Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XVIIIème journée de rencontre de Paradoxes, le 12 octobre 2019
Aleksandra Kosinska, psychologue clinicienne, thérapeute, coach, formatrice.
François Simonot, thérapeute, formateur, superviseur.

Un duo, deux tessitures, un moment ensemble pour partager nos expériences.
Chassé-croisé de florilèges entre deux thérapeutes à propos de leur pratique systémique : des histoires, des anecdotes, des étonnements, des réussites, des échecs …

Aleksandra: Tout d’abord nous voulions nous excuser du fait que nos exemples et illustrations cliniques prennent des raccourcis par rapport à la complexité de notre approche. En résumant les interventions, nous prenons le risque que ces fragments de conversations paraissent simplistes, grossiers, voire stéréotypés, car amputés de leur chair. Ce n’est pas notre volonté, mais il est impossible de rendre compte des tout ce qui se passe à différents niveaux, et simultanément, dans une relation thérapeutique, qui plus est racontée dans la linéarité du langage écrit et parlé.

AK, FS XVIIIe Rencontre © Paradoxes

AK, FS XVIIIe Rencontre
© Paradoxes

François: Il est vrai que nos histoires de patients peuvent sembler « magiques », car nous vous présentons ici des histoires avec des happy-end. Mais pour ces quelques histoires réussies, combien d’autres ratées, souffrantes, nulles. La narration est un artifice, une recréation. Comme le disait François Truffaut : « Les films vont plus vite que la vie, il n’y a pas d’embouteillages dans les films ». Nos histoires ici sont de même. Nous souhaitions vous présenter deux voix, deux tessitures, deux façons d’intervenir, mais avec un seul modèle de thérapie : l’intervention stratégique et paradoxale brève.

A : Justement, le mot « brève » me pose souvent question. Je ne sais pas pour toi, mais il m’arrive régulièrement de faire des thérapies qui durent dans le temps. Les entretiens avec Jean, par exemple, sur qui je reviendrai durant cet exposé, se tissent depuis plusieurs années. Il est venu me voir pour des problèmes familiaux (un divorce, le décès rapproché de ses parents, puis de son frère jumeau), des changements professionnels et autres chamboulements. Qu’est-ce alors une thérapie brève qui dure si longtemps ? Un fiasco ? Une exception? Une inefficacité du thérapeute ou de la méthode que nous sommes supposés utiliser ? Puis une grande brièveté ne rimerait-elle pas avec le risque d’une efficacité effrénée ? Celle d’un thérapeute puissant avec le danger de devenir intrusif, voire violent pourvu qu’il aide son client !
Je me souviendrai toujours des propos d’un thérapeute réputé, qui m’effrayent encore. Pendant ma formation à l’Institut Gregory Bateson de Liège (IGB), un soir après les cours nous allâmes l’écouter dans une librairie, à l’occasion de la sortie de son livre. Heureusement qu’il ne faisait pas partie de l’IGB. Ma formation se serait arrêtée là. Ce thérapeute n’hésitait pas à utiliser la provocation pourvu que cela aide son client. Les paroles, qu’il avait dites à son patient qu’il estimait être dans la soumission exagérée, résonnent encore dans ma tête. « Au pied, assis, couché » hurlait-t-il pour illustrer son intervention et prouver à son client qu’il pouvait désobéir. J’ai quitté la librairie choquée. Je ne croyais pas possible qu’un thérapeute puisse humilier autant un être humain. Aujourd’hui cette anecdote me rappelle combien il est important d’aller lentement et respecter la vision du client.

Avec Jean, chaque rencontre était empreinte de ma crainte, de mon appréhension. Celle de ne pas réussir à appliquer le modèle. Celle aussi de réussir et, finalement, aller trop vite en blessant mon client ou de restreindre son cheminement propre. J’allais en tâtonnant, sans savoir précisément comment l’aider, ne pas le heurter par mes paroles trop précipitées, ou par ma volonté qu’il aille bien rapidement. Une phrase prononcée lors d’un module de perfectionnement à l’École du Paradoxe, est devenue mon gyrophare : « la volonté d’aider entrave le processus d’aide ». C’est bien évidement à nuancer mais elle m’aide beaucoup à me freiner.

F : Le freinage peut être aussi le nôtre mais dans la relation au patient.
Après plusieurs années de solitude, et plusieurs séances de thérapie, Patricia m’apprend qu’elle a enfin, grâce aux réseaux sociaux, rencontré un homme, Bertrand. Les mois passent et les choses se déroulent au mieux dans leur relation. Elle rencontre les deux enfants de son amoureux, et là encore, tout se passe bien.
Cela fait si longtemps qu’elle espérait rompre son célibat, mettre fin à sa solitude, rencontrer quelqu’un, avoir une relation stable, pouvoir projeter un avenir commun avec un homme…
Nos derniers rendez-vous étaient axé sur des ajustements dans sa relation avec Bertrand, et son bonheur faisait plaisir à voir.
Quel ne fut pas ma surprise, un jour, de l’entendre me dire tout de suite, alors que je l’invitai à entrer en consultation, que cela « ne va pas du tout ».
Après des hésitations, des circonvolutions, elle me dit sur le ton de celle qui vient de faire une découverte fantastique, terrible et conduisant inévitablement à l’horreur : « Non, mais c’est Bertrand … il a des poils ! »
Consterné, dans mon for intérieur, je dis à Patricia ; « Oui, Bertrand est un homme, et un homme a souvent des poils ! Tu ne le découvres pas aujourd’hui ! Et puis, cela fait des années que tu pleures ta solitude, tu ne vas pas tout gâcher pour trois poils ! ».
Je constate que, lamentablement, tout le reste de la séance je la pousse, ou plus exactement je tente de la maintenir dans les bras poilus de Bertrand …
« Pas de précipitation, prenez du temps … » lui dis-je en filigrane.

