Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 5 octobre 2013
Héloïse BERTRAND
, orthophoniste
La prise en charge d’une petite fille non lectrice de presque 7 ans par une orthophoniste fraîchement initiée à l’intervention systémique paradoxale. Un cas clinique réel, écrit sous la forme d’un conte, une fiction orthophonique, une version quasi idéale, comme si ratés et imprécisions n’avaient pas existé, comme si les étapes de l’intervention s’étaient enchaînées au mieux, comme si les réparties avaient été inspirées en temps réel par un souffleur palo altien… « Fatou et les paradoxes », ou l’histoire d’une fillette en échec scolaire à laquelle Lorto Foniste recommande de ne surtout pas apprendre à lire
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L’histoire que vous allez entendre est un « conte orthophonique ».

Héloise Bertrand ©Paradoxes

Il est fondé sur une histoire vraie, une petite patiente avec  laquelle j’ai voulu utiliser ma toute fraîche formation paradoxale. L’histoire s’est bien finie, si bien que, pleine d’orgueil, j’en ai soumis le récit écrit à Irène et Chantal. Il est revenu zébré de remarques, des plus douces « dommage ! tu contredis par ce mot tout ce que tu viens de faire », aux plus acerbes : « tu fonces dans le sens des tentatives de solutions ! ». J’ai donc décidé de tout réécrire sous la forme d’une fiction, d’un conte où un personnage complètement imaginaire, Lorto Foniste, aurait été inspirée par la Fée du Paradoxe en personne.

Au milieu du mois d’octobre, la jeune Fatou, âgée de 6 ans 9 mois, se rendit avec son papa au Céhaimepé pour un rendez-vous avec Lorto Foniste. En effet, sa nouvelle maitresse du CE1 pensait qu’à son âge et en entrant au CE1, on devait savoir lire.  Or Fatou ne savait ni lire, ni écrire. Au 4ème étage, une dame aux cheveux noirs les accueillit. Lorto Foniste expliqua à Fatou qu’elle aidait les enfants qui avaient des problèmes pour parler ou pour lire, ou pour écrire. Puis elle posa un tas de questions à son papa. Fatou apprit à cette occasion qu’elle avait commencé à parler à deux ans et qu’elle articulait mal à la maternelle. Son père ajouta qu’ils venaient de Côte d’Ivoire, qu’il parlait dioula à la maison avec sa femme mais que Fatou ne comprenait ni ne parlait cette langue.

—    Pratique ! Une langue secrète entre parents que les enfants ne comprennent pas ! s’exclama Lorto, avant de demander : qui aide Fatou à la maison pour ses devoirs ?

—    C’est sa grande sœur Myriam, ou bien moi, sa maman ne sait pas lire… répondit le papa de Fatou en baissant un peu le nez.

—    Ainsi, à la maison, il y a deux personnes qui savent lire, et deux qui ne savent pas lire, conclut Lorto d’un ton léger; Maintenant, Fatou, tu vas dire « à tout à l’heure » à ton papa et rester un peu seule avec moi pour que je voie ce qui va et ce qui ne va pas.

Lorto présenta à Fatou toutes sortes d’épreuves. Certaines étaient très faciles, presque amusantes, comme repérer les mots exprès mal prononcés par Lorto (une horloche, une saussure), d’autres plus retors, certains carrément infaisables : écrire des syllaaaabes, quelle horreur ! Fatou cachait ce qu’elle faisait, écrivant en petites pattes de mouches toutes rabougries pour que Lorto ne puisse rien voir. Quant à lire, c’était justement le problème, alors Fatou essayait d’inventer des mots à partir des lettres qu’elle reconnaissait.
Lorto ne semblait toutefois pas se départir de sa bonne humeur. Elle lui demanda si elle était d’accord pour revenir la voir la semaine suivante. Fatou accepta et elles se serrèrent la main en guise d’au revoir.

Séance 1

La semaine suivante, contre toute attente, Lorto proposa simplement à Fatou de dessiner. Justement, Fatou avait maintes idées. Elle dessina une chatte, qu’une fée avait transformée en humaine et qui le regrettait depuis amèrement. Lorto lui proposa obligeamment d’écrire pour elle l’histoire de ce dessin. Fatou s’éclaircit la voix, et commença à dicter :

—     Il était une fois une petite chatte qui portait des habits et se tenait debout parce qu’elle avait envie de devenir une humaine. […]
Pendant tout ce temps  Lorto n’avait pas cessé d’écrire: elle écrivait à l’envers, de sorte que les mots de Fatou apparaissaient comme par magie sous ses yeux au fur et à mesure qu’elle les disait. Quand elle posa enfin son stylo, Lorto dit d’un ton rêveur :

—    Quand tu sauras lire, tu pourras lire toi-même cette histoire…
Elle fronça les sourcils, puis reprit immédiatement :

—    En même temps, si je te la lis, cela suffit bien, quel besoin de savoir lire ?

