Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communications à la XIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 5 octobre 2013
Georges ELKAN
, pédopsychiatre, Chantal GAUDIN psychiatre, Irène BOUAZIZ psychiatre

1993: Trois psychiatres en quête d’une issue au désespoir institutionnel se forment à la Thérapie Brève de Palo Alto.
20 ans plus tard, ils la pratiquent et l’aiment toujours. Pourquoi ?
A une époque d’obsolescence galopante où les modèles thérapeutiques se périment aussi vite que les téléphones mobiles, comment cela est-il donc possible ? Restent-ils envoutés par sa beauté ? Se sont-ils sclérosés sous l’effet de sa simplicité ? Ou bien sont-ils dans l’illusion délirante qu’ils ont trouvé LA méthode qui peut tout résoudre ? ou  autre chose …Eux-mêmes le savent-ils ?

I.Bouaziz, G.Elkan, C. Gaudin ©Paradoxes


Georges ELKAN

Pourquoi rester thérapeute bref après 20 ans de pratique ? On peut le raconter comme une histoire d’amour (c’était l’idée de départ de cette farandole des vieux amants, comme la chanson de Brel).

Mon histoire commence par la rencontre et ses circonstances, puis vient le coup de foudre, puis l’assagissement. Je la pimenterai avec des obstacles et des doutes.

La rencontre, il y a 20 ans, s’est faite banalement dans un train. Je commençais la carrière de psychiatre praticien hospitalier dans un établissement de province. Comme plusieurs de mes collègues, en particulier Irène, je gardais mes attaches parisiennes. Je voyageais donc souvent en train pour associer « pays » et travail.

L’hôpital où nous exercions avait une organisation institutionnelle qui conservait la même structure depuis des décennies. Les nouveaux venus devaient s’y plier ou s’attendre à des réactions d’incompréhension, d’inquiétude, voire d’hostilité. J’arrivais d’un service pour enfants et devais travailler pour des patients adultes. Mes attitudes dans la relation patient-médecin et mes attentes quant aux processus thérapeutiques heurtaient parfois les habitudes du service.

Après quelques mois de résistance douloureuse pour moi et sans aucun effet apparent, sinon un raidissement, chez mes collègues, j’avais fini par me plier à leurs attentes. Ça m’était très coûteux et je pensais ne pas pouvoir accepter de travailler longtemps en contradiction avec mes quelques principes. Je voulais recevoir sans idée de valeur le patient, construire avec lui son traitement et tenir compte de son système de pensée.

Irène m’avait donc aperçu dans mon compartiment vers Paris, le regard mélancolique fixé sur la vallée de la Marne inondée. Craignait-elle que j’abandonne mon poste à l’hôpital, ou, ce qui aurait eu un caractère plus urgent, que je passe à travers la vitre du train en marche ? Elle est entrée dans le compartiment, a tenté de me distraire en me faisant éliminer des documents avec la poubelle de son Mac portable (un des premiers). Elle se formait à l’hypnose et m’a lu un conte pour enfant énurétique qu’elle venait d’écrire. Ça marche modérément pour calmer les psychiatres en plein doute sur leur carrière. Finalement, elle m’a parlé des thérapies brèves. Je n’en avais aucune notion mais je n’osais pas lui montrer l’étendue de mon inculture. Je l’ai laissée me dicter quelques titres de livres sur le sujet, des ouvrages de Watzlawick essentiellement. Je devais avoir un livre de Colette dans les mains quand elle m’a donné ces conseils de lectures.

Je n’y réfléchissais plus quand quelques jours plus tard, je laissais traîner mon regard sur le rayon Thérapie familiale et Palo Alto de ma librairie psy du quartier latin. Je crois que j’y feuilletais « Changements », quand je me suis trouvé pris par le raisonnement sur la communication du passage que j’avais sous les yeux. J’achetais le livre et continuais à le lire en marchant dans la rue puis dans le métro. Ce fût le coup de foudre. Ce que je lisais me paraissait à la fois nouveau et pourtant aussi évident que si je l’avais lu et intégré longtemps avant. Les jours suivants, je cherchais d’autres livres qui prolongent le plaisir de côtoyer cette construction théorique dont la cohérence et la logique me séduisaient si fort. J’étais envahi par cet enthousiasme. Irène avait gagné sur le plan thérapeutique, je retournais travailler sans tristesse.