Avant la prochaine séance avec Patricia, je tiens à me faire superviser par Irène.
Irène me rappelle quelque chose que, bien sûr, je connais, mais qu’elle contextualise : « François tu aimes bien cette patiente et tu es content qu’elle commence à s’en sortir … mais si tu as quelque influence auprès d’elle, cela serait vraiment inapproprié et dommageable que tu fasses tout pour qu’elle reste avec cet homme, alors que visiblement ce ne serait pas l’homme de sa vie, et donc qu’elle soit malheureuse pour le restant de ses jours, n’est-ce pas ? »
Ce recadrage a parfaitement opéré. Les séances suivantes avec Patricia j’ai arrêté de la maintenir dans les bras de Bertrand.
Et c’est Patricia qui a continué de me donner une belle leçon. En effet quelques temps après, elle avait quitté Bertrand. Elle est donc revenue me consulter à un rythme plus soutenu en disant à longueur de séance qu’elle était nulle, qu’elle en était au même point qu’avant, qu‘elle avait régressé….
6 semaines après la rupture, nouvel épisode.
Patricia revient en me disant qu’elle a eu une révélation le week-end dernier. Elle était chez elle, elle pleurait sur son sort, sur le destin qui comme d’habitude ne l’avait pas favorisée. Et d’un coup, elle réalise que c’était la première fois de toute sa vie qu‘elle avait quitté un homme ! Et cela a tout reconfiguré : « Mais moi aussi je peux les quitter, donc les choisir …etc. »
Depuis, elle a rencontré un nouvel homme avec qui elle partage sa vie … Mais je n’ai jamais osé lui demander si celui-ci était imberbe.

: On peut également faire des petites touches recadrantes en se laissant inspirer par ce que vivent les patients. François Roustang disait « un pas après l’autre ». J’ajouterais un petit pas après un petit pas…

Jean reprit rendez-vous plus de deux ans après la première série d’entretiens. Il n’avait jamais ressenti une telle faiblesse, un tel manque d’énergie, combiné à de l’irritabilité. En plus, la peine de la disparition de ses parents et de son frère s’était manifestée à nouveau. Il me relata les changements récents: l’achat d’une nouvelle maison, une promotion professionnelle qui le faisait gravir notablement les échelons, d’autres projets importants. Mais même les magnifiques vacances qu’il avait offertes à sa famille, grâce à sa promotion, ont tournés au cauchemar. Il se sentait faible, nerveux, n’arrivait plus à dormir malgré l’endroit paradisiaque dans lequel il avait passé son été, rentrant, vraiment épuisé de ses congés. Sa hantise était de ne pas pouvoir retrouver son énergie pour entamer la rentrée et assumer comme il se doit l’année qui commençait, sans cette irritabilité.
En l’écoutant attentivement j’essayais de me représenter fidèlement le contexte auquel il a dû s’adapter, toutes les responsabilités qu’il devait assumer, les choses qu’il devait gérer depuis tout ce temps. Plus il développait plus je me montrais empathique. Mon langage non verbal (étonnement, surprise et admiration de sa façon de tout mener de front) permettaient un recadrage valorisant, son sentiment de faiblesse recadré en solidité et en capacité à assurer sans rien lâcher. La question : « Y avait-il encore d’autres choses que vous avez dû gérer et qui peuvent expliquer votre état de fatigue et d’irritabilité » a totalement reconfiguré sa vision de la situation.  Il s’est mis à énumérer minutieusement une longue liste de causes (que je ne peux entièrement citer ici), et chacune représentait une opportunité de recadrer sa vision de réalité :

  • Au vu de l’accumulation de fatigue de l’année d’avant dont il n’avait pas eu le temps de récupérer, comment pouvait-il donc se sentir en forme et reposé ? Je lui ai parlé des neurosciences et des recherches de Michel Jouvet sur le sommeil pour légitimer son état de fatigue et son irritabilité.
  • Sa tristesse aux dates anniversaires de la mort de ses parents, puis de son frère jumeau que j’ai recadrée en normalisant puis valorisant la peine comme le signe d’un hommage, d’un grand amour fraternel et également à la hauteur de son affection pour ses parents.
  • Son importante implication professionnelle pour négocier un projet commercial crucial pour sa société. Plus je m’y intéressais, plus il me racontait ce qui s’est passé dans cette tractation. Les efforts fournis en préparation, les réflexions et le travail pour résister aux concurrents Harvardiens qui excellaient dans le domaine. Il avait, à lui seul, remporté la victoire sur une élite de négociateurs. Lui qui n’avait, à ses yeux, ni le niveau ni les compétences de ses adversaires avait réussi à gagner cette guerre. Et tout juste sorti de ce « procès » d’une année entière, il devait déjà s’occuper de l’achat d’une nouvelle maison, de la vente de l’ancienne, de la pression des prêts relais, de travaux qu’ils avaient récemment entamé à la fois dans leur nouvelle maison et dans un immeuble de plusieurs appartements acquis pour un investissement. Tout ceci en même temps que leur déménagement, des soucis de santé de son épouse, le changement d’écoles de ses filles et le divorce d’un ami d’enfance que Jean se devait d’épauler.