—    Oui, mais à l’école, je fais de la lecture et de l’écriture, bredouilla Fatou un peu tourneboulée.

—    Certes, repris Lorto, tu as raison… mais à quoi tout cela peut-il bien servir ? Est-ce que nous n’avons pas passé du bon temps toutes les deux aujourd’hui, toi à inventer une histoire et moi à l’écrire ? Que demander de plus ? Pourquoi se fatiguer à apprendre à lire ? Es-tu d’accord ?

—    Oui ! s’exclama Fatou avec un énorme sourire.

—    En revanche, ajouta Lorto d’un ton plus sérieux, tu sais bien que ton père qui t’a emmenée ici, et ta maîtresse qui a demandé à ton père de t’emmener ici veulent que je t’apprenne à lire… donc, si je ne le fais pas, cela doit rester entre nous, ce sera notre petit secret, n’est-ce pas ?

Fatou acquiesça malicieusement.

Séance 2

A la séance suivante, à peine Fatou était-elle installée, qu’elle claironna avec un grand sourire :

—    Je ne l’ai dit à personne !

—    Fort bien, répliqua Lorto en se frottant les mains.

Puis elle sortit les feutres et Fatou dessina le singe qu’elle projetait de dessiner depuis quelques jours. Mais au bout de quelques traits à peine, elle laissa tomber son feutre complètement abattue :

—    C’est nul ! J’ai peur de rater !

—    Pourtant, figure-toi que c’est en ratant qu’on apprend… glissa Lorto d’un air finaud.

—    Comment, s’exclama Fatou, lui coupant la parole, c’est comme cela que tu as appris à lire ?

—    Qui parle d’apprendre à lire ? grogna Lorto, tu ne m’as toujours pas dit à quoi cela servait… par exemple, à ta sœur Myriam qui sait lire, à quoi cela lui sert-il ?

—    Ça ne lui sert qu’à faire plus de travail, répondit Fatou avec véhémence. Depuis qu’elle sait lire, elle a encore plus de devoirs ! Elle doit apprendre par cœur des kilos de mots !

—    Eh bien, on ne peut pas dire que ça donne vraiment envie, soupira Lorto… Ainsi, pour éviter de te trouver submergée de devoirs comme ta sœur, je voudrais que cette semaine tu t’entraînes à rater un peu.

—    Mais je rate déjà, répondit tristement Fatou.

—    Certes, mais ce que je te propose aujourd’hui, précisa Lorto, c’est de faire exprès de rater : choisis quelque chose de pas grave, et rate-le exprès, puis tu me raconteras tout cela la semaine prochaine.

Séance 3

La semaine suivante, Fatou ne vint pas : son papa avait oublié de venir la chercher. Mais la semaine suivant la suivante, Fatou arriva, avec un projet de dessin et d’histoire tout prêt dans sa tête.

—    As-tu bien raté cette semaine ? lui demanda Lorto avec intérêt.

—    J’ai un peu réussi à lire, répondit fièrement Fatou.

—    Comment ! s’exclama Lorto en écarquillant les yeux, à lire ! Mais je croyais que nous étions d’accord…

—    Je n’ai pas réussi à rater, répondit Fatou d’une toute petite voix…

—    En effet, pendant que Lorto écrivait l’histoire sous les yeux de Fatou, Fatou ne pouvait s’empêcher de bouger les lèvres en même temps, parce qu’elle reconnaissait certains sons et parvenait à lire quelques mots.

—    Méfie-toi, Fatou, si tu continues sur cette voie, la tonne de devoirs t’attend ! commenta Lorto. Fais-un effort, ajouta-t-elle en souriant, tu finiras bien par arriver à rater un tout petit peu !

Séance 4

Le jeudi suivant, Fatou l’attendait avec un grand sourire :

—     J’ai bien raté, pour lire et pour écrire !… mais je pense que j’ai encore un tout petit peu réussi à lire, ajouta-t-elle confuse.

—    Bon j’espère que ce n’est pas trop grave, répondit Lorto d’un air préoccupé, tu te souviens que tu ne dois pas apprendre à lire, n’est-ce pas, sinon les devoirs vont pleuvoir sur ta tête… Si tu ne peux pas t’empêcher d’apprendre à lire, fais-le au moins le plus lentement possible !

—    Oui, acquiesça Fatou, car si j’apprends complètement, je passerai en CE2 : j’aurai alors un tas de devoirs et plus beaucoup de temps… mais si je reste en CE1, je n’ai jamais redoublé, alors je devrai m’habituer… et puis je ne verrai plus mes copines…

Lorto haussa les épaules

—    Tu pourras les retrouver dans la cour de récréation.

