Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la septième journée de Rencontre de Paradoxes, 11 octobre 2008
Docteurs Irène Bouaziz et Chantal Gaudin, psychiatres

52 ans après la publication de l’article fondateur sur la double contrainte il apparait que le paradoxe « thérapeutique » se pratique sous deux formes bien différentes.
Selon la posture adoptée par le thérapeute, le paradoxe devient un coup de pied aux fesses qui projette vers l’objectif ou une mise en suspens de la tension vers l’objectif qui redonne de la liberté.
Les adeptes du paradoxe-coup-de-pied-aux-fesses manient la provocation, la dérision ou l’ironie, les tenants du paradoxe-mise-en-suspens-de-la-tension optent au contraire pour une compréhension profonde, pour une adhésion à la logique qui préside au symptôme.
Les deux approches donnent des résultats. Pourquoi adopter l’une plutôt que l’autre ? Relèvent-elles des mêmes prémisses ?

Jeu de rôle introductif :

Version I
– La patiente : Docteur, je viens vous voir parce que je ne peux pas continuer comme ça. Je suis terriblement mal à l’aise quand je suis avec les gens. Je rougis, je tremble et je bégaie dès que je dois prendre la parole devant plusieurs personnes. Ça me gêne depuis toujours dans ma vie privée, je ne prends jamais la parole dans les réunions de famille ou avec les amis et c’est un calvaire à chaque fois que quelqu’un s’adresse à moi. Mais là, ça devient vraiment handicapant au travail; on m’a demandé de diriger une petite équipe et je vais devoir animer des réunions. J’ai essayé de contrôler mon malaise avec des techniques de respiration, j’ai fait de la relaxation, il m’arrive de prendre des tranquillisants, mais rien n’y fait. Si je n’arrive pas à assumer ce poste, ça va être terrible pour moi et mon avenir professionnel sera compromis.

– La psychiatre : Bon, si je comprends bien votre problème, vous êtes mal à l’aise en public, vous avez essayé diverses techniques pour vous détendre mais aucune n’a vraiment marché et vous souhaitez devenir capable d’être assez calme pour animer des réunions à votre travail. Il vous suffit d’exécuter précisément la tâche que je vais vous prescrire. Habituellement, nous obtenons 100% de réussite pour de tels problèmes, mais je ne sais pas si cela va marcher avec vous. Tous les jours, jusqu’à notre prochain rendez-vous, vous allez vous enfermer dans une pièce et pendant 30 minutes vous allez vous angoisser en imaginant tout ce qui peut mal se passer lorsque vous parlez devant un public. Il faudra que vous ressentiez tous les symptômes de malaise que vous ressentez habituellement. Faites cela très précisément chaque jour pendant ½ heure jusqu’à notre prochaine séance.

À la séance suivante:
– La psychiatre: Avez-vous bien suivi mes consignes?
– La patiente: Oui, Docteur, à la lettre. Et c’est incroyable, il y a eu une réunion à laquelle je n’étais pas obligée d’assister, mais j’ai voulu faire l’expérience. Je n’en revenais pas. J’étais beaucoup moins mal à l’aise que d’habitude! Dire que c’était si simple de se débarrasser de ce problème alors que je souffrais depuis mon enfance! Vous êtes vraiment très forte. Merci