Il est probable que me trouvant moins triste, mes collègues de travail relâchèrent leur attention à mon égard. Ils s’inquiétaient moins que je respecte les règles, voire toléraient que je les suive avec un léger détachement ironique. Il y avait eu recadrage. Je voyais ma position institutionnelle d’un autre point. Dans une logique interactionnelle mon changement les avait conduits à changer à mon égard et nous allions enfin travailler en confiance.

Ceci est une reconstruction de ce qui s’est passé vingt ans après. Sur le moment, et c’est souvent le cas quand nos clients tirent bénéfice de la thérapie brève, je ne voyais aucun lien de cause à effet entre la naissance explosive de mon intérêt pour le modèle et le changement d’ordre thérapeutique qui se faisait dans ma vie professionnelle.

Pris par ma nouvelle passion, je voulus l’appliquer dans des situations cliniques en autodidacte. Les effets de tâches plaquées et non co-construites sur des clients dont je m’étais insuffisamment soucié de leur faire préciser leur problème et leur attente n’étaient pas à la hauteur d’une si belle théorie. Le coup de foudre se refroidissait, d’autant que les collègues à qui j’avais maladroitement expliqué la thérapie brève manifestaient une indifférence polie et pour certains un étonnement inquiet. J’allais oublier la thérapie brève quand Irène, lors d’une autre rencontre ferroviaire, m’annonça l’existence de l’Institut Gregory Bateson et le début d’une formation à Paris.

Commençait alors un processus d’apprentissage avec ses étonnements, ses aspects scolaires et les inévitables catalogues de connaissances, et aussi ses effets de recadrage sur des notions du modèle perçues jusqu’alors différemment. La thérapie brève perdait un peu de son caractère ludique mais devenait plus commodément applicable que la construction que j’en avais faite à partir des seules lectures.

Restait à l’appliquer en situation clinique. Plusieurs cas de figure tous problématiques se posaient, et continuent de se poser même aujourd’hui dans la mesure où dans le service public, les clients  consultent rarement  avec l’idée de faire appel à la thérapie brève. Il est alors difficile de leur proposer la procédure thérapeutique comme elle a été codifiée tant elle s’éloigne de leurs attentes. Très souvent, les parents disent qu’ils consultent avec leur enfant car il a besoin de parler.
Le modèle va bien conduire le recueil des informations, puis aboutir si possible à la définition d’un problème et d’un objectif de changement. La grille sera en filigrane, présente pour avoir été beaucoup utilisée et pensée pendant les exercices, mais presque jamais formellement remplie car le cadre, matériel cette fois, de la consultation, notamment sa durée, le temps passé à remplir les documents officiels du dossier ne le permet pas. Les interventions de procédure et d’opportunité, tels le questionnement stratégique, les recadrages, et parfois la proposition de tâches, le tout dans l’idée d’arrêter les tentatives de solution qui perpétuent le problème, interviendront tout au long des consultations car elles sont maintenant constitutives de mon mode de pensée. Voilà un premier élément de réponse à pourquoi je persiste à travailler avec.

Ne serait-il pas plus sage et économique de m’en tenir à la demande des familles et de ceux qui les adressent ? Et si je restais à la place attendue ? Pourquoi formuler ces questions que je veux stratégiques, moi qui ai tant de mal à m’exprimer oralement spontanément alors que je pourrais ne rien dire ou presque ? On louerait alors mon écoute attentive et ma neutralité bienveillante, surtout si je parvenais à rester muet par les canaux autres que verbal. D’autant que ça fonctionne aussi. On peut pendant des mois, voire des années, créer ainsi un système d’interactions apaisées qui s’étend hors du cadre de la consultation et touche la famille et l’école. Si je parle d’école, c’est que je suis psychiatre d’enfants et qu’une grande partie des problèmes de mon jeune public s’y déroulent.

Je ne me tiens pas à ma place d’abord parce que  je m’y ennuierais vite et surtout parce que je suis incapable de garder discrètes les manifestations de mes réactions. Je hoche sans cesse la tête (on dit opiner du bonnet) comme le chien de plage arrière de voiture de l’École du Paradoxe, je fronce ou hausse les sourcils, fais des moues, incline le corps, m’entremêle les pinceaux… En bref, je manifeste de partout que je suis attentif et bienveillant mais pas du tout neutre. Mes circuits neuronaux ne permettent pas une pratique analytique présentable.