Plus il en racontait, plus j’étais stupéfaite par sa remarquable ténacité. Plus je me laissais influencer, plus il m’épatait, plus je l’admirais, me demandant intérieurement où il puisait sa force. Nous savons tous que le regard porté sur le patient transforme sa manière de se percevoir lui-même. Tout comme la co-influence peut être déterminante dans la relation et la préparation de nos interventions. Me laissant influencer par Jean, je l’influençais également dans le sens de la valorisation. Jean semblait fier et paraissait plus léger. A la fin de l’entretien je lui ai demandé s’il était transhumain… Il a nié en rigolant. « Alors peut-être du sang herculéen coule dans vos veines » ? Toujours en souriant, il m’a dit en douter, vu l’état de son dos totalement bloqué quelques jours auparavant. Je rétorquais alors, veillant à ce que mes propos soient cohérents avec les précédents :
« Cela ne m’étonne guère vu tout ce que vous endossez surhumainement ces derniers temps. N’importe quel être humain serait par terre depuis longtemps ! Burn-outé, plus précisément.»
« Oui c’est vrai ». Il acquiesça en partant. « Merci. ça s’est bien agencé dans ma tête, je vois quoi faire maintenant ». Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’il allait faire, mais en accord avec la posture constructiviste qui nous enseigne l’humilité et la compétence du client, j’étais confiante. Les solutions qu’il allait trouver étaient surement plus écologiques que ce que l’on aurait pu imaginer…

F : Oui, Aleksandra, et parfois le recadrage peut être un auto-recadrage, les patients sont si compétents ! … Comme l’histoire de Cloé.
Cloé a 12 ans, elle est au collège en 5ème. Ses deux parents présents sont journalistes. Elle m’annonce qu’elle a la phobie des insectes. Les parents me racontent qu’ils étaient, il y a quelques mois, en vacances en Thaïlande avec leurs deux filles (Cloé à une sœur ainée qui a 14 ans). Tout se passe bien jusqu’au moment où, ayant loué une maison sur une plage, en plein milieu de la nuit, ils entendent hurler Cloé. Ils se précipitent dans sa chambre, où elle est en pleine crise de nerfs. Ses parents ont du mal à la calmer. Elle s’est réveillée,et a vu passer un insecte. Elle est dans un tel état de tétanie, que le lendemain ils la font hospitaliser à Bangkok puis finalement elle sera rapatriée sanitaire à Paris, à l’Hôpital Debré.
Depuis, elle est diagnostiquée phobique des insectes.
Après quelques séances avec moi, où je lui propose d’aller regarder sur internet les différentes photos et vidéos d’insectes, afin de pouvoir les classer en fonction de sa phobie. Ceux qui sont petits et ne volent pas sont plus facilement supportables que ceux qui sont gros et qui peuvent piquer….etc. Je lui propose enfin de construire un « Insecto-mètre ».
Elle décide qu’il aura la forme d’un compteur de voiture. Chaque fois qu’elle sera en contact avec un insecte, elle devra noter l’intensité de la peur que cela a provoqué chez elle. Lorsqu’il ne se passera rien, c’est-à-dire, lorsqu’elle sera certaine de ne pas être en présence d’insecte, elle propose que le niveau soit « 0 », et que le plus haut soit « 100 ». Je lui précise, que 90 est le niveau d’hospitalisation, 95 celui du coma, et que le maximum 100 est celui de la mort.
Trois semaines plus tard (qui ont inclus 15 jours de vacances scolaires chez sa grand-mère en grande banlieue parisienne, là où commencent à vivre les insectes – car chacun sait qu’à Paris, grande ville polluée ils ne sont pas légion), elle revient sa tâche effectuée.
Son insecto-mètre indique plusieurs « rencontres » avec des insectes que je lui demande de contextualiser. La première est notée à 10, il s’agissait d’une fourmi sur la table du petit-déjeuner … Mais il y avait surtout un pic à 80 ! Je m’étonne, m’inquiète, m’effraie presque …que c’était-il passé pour arriver jusque-là ?
Elle me raconte : «  J’ai voulu prendre une douche, et là, en saisissant le pommeau, une énorme araignée ! J’ai hurlé ! Trépigné ! Heureusement ma sœur est arrivée pour me sauver ». J’en ai des frissons. Je compatis et lui dit : « Et en plus, tout nu, l’on se sent encore plus vulnérable ! Je comprends bien pourquoi tu es montée à 80 ».
Je poursuis un peu hésitant : « A ton avis, si cette même horrible mésaventure, était arrivée à ta sœur, selon toi, à combien son insecto-mètre à elle serait-il monté ? »
Sans hésiter elle me répond : « à 60 ! »
Je reste perplexe. Cloé devant mon attitude conclut, joyeuse : «  Mais alors mon problème n’est pas entre O et 80, mais seulement entre 60 et 80 ! Mon problème est donc de 20, pas de 80 ! Alors à 20 près, je suis assez normale, non ? »

: Cela me fait penser à un autre type de recadrage, celui du thérapeute par le patient.
Un patient, que je n’avais vu que 3 fois pour des problèmes de mémoire (et j’avais vraiment peiné pour l’aider), n’était plus revenu. Je m’en suis voulu, tellement j’étais nulle et persuadée de ne pas avoir su l’aider.
A ma grande surprise il reprend rendez-vous une petite année après. J’étais tellement mal à l’aise, rouge de honte, hésitante à lui ouvrir la porte (je croyais qu’il venait se plaindre et j’étais déjà décidée à le rembourser) … mais j’ai pris une grande respiration et pour rester congruente avec mon non verbal gêné, j’ai décidé de le devancer. Je lui ai alors dit résignée: « c’est toujours le même problème qui vous amène ici… » Voulant m’excuser. Mais à peine ma phrase prononcée il s’est exclamé : « Ah non, Madame Kosinska, pas du tout, je n’ai plus du tout ce souci. C’est d’ailleurs parce que vous m’avez aidé que je viens vous voir vous » ! J’étais stupéfaite, je n’avais pas la moindre idée de ce qui avait pu être aidant, mais lui il m’avait recadrée car plus jamais je n’ai eu ce préjugé si un patient ne revenait pas en consultation. On ne peut pas savoir à quoi nos interventions peuvent contribuer. Et heureusement que nos clients sont doués pour nous recadrer de temps en temps.