 Chantal Gaudin & Irène Bouaziz © Paradoxes

Chantal Gaudin & Irène Bouaziz © Paradoxes

Version II
– La patiente : Docteur, je viens vous voir parce que je ne peux pas continuer comme ça. Je suis terriblement mal à l’aise quand je suis avec les gens. Je rougis, je tremble et je bégaie dès que je dois prendre la parole devant plusieurs personnes. Ca me gêne depuis toujours dans ma vie privée, je ne prends jamais la parole dans les réunions de famille ou avec les amis et c’est un calvaire à chaque fois que quelqu’un s’adresse à moi. Mais là, ça devient vraiment handicapant au travail; on m’a demandé de diriger une petite équipe et je vais devoir animer des réunions. J’ai essayé de contrôler mon malaise avec des techniques de respiration, j’ai fait de la relaxation, il m’arrive de prendre des tranquillisants, mais rien n’y fait. Si je n’arrive pas à assumer ce poste, ça va être terrible pour moi et mon avenir professionnel sera compromis.
– La psychiatre : Je comprends qu’il soit particulièrement pénible pour vous d’être si mal à l’aise lorsque vous vous trouvez en public et que vous souhaitiez vous débarrasser de ce problème, au moins pour pouvoir animer des réunions à votre travail. Cependant, on peut aussi comprendre que vous soyez mal à l’aise. Dès qu’on se trouve en face des gens, ceux-ci vous jugent, critiquent intérieurement et parfois même ouvertement votre façon de vous habiller, de vous tenir. Ils trouvent toujours à redire à ce que vous venez de dire, et trouvent même à redire si vous ne dites rien. En fait, il n’y a aucun moyen d’éviter, dès qu’on est en présence des autres, le risque qu’on pense du mal de vous ou qu’on se moque de vous. Si vous êtes prête à affronter ce risque, si le jeu en vaut vraiment la chandelle pour vous, alors, nous pouvons chercher ensemble des façons de mieux contrôler votre malaise ou de faire avec. Mais vous êtes la seule à pouvoir décider si vous voulez affronter le risque qu’on vous juge, qu’on vous critique, qu’on se moque de vous.
– La patiente: Oui je tiens absolument à être à la hauteur de ce nouveau poste qu’on me propose.
– La psychiatre: Bien, mais alors, promettez-vous à vous-même de ne jamais vous imposer de supporter quelque chose d’insupportable. Si au cours de nos séances ou dans les expériences que vous ferez en dehors des séances, quelque chose vous apparaissait inacceptable, alors surtout, cessez tout effort pour poursuivre le changement. Je voudrais maintenant vous demander quelles est, à votre avis, l’origine de votre malaise.
– La patiente: Je crois que cela vient du fait que j’ai été surprotégée par mes parents dans mon enfance.
– La psychiatre: On pourrait alors faire l’hypothèse que vous n’avez pas pris assez de coups dans votre enfance et votre adolescence pour vous habituer à la méchanceté des autres. C’est une expérience qu’il est nécessaire de faire très tôt et de façon répétée, un peu comme pour se tanner le cuir, afin d’arriver à supporter les agressions dont on est forcément victime dès que l’on s’expose au regard des autres.
– La patiente: Vous voulez dire par là qu’il faudrait que j’aille prendre des coups pour m’habituer à en recevoir?
– La psychiatre : Oui, mais pas n’importe comment, tant que votre peau est aussi sensible, certains coups pourraient vous blesser gravement. Je peux vous proposer de faire l’expérience de commencer par vous tanner le cuir virtuellement. Pour cela vous pourriez consacrer 30 minutes tous les jours à vous imaginer prenant la parole face à un public en ressentant, aussi intensément que possible, tous les symptômes de malaise que vous connaissez. Vous pourrez ainsi évaluer s’il est souhaitable pour vous de poursuivre dans ce sens. Cela vous parait-il faisable?
– La patiente : Oui, c’est une expérience intéressante

Séance suivante:
– La psychiatre: Où en êtes-vous de vos expériences ?
– La patiente: C’est vraiment très étonnant. Après deux ou trois exercices virtuels, comme vous m’aviez dit, je n’arrivais plus tellement à faire venir le malaise, alors je me suis dit qu’il fallait que je m’exerce en situation réelle. J’ai commencé à prendre la parole à la pause café avec mes collègues et j’ai eu droit à quelques remarques désagréables et je les ai assez bien encaissées. Mais ça m’a fait réfléchir, je me suis rendue compte que je n’avais pas envie de prendre le risque de me faire agresser par certaines personnes et, dans ces cas là, j’ai préféré continuer à me taire. Je pense que je vais continuer à faire ce genre d’expérience encore quelques temps. Ça me montre que je ne dois pas changer du tout au tout. Et par rapport à mon nouveau travail au moins, il me semble que je suis en bonne voie pour arriver à animer les réunions avec la petite équipe qu’on va me confier.


Vous venez d’assister à deux façons différentes d’utiliser le paradoxe dans une démarche de résolution de problèmes. Toutes les deux donnent des résultats, mais qui à nos yeux ne sont pas du tout les mêmes.
Notre propos sera de vous présenter nos réflexions sur ce qui, au cours de nos années de pratique de la Thérapie Brève de Palo Alto, nous a amenées à opter pour la seconde.