J’étais allé regarder autrefois les thérapies comportementales et cognitives. Leur cohérence interne apparente m’attirait. Pourtant, à les fréquenter plus, je trouvais cette cohérence moins évidente. Les applications de ce modèle me paraissaient souvent plaquées et difficilement acceptables par le patient. Finalement, je n’y aurais pas été à l’aise non plus.

Il y a l’hypnose. Avant de connaître Irène, j’avais des idées  reçues sur cette pratique et l’associais soit à des manifestations psychopathologiques, soit à une supercherie du genre spectacle de cirque. Je ne concevais pas que ça existe pour de vrai. Irène m’a permis de sentir que c’était, comme toutes les thérapies, d’abord une vue de l’esprit. En me permettant d’y jouer dans certaines de ses formations, elle m’a laissé me rendre compte que je connaissais déjà l’hypnose et qu’il était vain de chercher à entrer en transe vu que je n’en suis probablement pas sorti depuis ma naissance. Cela acquis, ça n’avançait à rien et je n’en faisais rien, du moins consciemment. Il a fallu que j’accompagne Irène et Chantal pendant plusieurs années chez François Roustang pour que cet état fumeux prenne forme.

Maintenant, je peux sortir de la transe, et quand ça arrive dans le cadre d’une consultation, je sais que je cesse d’être efficace en tant que thérapeute systémique, ou stratégique ou interactionnel, enfin bref.

Je ne propose jamais de séance d’hypnose formalisée à mes patients. Je n’ai jamais su le faire. Si je me prends au sérieux, ils me prennent pour un clown, si j’y joue, ils s’excitent et s’éloignent d’une transe qui pourrait être thérapeutique. Mais l’hypnose est présente et rend le cadre thérapeutique. Si elle manque, je sais que je n’y peux rien et me garde bien de la convoquer. Donc je ne serai pas hypnothérapeute.

Les thérapies familiales, parentes plus ou moins éloignées de notre thérapie systémique, me rebutent un peu de par leur aspect explicatif auquel j’adhère mal. Alors si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville, vous savez ce qu’il reste à faire si vous vous souvenez d’À bout de souffle. Je n’arriverai pas à dire pourquoi j’aime la thérapie brève, mais ça ne me gêne pas car je crois qu’un système ne peut se décrire lui-même.

Je peux redire ce qui me plait dans notre modèle et qui tourne essentiellement autour du constructivisme qui conduit, dans le cadre de la thérapie, à faire abstraction des diagnostics, à ne pas fixer de normalité à la place du client, et surtout à ne pas définir à sa place ce qui lui pose problème et ce qu’il peut accepter comme changement. Le côté ouvert du devenir du problème et du client à l’issue du processus thérapeutique m’importe aussi beaucoup. Le reste, notamment toutes les procédures qui sont intégrées dans le modèle, ne me dérange pas.

Je ne saurais vous en dire plus et vais me taire car « à force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver » comme disaient Carné et Prévert par la voix de Michel Simon dans Drôle de drame.

Un dernier point, vous avez remarqué que je n’ai employé ni le terme intersubjectivité, ni épistémologique, ni eschatologique, cela garantit l’absence de toute prétention à une légitimité de mes propos du point de vue sciences humaines.

