir brûlées dans la cheminée… elle doit choisir le rituel qui lui conviendra le mieux, celui qui lui permettra de se dire : voilà, j’ai fait ce qui était juste pour régler mes comptes avec le spectre. Peut-être faudra-il même trouver plusieurs rituels.

Cette idée amuse beaucoup Cécile. Elle commence à imaginer différents rituels : elle pourrait lancer une malédiction sur plusieurs générations, planter des aiguilles dans une poupée représentant Marie, aller vomir dans un endroit symbolique…
Au fur et à mesure de l’évocation longue et détaillée de tous les rituels possibles, Cécile se détend de plus en plus. Se yeux pétillent, elle rougit par moments, repousse certaines idées en grimaçant. Il est visible qu’elle est en train de tester en imagination chacune d’entre elles. A la fin, elle rit de bon cœur.
Oui, c’est entendu, elle prendra le temps de réfléchir pour trouver le rituel qui lui permettra de régler définitivement ses comptes avec le fantôme de Marie.

Quatre jours après la séance arrive un message de Cécile intitulé : « S.O.S Fantômes, le retour » et qui comporte ces quelques vers :
« du fantôme il ne reste que le drap blanc
où il ne reste plus qu’à laisser s’écrire
la suite de la vie qui a retrouvée son lit … »

Il aura donc fallu pour Cécile, deux prescriptions de symptôme, espacées d’un mois, pour la débarrasser des ses idées obsédantes.
Les tâches de la première séance, qui semblent avoir eu pour effet d’aggraver les symptômes, ont-elles en fait préparé la possibilité d’une résolution très rapide après la tâche de la seconde séance ?
Le problème aurait-il pu se résoudre en une seule séance si le rituel du règlement de comptes avec le fantôme avait été proposé d’emblée ? Et dans ce cas là, cela aurait-il été écologique pour Cécile ?
Mais, en vérité, qui peut affirmer que ces tâches ont quoique ce soit à voir avec la disparition des idées obsédantes ? Dans des systèmes aussi complexes que les être humains, tant d’autres facteurs, bien plus que tout ce que nous pouvons imaginer, peuvent intervenir pour aboutir à un changement.
Le principal n’est-il pas que Cécile se sente mieux ?

Mais, pourquoi ne pas demander à Cécile ce qu’elle a pensé de cette expérience ? Un an et demi après, laissons-lui donc la parole :
« Vous allez rire mais Marie a mis hier Noémie – qui a 22 ans maintenant – à la porte de chez elle pour avoir voulu passer 15 jours de convalescence de mononucléose infectieuse chez son père.
Pour ce qui est des deux séances sur les obsessions, de mémoire :
1/ le recadrage sur la nécessité de rester branchée sur une situation de fait « dangereuse » et pas prête de se terminer a été fulgurant.
2/ j’ai continué à appliquer la tâche des rendez-vous hebdomadaires du dimanche soir (en amenant mon fils pensionnaire au train) où je devais convoquer la colère et me remémorer la liste des « coups de tonnerre » pendant deux mois environ.
3/ je ne me suis plus jamais retenue d’y penser, mais de fait je n’y pensais quasiment plus. Donc, pas de gros efforts à fournir.
4/ je n’ai PAS appliqué la tâche du rituel vaudou consistant à tuer le fantôme. J’ai essayé, cherché mais rien ne m’est venu. De mémoire, j’avais l’impression d’aller trop loin.

Le fantôme a été bouté hors du champ mental (très rapidement mais je n’ai pas lâché la tâche hebdomadaire non plus trop vite) jusqu’à aujourd’hui où même sa nouvelle « sortie » me laisse sinon de marbre, n’occupe plus du tout, du tout, mon esprit, de façon si indésirable  (quand je pense que ça m’a pris la tête pendant tant d’années…).
PS : effet corollaire désirable, l’espace laissé vacant a été largement investi par de nombreuses pensées et actions plaisantes 😉 »

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Loin de moi l’idée de soutenir, avec cette étonnante histoire, que toutes les obsessions idéatives peuvent être traitées aussi rapidement avec une ou deux tâches.
Les contre exemples ne manquent pas et, dans certaines situations, seule l’adjonction des psychotropes a pu apporter un soulagement.

Mais l’histoire Cécile illustre bien deux éléments particulièrement intéressants dans la technique de la prescription de symptôme.
Nous pouvons voir, et la patiente le confirme dans son feed back, que les recadrages qui précèdent l’énoncé de la tâche jouent un rôle important dans son efficacité.
Mais nous constatons aussi qu’une tâche longuement co-construite et minutieusement évoquée dans tous les détails de sa réalisation durant la séance peut s’avérer, pour le patient, une façon de la vivre virtuellement au point qu’il n’a parfois plus besoin de la faire dans la réalité.
Pour nous résumer, trois conditions sont nécessaires pour utiliser de cette façon la prescription de symptôme :

  • Tout d’abord il faut avoir une grande confiance dans les capacités des systèmes humains à changer et trouver par eux-mêmes un équilibre satisfaisant. En d’autres termes, avoir confiance dans le fait que les patients, même les plus en souffrance, ont des ressources.
  • Ensuite, il faut se construire une métaphore de l’effet du paradoxe qui crée pour le patient une réalité favorisant l’accès à ses ressources et à celles de son environnement. On ne crée pas la même réalité selon que l’on pense que le paradoxe est une façon de déstabiliser le patient ou selon qu’on imagine qu’il est un moyen de lui faire faire une pause dans sa lutte épuisante contre son symptôme.
  • Enfin il faut mettre en œuvre une stratégie rigoureuse