F : Parfois, lorsque nous n’avons plus de nouvelles de nos patients, nous nous faisons des films… Pourquoi ne sont-ils pas revenus ? que s’est-il passé ? et ces films sont souvent des films d’horreur : « Je n’ai pas su… » « J’aurais pu … » « Il m’aurait fallu éviter… »
Bref, des scénarios du pire …
Mais les scénarios du pire, c’est aussi quelque chose que l’on fait avec nos patients parfois…

Madame Solis a un dilemme. Son fils, Arthur va avoir 18 ans. Elle voudrait pouvoir lui dire, qu’il a un frère ainé qu’il ne connaît pas. En effet, elle a eu, extrêmement jeune, un premier enfant dont elle a accouché sous X. Des années après elle a tout fait pour prendre contact avec cet enfant abandonné. Elle décide de joindre au dossier de l’Aide Sociale à l’Enfance, une lettre dans l’espoir qu’elle sera lue par lui devenu adulte. Elle y explique pourquoi à l’époque elle n’avait pas d’autre solution que d’accoucher sous X. Elle lui demande de lui pardonner et de prendre contact avec elle, s’il en a envie. Aujourd’hui Mme Solis ne sait toujours pas si le dossier et sa lettre ont été consultés par son premier enfant. A ce jour elle n’a jamais eu de réponse. Mme Solis souhaite donc dévoiler ce secret à son second fils Arthur car il va avoir 18 ans et qu’il a le droit de savoir selon elle.
Mais elle craint terriblement son jugement …
« Peut-être pourrait-il penser que j’ai eu envie de l’abandonner lui aussi ! »Me confie-t-elle. Je lui réponds : « Effectivement… et que se passerait-il, s’il apprenait que vous êtes une mère qui abandonne son enfant ? » Affolée elle me répond : « Mais ce serait horrible, sordide, terrible… » Je poursuis : « C’est-à-dire, que risquerait-il d’arriver ? »
Elle reprend la même chose : « Mais ce serait horrible, sordide, terrible… »
Je reprends : « Je ne connais pas Arthur, mais je connais un peu le fonctionnement des jeunes gens de son âge, et à 18 ans cette révélation pourrait en effet le déstabiliser … Il est même possible qu’un choc, parfois peu perceptible, installe une pesanteur dans votre relation, provoque un renfermement. Il est possible qu’Arthur commence à vous éviter et possiblement à déserter la maison. Ce qui l’amènera de plus en plus à vivre à droite à gauche, et inévitablement à faire de mauvaises rencontres, et négliger, voire même abandonner ses études. L’errance et le vide le conduiront à la petite délinquance… »
Je continue mon récit, et voici Arthur qui fait un petit séjour en prison, qui devient usager de drogues, alcoolique, qui traine avec une bande de jeunes gens et des chiens, jusqu’à devenir SDF.. Et enfin je conclus : « S’il y a un risque que tout cela se réalise, alors, oui, vous avez sûrement raison de ne rien dire. »
Mme Solis me répond avec beaucoup d’émotion dans la voix : « Je ne sais pas… Mais je crois tout de même qu’Arthur est trop construit pour en arriver là…Je ne sais pas … »
A la séance suivante Mme Solis m’apprend qu’elle a finalement dévoilé son secret à son fils Arthur. Elle me raconte, encore toute émue, qu’après son aveu, Arthur s’est levé, l’a enlacée et lui a dit en l’embrassant : « Comme tu as du souffrir ».