—    Non, parce qu’elles passeront dans la cour du bas…

—    Tu joueras avec elles dehors, répliqua Lorto, à toi de voir… et si tu décidais de redoubler, de rester en CE1, comment réagiraient tes parents à ton avis?

—    Peut-être qu’ils se fâcheraient contre moi… en fait, je n’ai jamais su ce qu’ils pourraient faire…

—    Eh bien, renseigne-toi discrètement cette semaine lui conseilla Lorto, comme ça, si ce n’est pas grave, tu pourras rester tranquillement en CE1.

—    Et si c’est grave, je ne redouble pas ! s’exclama Fatou.

—    Exactement. Si tu veux passer en CE2, tu devras savoir lire et tu y arriveras. Si tu as des problèmes, je pourrais t’aider, mais tu n’en n’auras peut-être pas besoin… mais réfléchis bien car une fois que tu auras décidé d’apprendre à lire, cela risque d’aller très vite, et une fois que tu sauras, ce sera pour toujours…

Quand Fatou eut dessiné et que Lorto eut transcrit son histoire, cette dernière fut prise d’un soudain soupçon :

—    Nous allons quand même vérifier que tu ne sais pas encore lire ou écrire… Tu ne connais aucun mot de ce texte, n’est-ce pas ? dit-elle en lui mettant l’histoire sous les yeux.

—    Il y a quelques mots que je commence à lire, répondit Fatou en souriant, et elle commença à lire des phrases entières de son texte.

—    Ouh là là ! Stop ! glapissait Lorto en s’arrachant les cheveux pendant que Fatou lisait de plus belle… Il va falloir maintenant que je t’apprenne à faire semblant de ne pas savoir lire! Si tu ne peux pas t’en empêcher, tu peux à la rigueur continuer à apprendre à lire en cachette, mais surtout ne montre à personne que tu sais lire avant d’avoir pris ta décision !

Séance 5

Il fallut attendre la fin des vacances de Noël pour que la séance suivante eût lieu.

—    Alors, que se passerait-il si tu redoublais ? s’enquit Lorto.

—    Mes parents me gronderaient, et je recommencerais un CE1 sans mes amis… répondit Fatou, alors j’ai décidé d’apprendre à lire et de passer en CE2.

—    Vraiment, Fatou ? lui demanda Lorto manifestement préoccupée, tu sais pourtant ce qui t’attend, les kilos de devoirs…

—    Je veux apprendre à lire pour passer en CE2, répéta Fatou, l’air farouche.

—    Bon, si tu y tiens vraiment… soupira Lorto, de toute façon tu as déjà commencé à apprendre à lire, et toute seule de surcroît, tu peux continuer toute seule, n’est-ce pas ?

—    Mais il y a des tas de mots que je ne sais pas écrire ! soupira Fatou d’avance découragée.

—    Tu n’as pas besoin de connaître tous les mots, la rassura Lorto, nous allons apprendre juste ce qu’il faut pour que tu passes en CE2. Pas plus, car ce n’est pas bon de te surchauffer la cervelle… c’est pourquoi je te demanderai pour l’instant d’essayer de ne pas lire ni écrire en dehors de nos séances ici. Lis et écris pour l’école, quand  c’est vraiment nécessaire, mais surtout pas pour le plaisir, ajouta-t-elle d’un ton un peu sévère.

Séances 6 et 7

A la séance suivante, c’est Fatou en personne qui écrivit son histoire, malgré un gros rhume qui l’obligeait à s’essuyer régulièrement le nez.Lors de leur rendez-vous suivant, qui survint bien des semaines plus tard, car le papa de Fatou avait oublié de l’emmener, puis le fils de Lorto avait été malade, puis le papa de Fatou avait re-oublié, Fatou écrivait et lisait si bien que Lorto lui demanda si elle pensait avoir encore besoin de son aide. Fatou déclara qu’elle aimait beaucoup venir et écrire des histoires avec Lorto, et qu’elle avait envie par ailleurs de mieux comprendre la conjugaison et de réussir à écrire des phrases plus longues.
Au cours des semaines qui suivirent, Fatou et Lorto veillèrent scrupuleusement à ce que ni les parents de Fatou, ni sa maîtresse, ne se rendent compte des progrès fulgurants de Fatou. Elles firent en sorte que Fatou semble apprendre tout petit à petit. Elles purent ainsi continuer à se rencontrer tous les jeudis jusqu’aux grandes vacances, tandis que le dossier de Fatou se remplissait de dessins et d’histoires extraordinaires.

©Héloïse Bertrand/ Paradoxes

Pour citer cet article : Fatou et les Paradoxes, du B-A BA du paradoxe au paradoxe du B-A BA.
www.paradoxes.asso.fr/2013/10/fatou-et-les-paradoxes-du-b-a-ba-du-paradoxe-au-paradoxe-du-b-a-ba

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