©Georges Elkan/ Paradoxes

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Chantal GAUDIN

Cette idée de 20 ans d’amour pour  notre méthode de résolution de problème  a sommeillé plusieurs mois dans un coin de mes pensées puis a tenté de naitre à la vie dans les pages de mon traitement de texte. J’ai fait beaucoup de  tentatives de solution : Tu dois écrire, tu dois t’y mettre, il faut que tu écrives, écris… sans résultat !
J’ai alors décidé de stopper mes tentatives de solution : tu n’as pas besoin d’écrire… !  que j’ai emballé dans l’argument: après tout c’est en fin de journée il n’y aura plus personne pour t’écouter. Bizarrement, ça a plutôt marché ! Je me suis retrouvée avec 15 pages de notes : il fallait les mettre en forme et réduire le tout à 4 pages pour tenir dans le temps imparti. Là j’ai fait une autre sorte de tentatives de solution : écrire une phrase, l’effacer, la ré-écrire, en écrire une autre, la décaler pour faire place à une autre variante encore etc. etc. Je me disais : Que diable suis-je allée faire dans cette galère ?? Écrire mes raisons d’aimer la Thérapie Brève depuis 20 ans… C’est en relisant pour la nième fois mes notes,  qu’un fil conducteur  m’a finalement sauté aux yeux  :
Bien sûr ! J’aime cette méthode parce que je la trouve  belle…magnifique…
Hélas… après l’illumination, l’élan retombe et je me trouve embarquée dans une autre galère : certes je suis frappée, émue, profondément touchée par la beauté de la thérapie brève systémique de Palo Alto, mais comment parler … intelligemment bien sûr et avec élégance !…. de la beauté d’une méthode ?

Le Larousse nous dit que la beauté est la: « qualité de quelqu’un, de quelque chose qui est beau, conforme à un idéal esthétique » pas très utile, ça. Qu’est ce que le beau, alors ? et l’idéal esthétique ?  Je vous épargne la suite de mes recherches dans le dictionnaire,  bel exemple de réflexivité ordinaire: le beau sert de définition à  l’esthétique qui sert de définition à la beauté etc.
De fait, il en va de la beauté comme de l’amour : chacun en a une expérience, une conception  très précise, évidente, mais se heurte aux écueils de l’explicitation, soit trop réductrice et simpliste, soit trop … philosophico-verbeuse !

A défaut d’une définition  simple du dictionnaire, j’ai survolé les écrits de quelques auteurs souvent inspirants: Gregory Bateson et son écologie des idées,  François Cheng et ses 5 méditations sur la beauté qui trônait depuis des mois sur ma pile de livres à lire, et dans l’ouvrage de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan : le Cosmos et le Lotus, lu cet été, j’ai même retrouvé quelques pages traitant précisément de la beauté d’une théorie. J’y ai glané quelques substantifs récurrents qui caractériseraient le beau. Ils sonnent comme des évidences : simplicité, cohérence, harmonie, élégance ; et aussi : vrai, juste, unifié, global.

Le modèle de la Thérapie Brève Systémique, que nous nommons aujourd’hui : Intervention Systémique Paradoxale,  mérite au moins tous ces qualificatifs  à mes yeux …
L’Intervention Systémique Paradoxale est à la fois une théorie sur les problèmes humains et une méthode pour les résoudre. La théorie est simple, élégante et cohérente. On peut la résumer en quelques phrases et sa logique interne apparaît évidente pour la plupart des gens : un problème est défini comme un comportement jugé insatisfaisant. Le postulat est que ce comportement est entretenu, voir aggravé, par les tentatives de solution mises en œuvre pour le changer. La stratégie d’intervention qui en découle logiquement consistera alors, tout simplement,  à faire cesser ces tentatives de solution. Simplicité, cohérence, sont donc bien au rendez-vous.
Cette méthode est fondée sur des prémisses  systémiques et constructivistes.  Les implications qui en découlent participent fondamentalement à sa beauté. Les concepts là encore sont plutôt simples: la systémique nous engage à porter notre attention sur  les messages échangés entre les éléments d’un système donné ; le constructivisme postule que nous ne pouvons avoir qu’une perception subjective du monde en dehors de nous et qu’il n’y a donc que des réalités multiples et relatives;  autrement dit : des constructions de réalité mais aucune vérité. Adhérer à ces prémisses nous conduit à adopter une nouvelle posture. Abandonner les simplifications de la causalité linéaire et se débarrasser de toute certitude, de toute vérité constitue un énorme défi en même temps qu’un grand bonheur. Au fur et à mesure de leur intégration, ces prémisses transforment plus ou moins profondément notre vision du monde et la pratique de notre métier. Je n’ai eu aucun mal à abandonner ma défroque de psychiatre psychothérapeute d’orientation psychanalytique, elle m’allait si mal ! Passer du rôle de traqueuse de symptômes, névroses, psychoses et autres psychopathies à celui de co-créatrice de contextes favorables à un changement écologique fut non seulement salutaire pour ma propre santé mentale, mais également et surtout pour celle de mes patients.
Il y a plus de beauté – et donc plus de plaisir – à rencontrer à chaque séance des  gens formidables qui bien souvent forcent l’admiration par leur aptitude à faire face aux pires drames…plutôt que des gens défaillants et malades à qui il faut prescrire des pilules pour soulager ce qui,  dans bien des cas, ressemble à des réactions normales dans des situations de vie difficiles. Je vois en mes patients de belles personnes compétentes et courageuses et non plus de pauvres malades.  Et le plus beau c’est que eux changent leur regard sur eux-mêmes. Ils semblent découvrir avec étonnement, au cours de la thérapie, qu’ils se débrouillent aussi bien que possible pour faire face à leurs problèmes… et que, s’ils se sentent abattus, effrayés, démunis,  attrapent des boutons ou un ulcère … il y a largement de quoi !