A : C’est intéressant François car tu le fais de façon affirmative, non pas comme si c’était ce qui pourrait arriver mais comme quelque chose qui arrivera surement. Moi je procède hypothétiquement, mais en ralentissant tellement que le patient, suspendu dans le temps, se représente le scenario. Ça me fait penser à Pierre.
A la fois fier et terrifié à l’idée d’une nouvelle nomination professionnelle, au sommet de sa société. De quoi être ravi, à priori, sauf qu’une histoire venait hanter ses nuits et pousser sa peur à son apogée. Il avait déjà connu des insomnies, mais là, c’était une a-somnie. Il ne dormait plus du tout. Si, par chance, il s’endormait d’épuisement il se réveillait en sursaut rapidement. Travaillant beaucoup à l’étranger, il avait mis à l’honneur depuis longtemps, une éthique de travail avec ses collaborateurs. Certains sont devenus proches. Ses déplacements professionnels lui laissaient l’opportunité d’incarner l’homme qu’il était. Il avait la réputation d’un grand professionnel, redoutable négociateur, un homme sobre, loyal, au comportement exemplaire. Il savait, en tant que manager, que certains collaborateurs pour décompresser pouvaient se lâcher : boire, fumer et couchotter. Mais lui, connu pour son tempérament mesuré, il ne sortait jamais, rentrant toujours après les dîners professionnels directement à l’hôtel où il continuait à travailler et préparer ses dossiers.
Cependant, à Cuba, lors d’un diner habituel avec son meilleur collaborateur, celui-ci est venu accompagné d’amis qu’il voulait présenter à Jean. Une femme et un homme, jusqu’au là rien de préoccupant. Pierre était même touché de cette marque d’amitié. L’ambiance du dîner, marquée par les échanges intellectuels captivants, d’excellents vin, par l’humour, autant d’affinités qui ont fini par les lier. Vers la fin du dîner la femme s’est sensiblement rapprochée de Jean, ayant des gestes doux, voire aguichants. L’homme, de son côté, lui avait proposé, discrètement, de goûter à un produit illicite. Pierre est resté courtois, refusant poliment le produit. Par contre il s’est laissé, malgré lui, surement parce qu’il avait trop bu, séduire et embrasser par la charmante demoiselle. Mais il se ressaisit rapidement, et, comme à son habitude, il est rentré, seul, à l’hôtel.
Bien que cette histoire remonte à quelques mois, durant lesquels Pierre n’y avait pas du tout pensé, elle a resurgi soudain quand il a été informé de sa nomination. Un doute s’est alors incrusté : « Était-ce une gentillesse culturelle, une affinité, une marque d’amitié ou… ». Je le voyais très confus et tourmenté. Le silence s’étant installé, j’ai ajouté : « un coup monté » ?
« Oui. » Il acquiesça, résigné, mais ajouta en hésitant : « C’est plutôt moi qui me fais un film dans ma tête. Mais quand même ça me paraît étrange… je ne les ai plus jamais revus, disparus tous les deux et mon collaborateur ne m’en a plus jamais reparlé ». Désarçonné, il oscillait, tantôt se rassurant (c’était bien avant sa nomination, beaucoup de ses collègues allaient bien plus loin dans les amusements), tantôt s’alarmant (ce dîner où il avait bu plus que d’ordinaire et surtout le fait qu’il se soit laissé peloter un peu, ce qu’il n’aurait jamais du accepter). Ça l’inquiétait. Plus il tentait de se rassurer plus il était tourmenté, plus ses nuits de sommeil s’écourtaient. L’addition du stress de nouvelles responsabilités, de nouvelles procédures à assimiler, des projets qu’il ne savait pas encore gouverner, lui avait concocté un cocktail de ruminations qui l’a rendu insomniaque.
Il a pris rendez-vous pour se convaincre que tout ceci était une pure invention de son esprit inquiet qu’il voulait apaiser. Il se plaignait de ses insomnies. Le thérapeute Palo-Altien peut-il réellement rassurer son patient en allant dans le sens de l’ordre qu’il lui donne? J’avais alors insisté sur la gravité de la situation, ça pourrait représenter un réel danger surtout maintenant, avec sa récente nomination. Avoir des éléments compromettants sur une personne à ce niveau de responsabilités, donnait toujours un grand pouvoir à celui qui les détenait. Je disais évidemment que cela n’était peut-être qu’un concours de circonstances, mais qu’en même temps, ça s’était passé dans un restaurant, un lieu public très fréquenté et qu’il valait mieux ne pas ignorer un danger. Imaginons que quelqu’un l’ait filmé ? Les médias n’ont-ils pas le pouvoir de déclencher des guerres indépendamment de ce que, véritablement, ont fait ou pas, les parties concernées ? Je lui demandais s’il était possible qu’il y ait eu des photos ou des enregistrements. « Non, il n’y avait vraiment rien qui aurait pu en faire une affaire d’état »  répondit-il. Ce à quoi je rétorquais qu’il n’y a pas besoin des preuves formelles. Et qu’il suffisait de quelques images ambiguës, sans que cela soit vrai. Un regard, un geste, un zoom sur un sourire, pire : sur un baiser. Le visage de Pierre blanchit. Je continuais : « Imaginez qu’il y ait eu un piège et qu’un appareil photo bien caché ait zoomé sur vos embrassades, sur ce petit paquet de drogue discret mais parfaitement visible pour celui qui, planqué, veut le photographier? ». Il commençait à se représenter les conséquences possibles.

Il réalisa que ce petit dérapage sans gravité pouvait être ennuyeux et que tout pouvait être préjudiciable à ce moment de sa carrière. Saisi, il a juste ajouté : « Mince, en plus ce collaborateur vient dîner la semaine prochaine à la maison, l’occasion de faire connaissance de ma femme et de mes filles. Ils vont sûrement parler des excès et de ces fameuses dépressurisations arrosées, de certains collègues qui s’amusent. Mince. En plus, je le vois tout à fait lancer : « Et toi, Pierre, c’était vraiment exceptionnel de te voir comme ça. Toi, habituellement modéré, boire et rigoler !!!… Tu t’es bien détendu. » Il réalisait le désastre si sa femme, de nature très curieuse et jalouse l’entendait.
Nous avons alors avancé toutes sortes d’hypothèses afin qu’il puisse se préparer à ces éventualités si ce diner était effectivement un piège bien étudié. Je l’avais questionné sur son contexte professionnel : qui lui voulait du mal, qui était jaloux, qui aurait voulu sa peau, son poste, sa disparition de la société. Au fur et à mesure du questionnement il trouvait ça juste et plausible. Il y a toujours des gens (collaborateurs ou concurrents) à l’affut des éléments compromettants pour les utiliser. Nous énumérâmes toutes les possibilités de comment il pourrait être ennuyé. Par qui serait-il vraiment soutenu ? Par qui serait-il lâché ? Qu’est-ce qui se passerait si les photos arrivaient au conseil d’administration ? C’était clair que sa carrière s’arrêterait. « Et quelles conséquences si votre femme l’apprenait »? Il est reparti avec la tâche de continuer à analyser chaque possibilité en envisageant le pire du pire de ce qui pouvait lui arriver.
Je lui ai également proposé de faire un tableau pendant ses insomnies. A chaque réveil il devait y classer ce qui était, à ses yeux, des angoisses normales et anormales pour un dirigeant dont le poste, la vie professionnelle et personnelle, étaient peut être menacés.
Il a démarré le rendez-vous suivant en disant :
« La dernière séance a été un véritable sas de décompression ».
La tâche lui avait permis de poser son avenir et de s’y projeter avec réalisme. Il m’a raconté qu’en effet il pouvait se trouver à Pôle Emploi, le stress que ça allait générer, un gros coup dur. Pierre poursuivait : « Au niveau familial, dur dur également. Sûrement le divorce et d’autres désagréments. Mais au final, ce qui m’est venu de tout cela, c’est qu’un gros virage dans la vie c’est toujours une opportunité. Et j’y crois… Donc je sais que je n’en mourrai pas. »

