Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)
Communication à la XIème journée de Rencontre de Paradoxes, 13 octobre 2012
Jean-Philippe VERON, psychologue, psychothérapeute, ostéopathe

La simplicité du modèle de la thérapie brève est assez rassurante pour le thérapeute débutant : les étapes sont limpides, donc peu de chances de se tromper. Or la pratique se révèle être à l’exact opposé ! « Ne pas se tromper » : une injonction harcelante pour le praticien qui, dans le domaine de la thérapie comme dans d’autres, a toujours tendance à dramatiser les conséquences de ses erreurs … Et pourtant, chacun sait qu’un apprentissage ne s’effectue qu’en mesurant les conséquences d’actions inadaptées pour modifier ses comportements futurs : beaucoup se tromper conduit donc à beaucoup apprendre.
Cette intervention est une promenade au pays des erreurs que j’ai commises, par définition elles m’ont été utiles, les entendre aidera peut être … en sachant néanmoins que la seule thérapeutique est d’en faire aussi.

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Avec le recul je me dis qu’il faut une certaine dose de masochisme pour s’acharner dans ce métier. L’expérience vous est nécessairement arrivée : un client revient, ravi, et vous dit sur un ton enchanté : «la dernière fois vous m’avez dit quelque chose de vraiment important, ça a tout changé pour moi ! ». Là, on s’enfonce imperceptiblement sur son siège en maîtrisant autant que possible son langage non verbal, on repense à toutes les interventions faites, aux recadrages qu’on a su placer comme il faut, de se dire «attention à ta position basse», de se renfrogner un peu juste pour montrer qu’on doute, et d’arriver à lâcher : «comment ? je ne vois vraiment pas ce que j’ai pu dire …» ; et la personne de renchérir : «mais si, quand vous m’avez dit …» et d’entendre une chose si anodine, ou une banalité sans nom, que vous doutez même d’avoir pu dire une bêtise pareille !JP Véron

Comment se jouent vraiment les choses dans cette interaction sociale particulière qu’est la psychothérapie ? Que contrôle-t-on véritablement de ce processus ? La question est cruelle. C’est une évidence : faites dire la même phrase par des interlocuteurs différents et la façon de répondre d’une même personne ne sera jamais la même ; pire : les effets ne seront pas les mêmes … Chacun, par sa posture, ses intentions, son vocabulaire, son ton, mais aussi probablement par son histoire et plus globalement par sa vie entière, oriente l’interaction de façon personnelle, unique.

Mais aussi, contrairement à l’exemple donné, et fort heureusement pour nous thérapeutes, il est des situations où les faits semblent «coller» avec la théorie que l’on a apprise ; et nous voilà donc rassurés. En tous cas c’est l’histoire que l’on se raconte et, suivant la théorie psychologique de l’Attribution Causale (Fritz Heider (1958)), on donne à des agents externes (le contexte, le hasard, dieu …) ou internes (ses propres actions) le mérite des résultats observés … Comme tout un chacun j’aime à croire que les actions que j’engage produisent leurs effets mais, à dire vrai, vous l’aurez compris, les interrogations sont plus nombreuses que les certitudes.

Alors forcément venir parler de l’application du modèle de Palo Alto, de mettre en relief les erreurs par lesquelles je suis passé, de laisser entendre qu’il pourrait y avoir une bonne façon de faire, peut laisser pantois. Mais si la question du «comment ça fonctionne» reste ouverte, l’étonnement devant ces instants particuliers dans les thérapies sécrète la motivation à s’acharner un peu plus.

Mais trêve d’apitoiements, venons-en au sujet : des bienfaits de faire des bêtises.
Je vous propose de l’aborder par trois formules «glissantes» : «le client a toujours tort», «il voit des clients partout» et enfin «Aïe ! J’ai mal à mon modèle».

Le client a toujours tort
Cette formule je la dois à un ami qui m’a fait découvrir une série américaine (que j’exècre) : «In Treatment» dans laquelle l’acteur-thérapeute la place de façon humoristique. Regarder cette série est un supplice. D’abord j’ai l’impression de recommencer ma journée de travail, mais en pire tellement les interventions sont à l’opposé de la façon dont j’imagine qu’il est de bien s’occuper d’une personne.