Reprenons les différentes étapes de la stratégie telles que nous avons pu les voir avec Cécile :
En préalable, il faut se rappeler qu’on ne peut envisager d’utiliser la prescription de symptôme que pour un patient clairement demandeur d’un changement et prêt à s’investir dans le processus.
Le thérapeute doit poser un cadre explicitant qu’il a bien compris la souffrance du patient et qu’il est prêt à l’aider à changer. C’est la seule garantie pour que les interventions à contre sens du mouvement vers le changement qu’il fera ensuite soient qualifiées de paradoxales et non de sadiques.
Toutes les opportunités de recadrage sont saisies, en particulier les recadrages paradoxaux, dans le but de relâcher la tension du patient vers son objectif pour redonner de la liberté au système et éviter que la prescription de symptôme ne soit un freinage trop brutal.
Les recadrages, dans la mesure du possible, s’appuient sur les éléments issus des croyances ou des métaphores exprimées par le patient. Le patient est amené à trouver logique de faire la tâche proposée après une argumentation reposant sur un recadrage.
La tâche est présentée comme un moyen permettant de se rapprocher de la solution et non pas comme la solution au problème, sous peine d’en dénaturer l’effet paradoxal.
Le contexte dans lequel la tâche sera réalisée doit être mis au point avec beaucoup de précision en collaboration avec le patient.
La tâche elle-même est décrite très minutieusement de façon à ce que le patient puisse prendre le temps de se la représenter, la visualiser, jusqu’à la vivre virtuellement.
Elle est récapitulée plusieurs fois afin multiplier les opportunités pour le patient de la réaliser en imagination pendant la séance.

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Petit retour aux sources en guise de conclusion.

Il y a dix neuf ans, alors que je venais de me former avec Jean Godin à l’hypnose ericksonienne et que ma connaissance de la Thérapie Brève de Palo Alto n’était que livresque, j’assistais, très émue, à une conférence de Paul Watzlawick. Dans mon extrême naïveté, j’ai osé poser à l’auteur de « Changements, Paradoxes et Psychothérapie » une question qui m’intriguait depuis des mois : doit-on mettre les patients en état d’hypnose pour leur prescrire une tâche ?
Paul Watzlawick m’a répondu, avec sa condescendance habituelle et manifestement légèrement agacé, que l’hypnose et la prescription de tâche n’avaient rien à voir, mais qu’il lui arrivait de pratiquer l’hypnose, en particulier pour l’arrêt du tabac.

Après cela et pendant de longues années pour moi, exit le lien entre ces deux pratiques.

C’est probablement la fréquentation assidue de François Roustang qui m’a ouvert les yeux autrement. En le voyant proposer aux patients de faire l’expérience, pendant la transe, de s’immerger dans leur problème, il m’a semblé que, progressivement, ma pratique de la prescription du symptôme se modifiait pour devenir de plus en plus hypnotique.
Pas au sens où je l’avais d’abord imaginé, comme un moyen de faire accepter une tâche inacceptable, mais bien plus comme une façon de faire vivre la tâche pendant la séance.
C’est aussi sans doute sous l’influence de François Roustang que ma pratique de l’hypnose, dans ces moments là au moins, s’est dépouillée du rituel qui commence par « installez-vous confortablement »…

Effectivement, après les recadrages permettant au patient de trouver tout à fait logique de reproduire volontairement son problème, c’est dans la construction de la tâche, c’est à dire dans la mise au point, avec lui, des différentes étapes du déroulé de celle-ci, qu’il est possible de saisir l’opportunité de lui faire vivre cette expérience.
Je dis bien saisir l’opportunité, dans le sens où, plus que de faire quelque chose, il s’agit de ne pas l’empêcher.
Non pas, comme on l’enseigne à l’école, en faisant cette chose un peu effrayante à mes yeux qu’on appelle l’hypnose conversationnelle, mais en n’empêchant pas le patient d’entrer spontanément dans une transe légère lorsqu’il imagine le scénario.
Et pour cela, pour rester au plus près de ce qu’il est en train de vivre, il est préférable d’être soi même dans une légère transe, pour l’accompagner au plus juste, sans rompre le charme par des interventions inadéquates.

A mon grand étonnement, c’est en rédigeant cette communication que j’ai compris toute la différence entre l’intention paradoxale de Viktor Frankl et la prescription paradoxale de l’Ecole de Palo Alto. J’avais découvert Viktor Frankl dans les livres de Paul Watzlawick qui le considérait comme un précurseur. Frankl, célèbre pour avoir témoigné de sa survie dans les camps de concentration nazis, a été le premier à avoir mis au point, avant la deuxième guerre mondiale, une méthode de psychothérapie, la logothérapie, utilisant, entre autres, le paradoxe.
Pendant des années pour moi, intention paradoxale et prescription paradoxale étaient synonymes.
Pourtant Frankl écrit : « (…) l’intention paradoxale (…) est fondée sur le double fait que la peur provoque l’effet qu’on appréhende et que l’hyper-intention empêche la réalisation du désir (…) En vertu de cette technique, le thérapeute invite le patient à adopter en pensée, ne fût-ce qu’un instant, le comportement qu’il appréhende. »

Selon lui, il ne s’agit donc pas de faire réaliser une tâche, mais de la faire imaginer

Longtemps avant les remarquables développements des neurosciences, Frankl aurait-il pressenti la puissance de la réalité virtuelle ?

© Irène Bouaziz/Paradoxes

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FRANKL E. Viktor, Découvrir un sens à sa vie, p.130, Editions de l’Homme, 1988

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