Ce modèle est donc fondé sur une belle théorie, est ce que pour autant sa mise en œuvre, contient les ingrédients de la beauté ?
Il y a une dimension esthétique dans le minimalisme de cette stratégie : il ne s’agit pas de déployer des techniques spectaculaires. Bien au contraire, il faut mettre en œuvre des choses invisibles : il faut prendre le temps,  s’installer avec le client pour voir ce qu’il voit, l’écouter avec cette extrême attention qui permet de l’entendre vraiment et reconnaitre et respecter la position qu’il prend par rapport à sa situation. La stratégie paradoxale nécessite précision et rigueur dans la récolte et le traitement de l’information. Mais il s’agit plus de la précision et la rigueur du calligraphe ou de l’orfèvre que de celles du stratège militaire.
La curiosité et l’attention de notre écoute, la rigueur du traitement de l’information permettent ensuite de ciseler nos interventions avec une grande précision. Nous saisissons certaines idées du client, des éléments de sa vision du monde et nous les agençons en douceur dans une configuration différente. Procéder ainsi par petites interventions recadrantes à chaque opportunité offre de grands plaisirs intellectuels à l’intervenant et  peut suffire parfois à tout changer pour le client dont le problème peut disparaître complètement ou se transformer en une difficulté qu’il saura résoudre sans nous. L’observateur  de séances qui se déroulent ainsi ne voit qu’une aimable conversation dont la fluidité évoque le cours d’eau qui trouve son chemin quelque soit la configuration du terrain.
Certes, cette aisance ne vient pas tout de suite, mais à force de pratique le geste s’affine, la mélodie sonne plus juste et le plaisir de progresser encourage à s’exercer encore : développer ce regard relationnel et anthropologue conforme aux prémisses systémiques et constructivistes, prendre le temps de bien comprendre, savoir de mieux en mieux choisir ses mots, soigner sa rhétorique pour que les contenus implicites du discours soient respectueux, valorisants, constructifs nous permet d’intervenir de façon toujours plus ajustée à notre client, toujours plus respectueuse de son positionnement.
Être ainsi dans mon humanité plutôt que dans une expertise, toute entière dans cette attitude de non savoir, non pouvoir, non vouloir pour l’autre, réceptive à son humanité à lui, ses influences, cherchant ce que lui sait et peut pour agir dans sa vie, produit une qualité d’expérience qui est source de grandes joies. Lorsque le processus se déroule sans trop de fausses notes, il en résulte quelque chose de magnifique. Le client finit par se voir lui-même autrement sous ce  regard non jugeant, non sachant, curieux et intéressé par sa personne, son histoire.
Au fur et à mesure de mes séances de thérapie je vois mes patients évoluer avec plus d’aisance dans leur contexte de vie. Ils se libèrent des souffrances ajoutées. Je repense à l’incroyable soulagement de cette femme – que tout son entourage exhortait à quitter son mari – lorsque je lui ai dit que certainement cet homme devait avoir quelque chose d’exceptionnel pour qu’elle l’aime à ce point et que ce qui la liait à lui était bien trop fort pour qu’elle le quitte…
Il y a bien sûr différents itinéraires pour arriver au même endroit mais selon celui qu’on emprunte on n’y arrive pas dans le même état. Je trouve beau l’état dans lequel certains de mes patients arrivent au bout du chemin qu’ils ont voulu  faire avec moi.