Historique: Mais comment en est-on venu à utiliser le paradoxe pour amener des changements?
Un petit rappel historique s’impose.
En tant qu’outil de changement, le paradoxe est un grand classique de la philosophie taoïste. Voilà plus de 2500 ans, Lao Tseu mettait en avant le concept de non-agir comme plus sûr moyen de provoquer un changement. Le Zen a, par la suite, eu recours aux koans, petites énigmes paradoxales, pour amener les disciples à l’illumination en sortant des cadres habituels de réflexion.
Dans cette même lignée, le philosophe Alan Watts évoquait en 1951, dans son livre Bienheureuse insécurité, la loi de l’effort inversé que l’on peut voir à l’œuvre dans le fait que si l’on s’efforce de flotter à la surface de l’eau, on coule, ou bien si l’on veut retenir son souffle, alors on le perd.
Dans le champ du soin, de la thérapie, il s’est trouvé, à toutes les époques, des praticiens témoignant de l’efficacité de telle ou telle intervention paradoxale.
Hippocrate, ne disait-il pas déjà au IVe siècle avant notre ère: similia similibus curantur, le semblable guérit le semblable, principe repris par Hannemann au début du XIXe siècle pour décrire l’effet de l’homéopathie.
Paul Watzlawick cite la publication d’un médecin anglais du XVIe siècle qui décrit le traitement d’un cas d’impuissance par la prescription, au patient, de l’abstention de tout rapport sexuel pendant six nuits consécutives passées auprès de sa compagne.

Plus proche de nous, le psychiatre viennois Viktor Frankl, a été le premier à formaliser l’utilisation de ce qu’il a appelé l’intention paradoxale dans la forme de thérapie qu’il a développée à partir de 1939: la logothérapie.
Voici un petit exemple de ce qu’il faisait, tiré de son livre Découvrir un sens à sa vie: «Un jeune médecin me consulta parce qu’il éprouvait une crainte constante de trop transpirer. Or, l’anxiété qu’il éprouvait rien qu’à y penser suffisait à le faire transpirer d’abondance. Afin de briser ce cercle vicieux, je lui conseillai, à chaque nouvel accès, de décider de montrer cette capacité anormale à ceux qui l’entouraient. À la suite de notre entretien, chaque fois qu’il rencontrait une personne susceptible de déclencher en lui son angoisse d’anticipation, il se disait: « Je n’ai sué qu’un litre d’eau jusqu’à présent, mais maintenant, je vais en suer au moins dix! »»
Résultat: ayant souffert de sa phobie pendant quatre ans, il put, après une seule consultation, s’en libérer de façon permanente en moins d’une semaine. Le lecteur notera que cette technique consiste à renverser l’attitude du patient en transformant sa peur en un désir paradoxal. Ce traitement tire parti de l’anxiété même du patient.»

Si nous citons Frankl un peu longuement, c’est qu’il est pour nous un modèle de thérapeute qui, au-delà des techniques, avait une vision globale des problèmes humains et du sens de la vie. Il était de ceux qui disaient, comme Gregory Bateson: « Il n’existe pas de psychothérapie sans théorie de l’homme et philosophie de la vie qui la sous-tendent ».

Par la suite, le psychiatre américain Milton Erickson, a largement utilisé dans ses thérapies avec ou sans hypnose, des tactiques paradoxales. Dans le célèbre article publié par l’équipe de Gregory Bateson en 1956, Vers une théorie de la schizophrénie , les auteurs citent en exemple une intervention paradoxale de Frieda Fromm-Reichmann avec une patiente schizophrène et concluent sur l’espoir que les «coups de génie» thérapeutiques de ce genre soient un jour suffisamment compris pour devenir tout à fait courants et systématiques».

Et c’est effectivement à partir des travaux de cette équipe rassemblée à Palo Alto entre 1953 et 1962 autour de Gregory Bateson que sont apparues les premières tentatives de compréhension du mécanisme du paradoxe et les premières systématisations de son application. Rappelons que leur recherche, s’appuyant sur les principes de la cybernétique de Norbert Wiener, portait sur la communication du point de vue de la théorie des types logiques de Whitehead et Russell. Ces deux philosophes et mathématiciens anglais avaient, au début du XXe siècle, résolu l’énigme des paradoxes qui interrogeait les hommes depuis l’antiquité. Leur théorie des types logiques a mis en évidence le fait que les paradoxes résultaient d’une confusion entre le niveau de la classe et le niveau des éléments de cette classe.

