Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 5 octobre 2013
François SIMONOT, psychothérapeute, formateur

Il arrive parfois que la personne qui se trouve devant vous pense que c’est un autre qui devrait être à sa place : son fils, sa fille, son mari, son ex-femme…. Elle pense qu’elle n’a pas de problème, mais que c’est bien l’autre qui a/est le problème! Cette personne est venue confirmer son diagnostic, préparer le terrain, demander de l’aide pour l’autre…. elle ne pense pas (ou plus) qu’elle peut faire quelque chose. Il est possible alors, comme vous le verrez,  de proposer une petite stratégie pour faire venir cet « autre » (le fauteur de troubles, le dysfonctionnant ) devant le thérapeute.

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François Simonot ©Paradoxes



En introduction, une petite métaphore musicale.
Imaginons un auditeur face à une chorale de 20 personnes qui chantent la même partition à l’unisson. Si  une 21ème s’associe au groupe de chanteurs, il n’y a aucune chance pour que l’auditeur entende une différence.  Pour que cette 21ème voix soit audible, il faut qu’elle chante une autre mélodie. Cela ne garantira pas que l’auditeur apprécie cette voix de soliste mais il ne pourra pas faire autrement que de l’entendre, à défaut de l’écouter.
Métaphore musicale, métaphore du décentrage….

Le contexte
Au cours de mon travail en tant que thérapeute, j’ai été amené à rencontrer des patients qui ont identifié une personne de leur entourage comme étant le problème. Ces patients aimeraient faire venir cet autre en séance, pensant que c’est LA solution. Souvent, le fait de vouloir faire venir l’autre est une ultime tentative de solution et nous savons que tant que celle-ci ne sera pas mise en œuvre nous aurons du mal à les mobiliser.
La stratégie du décentrage vise à répondre à la demande insistante des patients qui souhaitent que je rencontre le patient désigné. Et c’est seulement après la rencontre du patient désigné, que je pourrais peut-être mobiliser ces premières personnes.

Trois étapes :

  • J’énonce le cadre ( avec les conditions de la faisabilité de la stratégie )
  • Je décris la stratégie en elle-même
  • Je reprends sur le cadre

Je me souviens au printemps dernier de M. et Mme Durand, me racontant que leur fille de 17 ans Anne,  ravage tout dans sa chambre,  fume et pas seulement des cigarettes, leur parle à peine mais leur crie beaucoup dessus. M. et Mme Durand sont absolument d’accord pour dire qu’Anne a un gros problème, qu’elle devrait se faire soigner, aider, qu’elle est malade… Cette situation de crise dure depuis de nombreux mois. Ils ont beaucoup consulté, ils ont à maintes reprises entrainé, poussé, obligé Anne à consulter ( pédopsychiatre, psychiatre, thérapeute en tout genre,  sophrologue …. ). Chaque fois le même résultat : après une ou deux séances Anne refuse d’y retourner.
J’ai devant moi des parents désespérés… à bout…

Ce que M. et Mme Durand viennent chercher auprès de moi est la confirmation de leur diagnostic et une énième nouvelle approche…, avec le regret que leur fille ne veuille plus aller en consultation. («  Ce qu’il aurait fallu, le mieux, c’est que vous puissiez la voir, qu’elle accepte de venir… » me disent-ils avec regret).
C’est alors que je me lance dans la stratégie du décentrage.
Evidemment en freinant….
Ainsi, pour faire venir Anne en séance, je vais tenter de faire chanter à M. et Mme Durand une nouvelle mélodie à leur fille. Pour cela, il me faudra d’abord montrer beaucoup d’hésitation et leur dire que cette stratégie ne fonctionne pas toujours. Ainsi, si elle ne donne pas satisfaction, c’est qu’elle n’était pas efficace. Ce n’est pas M. et Mme Durand qui n’ont pas su interpréter cette nouvelle partition (déculpabilisation). Et si la stratégie donne satisfaction, je peux toujours jouer l’étonné auprès du couple de l’efficacité de leur prestation (valorisation). Mais surtout, il ne faut pas qu’Anne soit trop étonnée de ce changement de mélodie. Anne doit pouvoir entendre cette nouvelle ligne musicale sans penser que c’est une nouvelle ruse de ses parents. Il faudra donc que M. et Mme Durand puissent dire à leur fille que se sont eux qui ont des problèmes et que ce sont eux qui sont allés consulter un thérapeute.
C’est à ce moment précis, que parfois j’ai des refus. On pourrait facilement imaginer que les parents ne se sentent pas capables de confier à leur fille leurs faiblesses. C’est tout à fait respectable et si tel est la cas je n’ai plus qu’à abandonner ma stratégie que je n’ai pas encore dévoilée. Je vérifie donc, toujours en premier, ce postulat de départ : êtes-vous prêt à dire à l’Autre (celui qui vous pose problème) que vous avez vous-même des problèmes ? M. et Mme Durand me disent qu’ils peuvent tout à fait dire à Anne qu’ils ont des problèmes, et ils rajoutent : « en un sens c’est vrai ».
Alors je vais plus loin dans la pose du cadre et j’énonce les autres conditions de la mise en place de la stratégie.
Je dis à M. et Mme Durand : «  Si vous décidez d’appliquer cette stratégie, vous n’aurez le droit de la faire qu’une seule fois, et en une seule fois ».
En effet, j’interdis de fractionner et de répéter la stratégie de décentrage. Cette contrainte doit rendre  la chose unique, rare et précieuse.  Comme je viens d’être ferme et péremptoire, je me radoucis en continuant : «  Vous devrez trouverez un moment particulier ».
Ce terme de « particulier » est suffisamment flou pour qu’ils puissent y glisser ce qu’ils veulent…
« Vous devrez trouver également les mots justes ».
Et là encore ce terme de « juste » est suffisamment vague, pour leur permettre de l’interpréter à leur façon. Je leur fais toujours confiance, j’ai raison.