En conclusion, oui, ce modèle, est beau et sera toujours beau à mes yeux.
Et ce modèle, je l’aime. Je l’aime pour ce qu’il  a fait de moi :
un être humain plus ouvert, plus capable de voir la beauté et la complexité des gens.  …
Il a fait de moi une psychiatre non normative, non-jugeante, plus respectueuse et surtout plus libre et plus légère. J’apprécie chaque jour d’avoir changé de regard sur mon métier et sur mes patients et de constater que la nouvelle réalité dans laquelle nous évoluons est pleine d’enseignements réciproques, de plaisir et de rires.

© Chantal Gaudin/ Paradoxes

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Irène BOUAZIZ

Quand on décide de consacrer une partie de sa vie à soulager la souffrance d’autrui en devenant thérapeute, on découvre, à un moment ou un autre, qu’il faut choisir une méthode et que l’offre est pléthorique… un peu comme pour les téléphones portables…
A l’inverse de ce qui se passe lors d’un coup de foudre, il s’agit d’abord de choisir, puisqu’il faut apprendre une méthode pour la connaître et la pratiquer. Ce n’est qu’ensuite que survient, ou pas, l’amour.
Comme dans les mariages de raison : on choisit sur certains critères… et parfois, dans un second temps, on tombe amoureux.
Dans certains cas, le moment du choix vient après une phase de mariage imposé, quand on étudie à l’université par exemple.

Lors de la découverte du modèle de Palo Alto (appelé à l’époque Thérapie Brève), j’ai été séduite, à la lecture de Tactiques du Changement, par le fait qu’il était présenté, dès l’introduction, comme un outil de résolution de problèmes et non pas comme une vérité.
Quel soulagement après des années de croyances… dans la science psychanalytique d’abord, médicale ensuite… et de déceptions.

S’il est facile de comprendre comment on peut tomber amoureux d’une méthode qui regarde la personne qui nous demande de l’aide comme compétente et respectable, qui la sort des cases réductrices des classifications, qui ne lui dicte pas le comportement à avoir et l’aide à se débloquer en partant de son point de vue, il est aussi facile de comprendre pourquoi on l’abandonne.

Depuis plus de 20 ans, j’en ai tant vu qui s’en allèrent…y compris parmi ses plus fervents défenseurs…
Et vous savez peut-être déjà pourquoi.

Travailler avec cette approche, qui est bien plus qu’une méthode de résolution de problèmes humains, en adoptant, comme j’ai choisi de le faire, la posture qui découle des visions constructiviste et systémique qui la sous tendent, se révèle vite très difficile.

C’est vraiment exiger beaucoup de soi-même que de s’imposer tant de double contraintes.
Le constructivisme nous fait considérer qu’il est impossible de connaître la réalité qui existe en dehors de nous et que, de ce fait, tout n’est que croyance, y compris la croyance constructiviste que tout n’est que croyance… une mise en abîme vertigineuse, à en perdre son latin…
La systémique balaye toutes nos certitudes de causalité linéaire. Voilà qu’on ne peut plus jamais dire que c’est parce que ceci que cela, alors que, dans notre for intérieur nous continuons, dans un premier réflexe, à faire des liens de cause à effet.

Nous nous imposons une conception de notre métier dans laquelle nous devons aider l’autre sans vouloir pour lui. Nous devons savoir utiliser la méthode tout en étant dans une position de non savoir. Nous nous prescrivons d’intervenir stratégiquement tout en sachant qu’on ne pourra jamais dire que c’est notre intervention qui a fait quelque chose.

Mais ces paradoxes dans lesquels nous nous mettons ne viennent en fait que dans un second temps, si nous avons su tenir bon face aux premières difficultés de la méthode elle-même.