Mais avant de savoir bien s’occuper de quelqu’un, il faut comprendre ce qu’est l’inverse. Un exemple : Cette jeune femme a réussi sa vie. Elle a un job avec d’importantes responsabilités dans une grande entreprise et mène une vie de famille qui semble heureuse. Ce qui motive sa démarche ? Un contexte de changement de direction et son poste est sur la sellette du fait d’un nouveau manager qui ne veut plus d’elle. La question se pose de savoir si elle va réussir une transition en interne, et dans quelle activité, ou bien trouver autre chose ailleurs. Elle évoque aussi sa situation familiale : un mari tout aussi occupé qu’elle, plusieurs enfants et, c’est là que la situation devient plus dramatique, le second est porteur d’une de ces maladies orphelines que l’on ne souhaiterait pas à son pire ennemi. Cet enfant a besoin d’importants soins, dans des structures spécialisées. Elle essaie de s’occuper de lui pour le mieux malgré ses déplacements, délègue à d’autres, culpabilise … De plus, malgré l’absence de risque qu’on lui avait dit, le petit dernier présente depuis peu des symptômes inquiétants. Est-il atteint lui aussi ? De la même affection ? Il lui faudra sans doute être encore plus présente à la maison, mais comment faire ? Donc beaucoup d’inquiétude, de peurs. Au bout de deux séances on fait le tour de la situation et je lui demande donc ce qu’elle attend de moi : de l’aider à définir son profil psychologique qui va lui être nécessaire pour son bilan de carrière, dit-elle … et là, mon intervention, affligeante : «pensez-vous que ce soit la priorité ?» … Forcément, elle n’est jamais revenue.
J’imagine qu’en écoutant cette histoire, vous vous êtes «fait le film» (ou un autre d’ailleurs) : le drame personnel avec probablement deux de ses enfants malades, le dilemme entre son job et sa présence à la maison. Donc forcément, le problème à régler doit tourner autour de ça !

C’est inéluctable, notre cerveau analyse en permanence les informations venant de notre environnement et nous offre «sur un plateau» une image synthétique de ce qui se passe, met de la cohérence entre les événements : un mécanisme indispensable à la survie. En thérapie brève on appelle ça la Vision du Monde : l’ensemble des explications (probablement le fruit des représentations mentales des apprentissages faits tout au long de notre existence) que l’on produit pour rendre compréhensible ce qui ne l’est pas. Il n’est rien à y faire, où que l’on se trouve, quoi qu’on fasse, on pense toujours quelque chose de quelque chose, on «se dit» quelque chose ; et la question n’est pas de savoir si cela est sensé ou pas, «juste» ou pas.

Vous le savez déjà certainement, le soulagement que peut trouver la personne qui vient nous voir ne doit rien à notre sagacité intellectuelle qui identifie «la cause» des maux. Ce phénomène est un véritable parasite qui, si on le laisse croître, nous fait prendre nos idées pour la réalité. Dans les formes mineures on passe pour un crétin qui ne comprend rien ; dans les formes majeures pour un halluciné ou un gourou (ceci dit, les gourous ont eux aussi des résultats !).
D’où cette tension : il est impossible de ne pas avoir d’idées sur les choses, et pourtant ces idées ne sont pas utiles à la thérapie, ou très rarement. Inutile de les contrôler, c’est vain. Ces idées sont inépuisables, inaltérables.

Bien sûr, le rouage important dans le processus de la thérapie brève passe davantage par la connaissance de la Vision du Monde de la personne qui vient. La difficulté est donc de recueillir ces informations en tenant compte du «filtre intellectuel» de nos jugements et pensées. Comment y parvenir ? Je serai bien en peine de donner un quelconque conseil. Mon chemin est passé, et passe encore, par des chocs brutaux avec mes propres représentations jusqu’à ce que je sois capable d’identifier «ma petite musique», de lui faire une place en la trouvant attendrissante, en l’aimant un peu en quelque sorte,  et en la sachant totalement inutile pour la personne qui vient me voir.