Le deuxième point :  la stratégie elle même.
Comme cette stratégie n’est pas facile à mettre en place, parce que c’est une nouvelle partition, j’accompagne et je soutiens au maximum mes patients. Je les conduis à se projeter et à visualiser afin qu’ils s’entrainent. Je peux dire par exemple :
«  Vous direz à Anne quelque chose comme ceci : Nous n’allons pas bien, nous avons des problèmes. Nous sommes allés voir quelqu’un, pour nous faire aider… »
Arrêtons-nous là.

Mettons-nous une minute à la place d’Anne, qui depuis des mois, des années, entend toujours la même chanson :
«  Tu ne vas pas bien,
Tu as un problème,
Tu ne fais rien de bien,
Tu as la haine…. »
Dans ce moment particulier qu’auront choisi les parents, avec des mots justes donc un ton nouveau, elle entendra son père et sa mère lui tenir un discours complètement différent. La magie de ce moment particulier et unique lui fera sentir la véracité, la sincérité et l’authenticité de cette mélodie nouvelle à ses oreilles.

Puis je poursuis auprès des parents : « Vous direz à Anne : ce thérapeute nous a proposé de te demander si tu voulais bien aller le rencontrer pour l’aider à mieux comprendre notre situation. Tu pourras lui expliquer la façon dont tu nous vois, à quel point nous sommes pénibles avec toi, la manière dont on te prends la tête ». Ce n’est donc pas une énième demande des parents chantant toujours la même chanson :
«  Fais ceci
Arrête cela
Va consulter »

Anne devrait comprendre que la demande émane  de moi thérapeute et non de ses parents. Je précise d’ailleurs à M. et Mme Durand que si Anne ne veut pas, c’est à moi, thérapeute, qu’elle pose le refus, et non à son père et sa mère. Je leur précise qu’en cas de refus ils devront lui répondre :« Ce n’est pas un souci que tu ne veuilles pas, tant pis pour lui il devra se débrouiller autrement. »
Et toujours plus de décentrage : le sujet de la discussion, lors de la future séance, ne sera pas Anne (le patient désigné), mais bien ses parents. Elle réalise qu’elle n’aura pas à parler d’elle, ni à entendre parler d’elle, mais que le point central de la séance, sera bien ses parents.
La chanson à ses oreilles a donc complètement changé:
« S’il te plait,
Peux-tu aider,
Le thérapeute à nous aider »

Ensuite j’invite les parents à devancer les questions potentielles d’Anne :
« Pourquoi moi,
Je n’ai rien à lui dire…
Combien de fois ?»

Pourquoi moi :
Si Anne a des frères et sœurs, les parents peuvent répondre : « Mais oui, le thérapeute demandera certainement à les voir également plus tard ». J’incite les patients à rester au plus près de leur réalité. « Mais tu sais bien Anne que c’est avec toi qu’en ce moment c’est le plus difficile, on est toujours après toi, nous n’avons pas en ce moment de relation très satisfaisante… ».