Concernant son tableau et ses nuits, il me déclara : « Je suis désolé, je ne l’ai pas bien fait car je ne me suis pas réveillé en pleine nuit depuis. Juste à 5h30, au petit matin et comme convenu, j’ai mis à profit ce temps pour classer mes angoisses légitimes et non légitimes. Mais tout est légitime. Et réaliser tout ça a fait que j’ai commencé à m’y préparer également ».
Il a ajouté qu’en effet pendant le dîner à son domicile parisien avec le collaborateur, ce dernier avait fait mention des soirées arrosées et notamment la soirée où Pierre avait dérapé, en disant « Mais franchement un mec comme toi, droit professionnel, fidèle c’est rare dans nos sphères ». Ils ont tous rigolé et sa femme l’a enlacé.
Pierre dormait mieux désormais, mais je m’abstenais de dire quoi que ce soit qui irait dans la direction de l’objectif et l’ordre qu’il m’avait envoyé, car à son niveau de responsabilités plein de nouvelles choses allaient le perturber encore. Il valait mieux pour lui rester en alerte. Et une thérapeute Palo-Altienne ne vise pas l’atteinte de l’objectif mais seulement l’arrêt des tentatives de solution.

F : En parlant de la non-atteinte de l’objectif cela me fait penser à Valentine
Je me souviens de Valentine, qui vient me voir à cause de son problème de tachycardie. Comme les médecins, malgré la batterie de tests qu’ils ont réalisées, n’ont rien pu identifier, ils lui ont signifié que cela devait être « psychosomatique ». Elle a accepté cette vision des choses et espère que je puisse lui éradiquer (dans le texte) ce phénomène bouleversant et désagréable d’un cœur qui s’emballe sans raison…
Après avoir évoqué les différents contextes d’apparition du problème, elle met rapidement en lien sa tachycardie avec des situations dans lesquelles elle dit qu’elle n’arrive pas à affirmer son opinion ou à dire « non ». Que cela soit dans le domaine professionnel, par exemple lorsque son chef lui donne trop de travail, ou dans le milieu plus personnel lors de choix à faire avec ses amis. Elle n’arrive jamais à exprimer ses désirs lorsqu’ils s’opposent à ceux de l’autre (son chef) ou des autres (les amis).
Elle décide donc qu’il lui faut affirmer son positionnement. Elle apprend au cours de nos séances à mieux exprimer ses envies, à être plus efficace dans la transmission de ses messages.
Après quelques séances, elle me dit que les choses vont beaucoup mieux.
Je lui fais remarquer que pourtant elle fait toujours de la tachycardie.
Elle m’explique : «  Oui, et c’est formidable ! Lorsque je fais de la tachycardie, cela veut dire que j’ai accepté une situation non satisfaisante pour moi et donc c’est un signal d’alerte, qu’il me faut me positionner avec plus d’affirmation, résister. Au fond, je suis très contente de cet indicateur … J’ai une amie, qui elle, la pauvre, dans les mêmes situations voit apparaître une irruption de boutons sur le visage … au moins ma tachycardie personne ne la voit !»

: Nos clients sont vraiment exceptionnels. Ça me rappelle une demoiselle de 16 ans qui est venue sous l’injonction de sa mère, Mme H. Voilà ses propos. « Ma fille est en dérive depuis plusieurs mois, voire années. Elle a été exclue du système scolaire et est actuellement dans une école privée que l’on paye très cher. Madame Kosinska, même dans cette école elle ne fout rien, déjà au premier trimestre elle a des mauvaises notes. Elle risque de compromettre son année et toute sa scolarité car elle ne peut plus redoubler. On a tout essayé pour la ramener sur le bon chemin. L’an dernier on l’avait envoyée en internat, non seulement ça n’a rien arrangé, mais elle y a commencé à fumer. Là on paye le soutien scolaire, on l’a privée de vacances, punie de sortie… Et ma fille ose fuguer de temps en temps !!!  Depuis son retour à la maison c’est la dégringolade. Elle est devenue querelleuse, anorexique, répond mal à ses parents. Elle fait sa crise d’adolescence carabinée et a besoin d’un lieu pour parler et exprimer ce mal qu’elle a au fond d’elle pour réussir à se calmer. Quand pouvez-vous lui proposer un rendez-vous » ?
Je compatis et dis à la mère  combien ça doit être difficile de gérer la maison et combien c’est honorable de chercher à aider sa fille dans ce contexte turbulent. Voilà une mère digne de ce nom. Je propose à la mère une date de rendez-vous pour sa fille. Au passage, je glisse à la mère la particularité de l’adolescence et le besoin de rébellion, pour anticiper un éventuel refus du rendez-vous. Je dis à la mère que si tel était le cas, ce serait un signe que l’adolescence suit son cours normalement. Que dans ce cas ce serait vraiment contre-productif d’insister et d’obliger sa fille à venir, ça lui donnerait des opportunités de s’opposer et d’envenimer la situation à la maison. Madame pouvait dans ce cas m’appeler, si elle le souhaitait, pour voir s’il y avait une autre possibilité d’aider sa fille.