Depuis les travaux de l’équipe de Gregory Bateson plusieurs courants thérapeutiques prônent l’usage du paradoxe sous différentes formes. Citons rapidement les plus importants d’entre eux: les thérapies familiales systémiques, les thérapies stratégiques, dans la lignée de Jay Haley – qui fut un des collaborateurs de Bateson,- avec Cloé Madanes, Jacques Antoine Malarewicz, Giorgio Nardone, les thérapies dites Ericksoniennes, les approches provocatives à la suite de Frank Farelly, et plus récemment même les thérapies comportementales et cognitives.
Cependant, seule la Thérapie Brève développée au Mental Research Institute de Palo Alto fondé par un autre collaborateur de Bateson, Don Jackson, a fait de l’intervention paradoxale la base de toute sa stratégie.
En 1967, John Weakland qui avait lui aussi fait partie de l’équipe de Bateson, Richard Fisch, Paul Watzlawick et Arthur Bodin, démarrent un projet expérimental au sein du Centre de Thérapie Brève du MRI.
Ils n’ont pas, comme on aurait pu l’imaginer, démarré leurs expérimentations en observant les effets des interventions thérapeutiques paradoxales, mais en recherchant, de façon plus large, quelle était la plus petite intervention susceptible de produire le plus grand changement dans un système. Décodant les situations d’un point de vue interactionnel, ils ont cherché à utiliser les techniques productrices de changement des thérapeutes géniaux comme Milton Erickson, Jay Haley et Don Jackson.
C’est presque par hasard, en donnant une tâche qui avait simplement pour but, dans leur esprit, de préparer l’intervention en vue d’un changement, qu’ils sont, en quelque sorte, retombés sur le paradoxe. Ils ont en effet constaté que cette tâche préparatoire, dans laquelle ils demandaient au client de cesser de faire ce qu’il faisait pour résoudre son problème, était, à elle seule, génératrice du changement. C’est ainsi qu’est né le concept d’arrêt des tentatives de solution, marque de fabrique de la Thérapie Brève de Palo Alto.

Après ce petit détour historique nous en arrivons aux recherches que nous-mêmes menons depuis quelques années. C’est, comme il est de bon ton de le dire dans le milieu Palo Altien, juchées sur les épaules de tous ces géants, que nous avons nous aussi découvert, avec surprise, que ce que nous faisions avant l’intervention d’arrêt des tentatives de solution générait déjà des changements.
Et ce que nous faisons relève d’une façon bien particulière d’utiliser le paradoxe, tant dans la forme que dans le fond.

Différents types de paradoxes thérapeutiques
Avant d’aborder notre conception de l’utilisation du paradoxe, rappelons ce dont il s’agit dans le champ de la thérapie. Ce que les chercheurs de l’équipe de Gregory Bateson ont nommé double contrainte thérapeutique est une variété de paradoxe qui, dans le contexte bien précis d’une relation d’aide, adresse au client deux messages en apparence contradictoires: allez mieux et allez plus mal. Cette apparente contradiction résulte de la confusion de deux niveaux, le niveau du cadre général de l’intervention où l’intervenant dit, implicitement et explicitement: Je vais vous aider à aller mieux et le niveau de l’intervention tactique où l’intervenant dit: Je vais vous demander d’aller plus mal tous les jours de 18h à 18h30. Ce type de paradoxe, contrairement au paradoxe dit pathogène dans lequel on perd quoiqu’on fasse, permet d’être gagnant dans tous les cas: si le client désobéit à la proposition d’aller mal, alors il va mieux, et s’il y obéit, il va mieux aussi puisqu’il se montre capable de contrôler son mal être en allant mal sur commande.

Ceci posé, le paradoxe thérapeutique, comme tout outil, peut être utilisé de différentes façons. Et ce sont essentiellement les messages implicites qu’il véhicule qui en feront une intervention plus ou moins violente, déstabilisante ou respectueuse et témoignant d’une profonde compréhension.

Lorsque nous avons commencé, il y a plus de 15 ans, à travailler avec le paradoxe, nous ne l’utilisions que du bout des lèvres, quelque peu effrayées par la brutalité de la plupart des interventions décrites dans la littérature. Notre pratique de psychiatres, en particulier dans les hôpitaux, nous avait vaccinées contre la position haute des thérapeutes et les abus de pouvoir en tout genre. Contrairement à bien d’autres, nous n’étions pas du tout séduites par ce qu’il était convenu d’appeler la redoutable efficacité du paradoxe.

Il nous a fallu bien du temps et bien des interventions maladroites pour arriver à faire le tri entre ce qui nous convenait et ce qui ne nous convenait pas.