Je n’ai rien à lui dire :
Il est normal qu’Anne puisse avoir peur du silence et du malaise que cela engendre. Ses parents devront la rassurer : « Le thérapeute a beaucoup de questions à te poser sur nous…comment nous sommes, comment nous nous comportons.. On te rappelle que le sujet de la séances sera nous ».
Combien de fois :
Je demande aux parents d’Anne de lui préciser que de toutes les façons ce sera juste une seule fois, pour une unique séance. J’explique aux parents que l’idée n’est pas de manipuler l’autre (c’est-à-dire d’avoir un objectif caché), mais bien de faire venir cette personne devant moi, une seule fois. Je demande aux  parents d’Anne de lui préciser que de toutes les façons ce sera juste une seule fois, pour une unique séance. J’explique aux parents que de faire venir cette personne devant moi une seule fois peut déjà permettre parfois d’amorcer un changement.

Troisième et dernière étape. Je reprends sur le cadre :
Je fais finaliser la partition avec des interdits. Je rappelle à M. et Mme Durand : « Souvenez-vous que, si vous choisissez de dérouler cette petite stratégie, vous n’avez le droit de la faire qu’une fois et qu’en une seule fois ».
Et j’ajoute : « Vous n’avez pas à lui demander de réponse immédiate, ni, de plus, de la relancer ensuite ». En effet, les parents ne doivent pas avoir le droit, quelques temps après, de mettre une pression : « Alors tu as réfléchi ? Qu’est-ce que tu en penses ? Tu es d’accord ?… » Au contraire, M et Mme Durand doivent rassurer Anne : « Prends tout ton temps pour te décider, nous ne t’en reparlerons pas ».
Lors de la séance suivante, M. Durand m’a raconté : « Nous étions, ma fille et moi, en voiture sur l’autoroute en direction d’Orléans pour aller rendre visite à sa grand-mère, ma mère. Je me suis dit que c’était un bon moment, et qu’elle n’allait pas sauter de la voiture, même si j’avais peur au début qu’elle pense que j’allais lui prendre la tête. Et j’ai commencé, comme nous en avions convenu. J’ai baissé le son de la radio et je lui ai confié que sa mère et moi nous avions des problèmes. Que nous étions allés consulter en couple un thérapeute, et que celui-ci avait demandé…».
La stratégie de décentrage a fonctionné puisque j’ai effectivement rencontré Anne lors d’une séance. Lorsque qu’elle s’est présentée, je l’ai accueillie en la remerciant de bien vouloir venir m’aider. Je lui ai rappelé que j’avais vu ses parents, et qu’ils avaient énoncé un certain nombre de difficultés. Je lui ai demandé comment elle vivait tout cela, comment elle percevait la situation.

Suite et fin
Ce n’est pas parce qu’ils acceptent de venir nous voir UNE fois, que nous pouvons commencer un suivi. Je vous rappelle que ce n’est pas l’objectif de cette stratégie de décentrage. Mais parfois, il est possible de mobiliser ce patient désigné sur un de ses potentiels objectifs. Par exemple, Anne est revenue plusieurs fois me voir pour travailler sur ses relations amoureuses. Ses parents étaient ravis qu’elle veuille bien revenir….
Mais après une séance, si Anne n’était pas revenue, j’aurais de toute façon proposé à ses parents de poursuivre le travail. Car connaissant Anne maintenant, il aurait été plus facile pour moi de proposer à M. et Mme Durand de les accompagner afin qu’ils puissent mieux se positionner dans les relations difficiles qu’ils ont avec leur fille.
Enfin, de toute façon, lorsque je sens que le patient désigné ne reviendra pas (il a raison, il n’a pas de problème) en le raccompagnant je lui dis: « Merci beaucoup d’être venu jusqu’à moi. Tout ce que vous m’avez apporté me sera très précieux si je continue à voir vos parents. D’ailleurs,  dans quelque temps, j’aurais peut-être encore besoin de vous, afin que vous puissiez me dire comment les choses ont évolué. Peut-être pourrais-je me permettre de vous demander de revenir ? Et si oui puis-je vous faire passer le message par vos parents ? »  Jusqu’à présent je n’ai pas eu de refus.
Lors d’une séance suivante avec les parents, je peux utiliser cet argument apaisant. Car même si leur enfant ne veut pas de suivi (ce qui est une mauvaise nouvelle pour eux), je peux leur faire passer le message qu’aucune porte n’est fermée et qu‘un nouveau rendez-vous est possible dans un avenir plus ou moins proche.

Depuis que je propose cette stratégie de décentrage, il est arrivé qu’elle ne soit pas efficace. Surtout dans les cas de personnes séparées ou divorcées qui sont toujours en guerre. Mais je n’ai pas encore rencontré de refus dans la configuration de conjoints ou de parents et d’enfants. Mais je ne désespère pas….

©François Simonot/Paradoxes
Pour citer cet article : François Simonot. Une stratégie de décentrage : comment le/la faire venir en consultation ? 2013
www.paradoxes.asso.fr/2013/10/une-strategie-de-decentrage-comment-lela-faire-venir-en-consultation


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