Il voit des clients partout
Avoir un «bon client» au sens du modèle de Palo Alto (c’est à dire quelqu’un qui est prêt  à faire quelque chose pour changer) n’est pas donné d’emblée, contrairement à ce que nos rêves thérapeutiques voudraient nous laisser croire.

Voici mes statistiques personnelles (et absolument pas scientifiques) :
– Moins d’un sur dix arrive avec un problème «bien ficelé» et dans une difficulté telle qu’il est prêt à écouter et suivre nos suggestions. C’est dans ces cas qu’un changement effectif survient en une ou deux séances. C’est aussi malheureusement pour nous les situations dans lesquelles on se prend pour un magicien, ou, pour les plus modestes, on se dit que la thérapie brève est magique. Risque majeur : grosse tête assurée !
– Si je rajoute maintenant une, deux, (et peut être trois personnes en étant optimiste), on arrive à la proportion où l’application du modèle peut porter ses fruits avec des séances qui sont de l’ordre de quelques dizaines. Donc, clientéliser, traiter la plainte en la problématisant, aller à l’inverse des tentatives de solution, etc.
– Pour le reste, soit six à sept sur dix, se sont, pour moi, des clients «en devenir» (un terme qui me convient mieux que les vocables péjoratifs qu’on rencontre souvent : visiteurs, plaignants, therapist killers, …). Ici, c’est un travail de longue haleine (mais en général les personnes y sont prêtes) qui consiste à clientéliser autant qu’il est possible, en sachant qu’il se peut aussi que ce ne soit jamais.

Voilà ! Seulement quand on sort de formation et qu’on passe du temps à apprendre une méthode, on a qu’une envie. C’est comme le gamin qui le jour de Noël ouvre ses cadeaux : il faut les utiliser «tout de suite» ; avec la conséquence que vous connaissez  si vous êtes parent : les jouets ne survivent généralement pas au 25 décembre.
Nous y sommes : confondre thérapie brève et thérapie précoce, où l’art de poser en une séance (maximum deux) toutes les questions clefs du modèle : quel est le problème ? en quoi est-ce un problème ? Qu’est ce que vous faites pour … ? A quoi vous verrez que … ? etc, etc. La catastrophe est assurée, mais il est bon d’en faire l’expérience.

En fait on confond rapidité et efficacité. C’en est même à se demander si ça rime encore à quelque chose d’appeler cette méthode d’invention thérapie brève … le poids de l’histoire et la révérence aux pionniers.
D’où, mon éloge de la lenteur. Il m’apparaît que chaque personne qui vient consulter a son propre rythme (presque au sens physiologique) qu’il est important de ne pas l’interrompre même si cela s’étale sur plusieurs séances (sauf dans les cas où ça devient un problème pour la thérapie bien sûr). Il est un temps pour «raconter» son histoire, un autre pour exprimer l’aide dont on a besoin, un autre encore pour donner des explications, etc. Quelques fois ces points s’enchaînent facilement sur la, ou les, premières séances. A d’autres reprises, il en faut bien davantage.

Donc, faire le guet, repérer les pauses dans l’élocution, les respirations du discours : un peu comme en hypnose où il vaut mieux intervenir sur une fin d’ expir … J’ai donc appris à prendre mon temps pour poser ces fameuses questions clefs, voire même à les jouer ce qu’il faut (par un changement de position par exemple) pour les faire «ressortir» du contexte ; un peu comme pour donner, par la surprise créée, plus d’impact à ce qui est dit.

Aïe ! j’ai mal à mon modèle
Ce dont il est question ici c’est de cette injonction que l’on se répète de façon plus ou moins consciente jusqu’à ce qu’elle devienne parfois harcelante : «il faut que je fasse de la thérapie brève !».