Ainsi, le paradoxe de l’approche provocatrice, – que nous avons rebaptisé paradoxe diabolique puisque son inventeur, Frank Farelly, explique qu’il consiste à se faire l’avocat du diable,- ne nous convient pas du tout. Cette forme d’intervention: «Puisque vous allez vous suicider, je vous pique vos cigarettes, vous n’en n’aurez plus besoin», même faite avec une qualité de relation irréprochable et un non verbal très bienveillant, véhicule pour nous un implicite tout à fait dévalorisant pour le client en le projetant, d’un coup de massue, vers l’objectif d’aller mieux. Il revient à lui dire: «Vous êtes complètement idiot d’être déprimé et de vouloir vous suicider».

La Thérapie Brève de Palo Alto, lorsqu’elle est pratiquée sur un mode essentiellement comportemental, c’est-à-dire en mettant l’accent sur les tâches, aboutit souvent à du paradoxe-coup-de-pied-aux-fesses.
Caricaturalement, cela donne quelque chose du genre: «Si je comprends bien, votre problème est que vous êtes triste et sans goût pour la vie, votre objectif est de retrouver la joie de vivre, pour y parvenir vous avez essayé en vain de faire des choses qui vous faisaient plaisir avant mais cela va de plus en plus mal. Si vous faites bien ce que je vous demande, vous allez aller mieux: dans la semaine qui va suivre vous allez pleurer tous les matins pendant deux heures.» La prescription de symptôme arrête les tentatives de solution et projette, d’un coup de pied aux fesses, vers la résolution du problème.
L’implicite de ce genre d’intervention, en insistant sur le fait que la tâche va aboutir à la disparition du symptôme, met l’intervenant en position haute et fait du client un incompétent qui a persisté dans des tentatives de solution inefficaces. De plus, une tâche absurde prescrite en position haute et vendue avec comme seul argument : «Faites moi confiance», disqualifie d’autant plus le client qu’elle provoquera un changement, lui prouvant ainsi qu’il était vraiment un incapable puisque le problème dont il souffre depuis si longtemps peut se résoudre avec une seule intervention.

Un autre type de technique paradoxale, que nous nommons le paradoxe stratagémique, repose sur l’utilisation de divers stratagèmes inspirés de l’art chinois de la guerre ou de l’art de la ruse de la tradition grecque. Giorgio Nardone, psychologue italien, en a fait le fer de lance de son modèle de Thérapie Brève évoluée.
L’idée même d’avoir recours à des stratagèmes, avec tout le cortège de ruse, voire de moquerie que cela implique, nous a immédiatement tenues à distance d’une telle approche. D’autant plus que celle-ci nous apparaissait très ouvertement normative. L’intervenant y est dans une position très haute d’expert. Les recadrages et les tâches qui y sont utilisés, dans le cadre de protocoles bien codifiés pour chaque pathologie, véhiculent des implicites extrêmement dévalorisants et même souvent injurieux pour les clients.

Bien évidemment, nous n’avons pas écarté toutes ces manières de paradoxer d’emblée, au nom de l’analyse que nous vous livrons ici.

Notre paradoxe
Notre façon d’utiliser le paradoxe aujourd’hui résulte à la fois de notre sensibilité personnelle et d’un long processus de réflexion, alimenté par les réactions des clients à nos interventions, par l’influence de thérapeutes particulièrement respectueux et par notre compréhension des implications d’une vision systémique et constructiviste.

Les questions et les remarques des professionnels que nous formons à cette intervention systémique et paradoxale sont également un puissant stimulant pour notre recherche. Plus précisément, certaines réflexions de stagiaires, qu’elles témoignent de méfiance, de doutes, de craintes vis-à-vis de la technique paradoxale ou au contraire qu’elles se montrent enthousiastes sur ses effets, ont été le point de départ d’une formalisation plus affinée de notre pratique.
Les objections de ceux qui n’osent pas utiliser le paradoxe font directement pendant aux arguments de ceux qui en admirent la puissance. Effectivement si certains considèrent, comme nous l’entendons parfois, que le paradoxe est une façon de déstabiliser le client, de le secouer, de le pousser dans ses retranchements, on ne s’étonnera pas que d’autres trouvent le paradoxe brutal, irrespectueux et doutent de son efficacité.

Avec les années et les va-et-vient entre pratique clinique, théorie et enseignement, il nous est apparu que notre façon d’utiliser le paradoxe a changé. Nous avons l’impression que nos interventions paradoxales sont à la fois plus fréquentes et plus douces. Elles secouent de moins en moins nos clients qui les trouvent même parfois tout à fait logiques, ce qui est un comble pour un paradoxe.
Et, dans le même temps, nous avons remarqué que cette façon de travailler offre plus souvent la possibilité aux clients d’accéder à des issues inattendues et plus satisfaisantes encore que celles qu’ils avaient imaginées au départ. De plus, ils deviennent des maîtres en paradoxe, se prescrivant leurs propres tâches dans certains cas et surtout devenant capables de traiter ensuite eux-mêmes, par le paradoxe, d’autres problèmes auxquels ils se trouvent confrontés. C’est ce qui nous fait penser que certains font peut-être ainsi de nouveaux apprentissages, transposables à d’autres situations.