Mlle H. arrive bien au rendez-vous et raconte combien sa mère est « folle ». Elle craint qu’elle ait raconté des tas de mensonges sur elle. C’est pourquoi elle est venue : vérifier et rectifier.
Elle raconte combien elle en a marre de cette ambiance à la maison. D’ailleurs quand ça ne va pas elle fugue chez une amie dont la famille est un exemple d’harmonie et d’amour compréhensif. Elle me raconte que sa mère lui attribue tous les malheurs du monde et qu’elle prétend sacrifier sa carrière, alors qu’elle n’a juste pas envie de bosser, voilà la vérité. Qu’elle leur reproche (à Mlle H et ses sœurs) de devoir ranger sans cesse, alors qu’ils ont une femme de ménage ! Elle reconnaît tout de même une qualité à sa mère : elle cuisine bien. Mais, hélas, les dîners sont devenus un lieu de reproches et de leçons de morale. Les disputes s’en suivent. Mlle H. fuit cet enfer à table et s’enferme dans sa chambre. Elle dit que ça lui fait du bien de ne pas manger le soir, (c’est l’anorexie selon sa mère) qu’elle aimerait être top model et travailler comme styliste.
Elle ajoute : « Niveau école ce n’est pas ça, mais je suis dans l’école la plus nulle que j’aie jamais connue. Il y a une ambiance de m…. Les collégiens sont : soit bosseurs jaloux (tu peux pas discuter avec eux, ils sont en compétition et ne pensent qu’à obéir au règlement, pour réussir à intégrer une autre école), soit des détritus de la société. Ils sont stupides et tu ne peux pas en placer une. Mais bon il faut bien que je me ressaisisse, je ne peux plus redoubler. Ca ferait deux ans d’écart avec les autres si j’arrive à entrer dans un lycée normal ! C’est embêtant. Je serais vieille… Puis pour mon projet cela ne fait pas top d’avoir un parcours chaotique. Mais les profs sont tellement durs Mme Kosinska, ils ne nous considèrent pas comme des êtres humains, ils ne nous écoutent même pas, ils s’en foutent des élèves !!! La seule chose qui compte c’est le règlement et la discipline ! Sinon dehors ! C’est du dressage, un camp de redressement ! Je pense qu’ils vont me virer ! »
Je dis à Mademoiselle H. qu’en effet ça ne doit pas être facile de vivre tous les jours dans une situation pareille, mais que en même temps je vois qu’elle arrive à s’en dépatouiller plutôt très bien. Elle n’est pas encore virée de l’école alors que plus d’un élève à sa place le serait déjà. Elle hoche la tête et me confirme qu’il y en a plusieurs qui ont été virés dès la rentrée !
Je lui dis que c’est déjà remarquable de ne pas s’être fait virer depuis six longs mois, bien que j’entende que ça risque d’arriver et peut-être plus vite qu’elle ne le pense, vu ce qu’elle relate de l’opinion qu’ont d’elle ses profs. Et comme un homme averti en vaut deux, il vaut mieux qu’elle s’y prépare d’ores et déjà, mais elle le sait et il n’y a peut-être pas besoin d’une psy pour ça. Je lui renvoie que j’imagine combien c’est inconfortable sur le plan familial mais que, bien que sa mère lui rende la vie impossible, à ce niveau là aussi elle tient bon… avec beaucoup de courage et que, probablemen,t elle est bien solide pour endurer tout cela.
Elle hoche la tête émue.
Je poursuis que je conçois bien que c’est une situation délicate mais qu’en même temps ce n’est pas vraiment elle qui a un problème… de ce qu’elle dit ce serait plutôt sa mère… elle me regarde avec un grand sourire et s’exclame : « Ah oui ça c’est sûr ! »
Alors je reste très dubitative sur la prise d’un nouveau rendez-vous… elle me regarde étonnée… alors j’ajoute, « A moins que cela vous serve ».
Elle réfléchît et me dit qu’elle aimerait tout de même reprendre un rendez-vous car au moins elle ne se sent pas jugée et qu’elle peut s’exprimer vraiment librement. De plus sa mère lui lâcherait les basquets si elle voyait une psy… Je reste dubitative. Elle aurait bien aimé, si possible bien sûr, un rendez-vous le lundi à 11H30 car c’est le créneau du cours de maths et qu’elle déteste la prof encore plus que la prof ne la déteste. Avec un rendez-vous psy elle pourrait s’éviter une heure de torture et si je voulais bien lui faire une attestation de consultation elle pourrait la montrer à la prof, ça pourrait la protéger un peu de ses jugements… enfin elle l’espère.
Je lui dis ok. Mais j’insiste, il ne faut pas, vraiment pas, qu’elle s’oblige à venir et que ce ne soit pas parce qu’elle revient la prochaine fois qu’il faut qu’on se revoie à nouveau ou qu’on entame un suivi. Elle part contente et soulagée d’avoir rendez-vous. Elle revient 15 jours après, au jour et à l’heure fixiés. Nous nous sommes vues quatre fois. Je l’ai revue bien plus tard, un soir d’été, en fermant les volets de mon cabinet. Elle passait dans ma rue et m’a appelée pour me raconter, fièrement, qu’elle était reçue dans le lycée de ses rêves.