Parce que, sous son apparente simplicité, sa mise en œuvre est ardue et même rebutante : de l’infinie complexité des problématiques humaines, il faut savoir extraire trois points de repère simplificateurs – le problème qui se pose à notre client, l’objectif qu’il vise, et ce qu’il a déjà tenté pour y parvenir. Mais ceci sans l’aide d’une classification des problèmes qui permette de se rassurer sur la justesse d’un diagnostic, sans protocole d’intervention pour faire office de GPS.
En plus de cela, il faut prêter une extrême attention à ce que dit le client, verbalement et non verbalement, et parfois même plusieurs clients en même temps. Et avec ça, interdiction de faire une petite pause d’écoute flottante pour se reposer.
Il faut explorer attentivement sa vision du monde, même quand elle ne nous plait pas du tout, et nous battre contre nous-mêmes pour ne pas laisser filtrer la notre.
Il faut être en permanence vigilant aux deux dimensions du discours, repérer les implicites dans celui de notre client, traquer les nôtres pour ne pas laisser passer un sous entendu dévalorisant ou qui irait à contre sens de notre stratégie.
Et, comme si tout cela ne suffisait pas, il faut sans cesse ramer à contre sens. Pourtant, ce que fait le client pour tenter de sortir de son problème, même si ça ne marche pas, est logique, le bon sens même. Nous sommes spontanément tentés d’aller dans ce sens là alors que c’est justement dans l’autre sens qu’il faut aller pour l’aider. C’est carrément contre nature.
De loin, on trouve ça amusant, le paradoxe. Un peu gonflé parfois, mais tellement intelligent, surprenant, créatif. A l’usage, c’est surtout exténuant.

Donc voilà une méthode présentée comme toute simple qui se révèle difficile à mettre en pratique, exigeante, épuisante. Mais on s’accroche tout de même parce qu’attiré par ses promesses d’efficacité.
C’est écrit partout, tout le monde le dit : une méthode redoutablement efficace.
Statistiques à l’appui.

Mais, vous savez… les statistiques…
On découvre très vite, passées les premières réussites attribuables à la chance du débutant, que ça ne marche pas si bien que ça, en tout les cas, pas avec tout le monde. Pas du tout avec tout le monde même, et pas seulement parce que l’on est débutant, même plus tard, même pour des praticiens très confirmés.

Alors pourquoi se casser la tête, pourquoi s’épuiser avec une méthode qui ne marche même pas à tous les coups ?

Et c’est là que survient le désamour.

Certains tournent leurs regards ailleurs, souvent vers les nouveautés si prometteuses. Il y a l’embarras du choix : hier l’approche orientée solution, l’approche narrative, aujourd’hui des outils à la mode : l’EMDR, la méditation de pleine conscience.
D’autres déçus retournent à leurs premières amours, psychanalytiques le plus souvent.
D’autres, plus nombreux encore, se lancent dans les métissages : intègrent un peu de ci, un peu de ça pour multiplier les chances et se rapprocher de la méthode absolue, celle qui traitera tous les problèmes.
Et enfin, quelques courageux se lancent dans l’invention d’une nouvelle méthode, plus avancée et, bien sûr, plus efficace.

Quoi de plus normal ? C’est ainsi que l’humanité a progressé.
S’accrocher à ses vieilles croyances n’est-il pas un signe de sectarisme, de sclérose, d’étroitesse d’esprit, d’obstination stupide ?

Que se passe-t-il donc pour que je reste ainsi, alors que tant de mes camarades sont passés à autre chose, en amour avec cette vieille méthode si perturbante, si fatigante, si peu valorisante et même pas si efficace ?

A la réflexion, il me semble que c’est justement, aussi, pour toute sa difficulté, pour toutes ses imperfections, que je l’aime.
J’aime être dans l’inconfort avec les paradoxes dans lesquels elle me met : si j’y crois c’est que je n’y crois pas… impossible de s’endormir sur une certitude, la garantie d’une remise en question continuelle.
J’aime être en vigilance permanente : ne pas sombrer dans le ronron, ne pas tomber dans le piège de se dire qu’on a déjà vu ceci, entendu cela…ne pas être blasée.
J’aime être dans l’incertitude du résultat : prête à accepter que les choses ne changent pas, prête à un résultat surprenant toujours plus satisfaisant pour le client que tout ce que j’aurais pu imaginer.
J’aime être protégée de l’illusion de la toute puissance en sachant qu’il y a des situations où cette méthode ne marche pas.

Bref, j’aime l’humilité qu’impose cette façon de concevoir l’aide que l’on apporte aux autres.

Euh… mais… quelle prétention que de se croire humble !
Je crois que je dois revoir ma copie.

©Irène Bouaziz/ Paradoxes

Pour citer cet article : I.Bouaziz, G.Elkan, C.Gaudin. La Thérapie Brève Systémique : 20 ans d’amour et… on l’aime toujours !
www.paradoxes.asso.fr/2013/10/la-therapie-breve-systemique-20-ans-d’amour-et…-on-l’aime-toujours



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