Concrètement, l’esprit suit pas à pas «la» méthode : travailler la plainte pour définir un problème, mettre les informations «dans les bonnes cases» : ce qui est de l’ordre du problème, de la vision du monde, des tentatives de solution, de l’objectif. Il s’agit, pour le thérapeute de recueillir des informations … On professionnalise donc le questionnement avec le risque de mettre au second plan les éléments relationnels.
Le corollaire de ce premier point est une tendance à l’intellectualisme. Pour ma part, cette «glissade» fut occasionnée par une lecture trop fascinée de Paul Watzlawick : C’est trop brillant, ça laisse un sentiment d’évidence, de facilité, et il m’est arrivé alors de confondre la thérapie avec un jeu d’esprit, c’est désastreux. Fort heureusement ce sont mes clients les plus remplis de bon sens qui m’ont radicalement soigné lorsque j’ai enfin remarqué leurs yeux ronds et étonnés devant mes subtilités langagières. J’avais juste oublié de me fondre dans leurs représentations, leur Vision du Monde ; et briller sur le dos de ses clients n’apporte rien !

Comment ces mécanismes s’activent-ils ? : une trop grande centration sur le discours et une «occultation», plus ou moins complète des messages non verbaux, des signes du corps (qui viennent tantôt renforcer, tantôt contredire, et à d’autres reprises se révéler dissonants). Et pourtant, combien une question sur un geste, une posture, ou une émotion fugace, en décalage avec ce qui est dit, peut apporter d’informations jusqu’alors inexprimées. Combien aussi, lorsque l’on propose une tâche tout le corps dit avant l’expression verbale si l’on est sur la bonne voie ou, bien au contraire, s’il faut faire machine arrière le plus vite possible.
Donc, se centrer sur la relation, ou le corps de la relation plus exactement,  en sachant qu’on a peu de chance de rater des informations : les gens répètent beaucoup !

Bien, nous approchons de la fin et je voudrais réaffirmer que je suis très influencé par les concepts du constructivisme et qu’ils me paraissent utiles et fructueux dans le cadre de la psychothérapie.

Néanmoins, ma philosophie personnelle est foncièrement matérialiste. Autrement dit, pour moi, la thérapie brève n’existe pas en tant que telle (comme un modèle conceptuel), il n’y a que  sa mise œuvre pratique et concrète : c’est ce que l’on observe quand on voit quelqu’un travailler par exemple. Donc pas de modèle (vivant dans un «ciel nouménal» kantien) mais une appropriation, une incorporation, qui devient personnelle et différente à chaque entretien ; à l’image d’une partition musicale pourtant écrite, identique pour chacun, bien jouée ou jouée avec des «erreurs», mais interprétée de façon unique par un corps qui agît.

Faire de la thérapie brève n’est donc pas pour moi suivre un modèle que l’on a devant les yeux, mais bien davantage se l’approprier au sens physique du terme (presque cellulaire si ce mot n’était dévoyé), en expérimentant ce qui est recommandé, mais aussi ce qui ne l’est pas (qu’on en soit conscient avant ou qu’on le découvre ultérieurement) avec comme corollaire de devoir être capable d’en assumer les conséquences.

Pour terminer, je me rappelle, lorsque j’étais encore à la Fac, d’un livre écrit par un psychanalyste (dont malheureusement je n’arrive pas à retrouver le nom, mais je suis sûr que quelqu’un saura me le dire ici *). Ce livre est intitulé «de l’angoisse à la méthode» et la thèse qui y est développée consiste à mettre en lumière le rôle canalisateur d’angoisses d’un modèle théorique de psychothérapie (au moins pour le praticien). Faire de la thérapie n’épargne aucune angoisse (quel que soit le modèle qu’on suive) : à chacun donc de la gérer et, comme il l’a été rappelé en introduction, ce que fait l’un n’est pas ce que fait l’autre (même s’il en a l’intention), les conseils reçus sont donc rarement utiles.

Pour le dire d’une autre façon, on ne fait à jamais que des «erreurs», ou plutôt des expériences, et par leur succession, leur enchaînement, et notre capacité à les comprendre, à les analyser, il est possible de devenir plus efficace.
On n’a donc pas de «seconde chance», mais que des premières … c’est un peu angoissant, mais c’est le témoignage de notre propre liberté.

* Georges Devereux, Ed Aubier, 1988

JP Véron©Paradoxes
Pour citer cet article : Jean-Philippe VERON, Des bienfaits de se prendre les pieds dans le tapis… 2012.


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