F : Tout cela me fait me souvenir d’une situation de contrainte…une mère avec sa fille.
Une mère arrive en consultation avec Charlotte, sa fille, âgée d’une trentaine d’années. La mère vit à Paris, Charlotte est installée à Lyon, depuis qu’elle y a emménagé pour y poursuivre ses études et y travaille maintenant.
Madame me dit : « J’ai demandé à ma fille de m’accompagner à ce rendez-vous afin que vous puissiez lui expliquer que j’ai été une mauvaise mère. »
Elle me raconte que cette prise de conscience s’est effectuée grâce à une longue psychanalyse qu’elle a terminée il y a peu. En effet, elle aimerait tant que sa fille comprenne qu’elle n’a pas été une bonne mère, et même qu’elle lui a été néfaste.
En fait, Madame a été usagère de drogues lorsqu’elle était jeune…. Puis elle a rencontré son mari, le père de sa fille, et elle a tout arrêté, elle a complètement changé de milieu, de vie. Mais, alors que Charlotte avait 5 ans, traversant une passe difficile, Madame replonge dans la toxicomanie. Or, un jour que sa fille est au premier étage, Madame se fait un rapide shoot dans la cuisine. Hélas, on lui a vendu un produit de mauvaise qualité, elle fait un malaise. La petite joue dans sa chambre lorsqu’elle entend un bruit sourd et inhabituel au rez-de-chaussée. Elle descend et découvre sa mère inanimée sur le sol de la cuisine … Elle alerte immédiatement les voisins en criant « Maman est morte, maman est morte »…Les pompiers interviennent, Madame s’en sortira sans séquelles.
Or, il y a deux ans, on diagnostique à Charlotte une maladie orpheline non vitale, non dégénérative. En effet, depuis longtemps elle a des indispositions digestives qui ne lui rendent pas la vie très agréable. Ce diagnostic posé permet de lui prescrire un traitement qui stabilise les choses. Charlotte est suivie, sait qu’elle devra l’être toute sa vie. Avec son compagnon, elle souhaite avoir un enfant, et l’équipe médicale hospitalière qui la suit ne s’y oppose pas.
Depuis, toujours, mère et fille s ‘entendent parfaitement. Sauf depuis quelques temps, depuis que la mère veut absolument faire admettre à sa fille qu’elle a été une mauvaise mère. Grâce à sa psychanalyse, elle a pu faire le lien entre le fait d’avoir été une mauvaise mère et la maladie de sa fille. « C’est parce que c’est vrai ! Charlotte n’a pas conscience du mal que je lui ai fait, c’est pour cela que quelque chose la ronge de l’intérieur ! Il suffirai qu’elle conscientise mon échec de mère, pour qu’elle se délivre de cette maladie qu’elle se provoque elle-même ».
Charlotte, a, vous vous en doutez, un autre point de vue : « J’ai une maladie, comme il en arrive une fois sur mille, et c’est sur moi que cela est tombé. Ce n’est pas agréable, mais je vis correctement. Mais, depuis que ma mère s’est mise en tête cette idée, elle ne me lâche plus ! Et là, je n’en peux plus. Avant, lorsque j’allais à l’hôpital subir des examens, je l’appelais au téléphone, lui racontais, cela me faisait du bien, elle me faisait du bien ! Aujourd’hui je ne l’appelle plus, parce que sinon je vais entendre : « Tu vois, si tu allais enfin en thérapie tu comprendrais, tu n’aurais plus besoin de vivre tout cela … »
Mère et fille se sont beaucoup éloignées dernièrement.
Madame me demande : « Il faut la convaincre de faire un travail thérapeutique » ; Charlotte me demande : » Il faut qu’elle me lâche, qu’elle redevienne la mère que j’aimais. »
Je repense à l’histoire du sage : Un sage de village est chez lui bien tranquillement lorsque deux hommes lui demandent audience. Le premier dit au sage : « Nous venons te voir car nous ne sommes pas d’accord, sage, tu dois nous départager .»
« Bien, dit le sage, donne-moi ton point de vue.»
Le premier homme s’explique. Ayant écouté ses arguments, le sage dit « Humm, toi, toi tu as raison. »
Le second homme prend alors la parole et dit au sage «Attends sage, tu n’as pas encore écouté mon point de vue … parce que moi je pense … » et le second homme s’explique. Après les paroles du second homme le sage dit : « Humm toi, toi aussi tu as raison. »
La femme du sage, qui a assisté à toute la scène, intervient auprès de son sage de mari : « Mais enfin, tu ne peux pas dire que le premier a raison et que le second a raison, ils disent des choses totalement opposées ! » Le sage réfléchit un instant et dit à sa femme : « Humm toi, toi aussi tu as raison ! »
J’ai donc repris la parole en disant à cette mère quelque chose comme :
« Madame, vous avez, grâce à votre voyage thérapeutique, parfaitement pu mettre des mots sur vos actes, décrire les mécanismes de votre inconscient, prendre conscience de votre architecture psychique…Vous souhaiteriez cette même clairvoyance pour votre fille, cela est normal pour une mère, logique lorsqu’on aime sa fille… mais vous savez aussi, par cette même expérience, qu’il lui faudra découvrir par elle-même les choses…sinon, si vous la poussez, cela ne donnera rien, la cure ne sera pas efficace…Vous avez de l’avance, et il vous faudra donc être patiente avec Charlotte, et il est aussi à envisager qu’elle ne fasse jamais ce voyage là…
Et vous Charlotte, votre mère vous aime, et elle veut tellement votre bien…car c’est bien une des difficultés auxquelles les enfants sont confrontés : l’amour de leurs parents ! Il n’y a pas grand-chose à faire d’autre qu’à être patient, sans leur demander de nous comprendre, mais de nous accepter … si cela leur est possible, ce qui n’est pas toujours possible … »

Après cette séance je ne les ai jamais revues. Mais j’ai eu des nouvelles.
Deux années après, une patiente a pris rendez-vous pour elle et son fils, et quand je lui ai demandé comment elle avait obtenu mes coordonnées, elle m’a dit être une grande amie de la mère de Charlotte, que j’avais tant aidée dans la relation avec sa fille.

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