Il nous semble que notre façon d’utiliser le paradoxe produit des effets différents, même si, comme vous avez pu le voir dans le petit jeu de rôle par lequel nous avons débuté, les tâches que nous proposons ou les recadrages que nous faisons sont semblables à ceux d’autres utilisateurs du paradoxe.

Nous avons donc cherché à préciser ce que nous faisons maintenant différemment et il nous a semblé que nous avons principalement changé notre façon de procéder sur quatre points.
Le premier point est celui de l’intention dans laquelle nous utilisons le paradoxe. Nous n’avons plus, comme auparavant, recours au paradoxe avec l’intention d’atteindre un objectif précis; nous ne nous disons plus: « Je vais lui prescrire d’avoir peur pour qu’il n’ait plus peur.»
En effet, d’un point de vue systémique, la prise en compte des interactions dans les systèmes nous amène à rejeter toute idée de causalité linéaire et donc toute vision déterministe. Nous ne pouvons pas penser: «C’est parce qu’il aura cessé ses tentatives de solution qu’il accédera à son objectif ».
Par ailleurs, les prémisses systémiques nous amènent aussi à considérer que le changement auquel aspire un client doit être compatible avec l’écologie des systèmes au sein desquels il évolue. Cette compatibilité ne peut être prévue à l’avance avec certitude, puisque tous les éléments et tous les systèmes sont en perpétuel changement. Nous veillons donc à laisser ouvertes les possibilités d’autres changements et nous nous gardons de nous fixer et de fixer le client sur un objectif par trop déterminé. Nos interventions viseront toujours à laisser ouvert un maximum de possibles. De ce fait, nous adoptons plus facilement une position de non vouloir, en accord avec l’idée de changement coévolutif de Gregory Bateson et, plus récemment, avec l’idée de liberté défendue par François Roustang. Nous ne voulons pas que notre client change dans tel ou tel sens ou, plus précisément, il nous est égal, au sens d’équivalent, qu’il parvienne à être à l’aise en public dans toutes les circonstances ou seulement dans quelques situations ou qu’il se satisfasse de rester mal à l’aise.
Dans notre conception de notre travail, l’aide à apporter aux clients se situe à un niveau général et pas au niveau spécifique de tel ou tel résultat.
De plus, il nous apparait de plus en plus évident que de vouloir atteindre un objectif précis avec le paradoxe va à contre sens d’une démarche paradoxale. Comment amener un client à cesser de tendre vers son objectif, si nous sommes nous-mêmes tendus vers ce résultat parce que convaincus que le paradoxe est le moyen d’atteindre l’objectif?

La seconde différence que nous avons identifiée est que nous ne faisons plus du paradoxe une estocade finale plus ou moins théâtralisée et spectaculaire. Dans l’idée de détendre progressivement la tension que se met le client pour atteindre son objectif, nous utilisons le paradoxe, non pas lors d’une intervention unique, comme le coup qui va tout changer en arrêtant les tentatives de solution, mais tout au long du processus, à toutes les étapes de la stratégie. C’est pour cela que nous parlons de stratégie paradoxale. Toutes nos interventions vont dans le sens du freinage du mouvement vers le changement. Ainsi, qu’il s’agisse d’amener le client à se positionner, de définir avec lui un problème ou un objectif, nous saisissons chaque opportunité de faire de petites touches recadrantes allant à contre sens du changement.
Ces petits recadrages incessants ont pour résultat de modifier progressivement la configuration du problème et aboutissent parfois à ce qu’il se dissolve en cours de route, avant même que nous soyons arrivées à la dernière étape d’arrêt des tentatives de solution. Cela permet de ne pas faire plus que ce dont le client a besoin. Nous arrêtons l’intervention lorsqu’il est satisfait et cela peut aussi bien être quand il considère qu’il peut résoudre son problème sans notre aide ou qu’il décide de se contenter de n’en résoudre qu’une partie ou encore de ne rien changer. Dans les situations où nous arrivons au stade de l’arrêt des tentatives de solution, celui-ci apparaitra d’autant moins brutal que le freinage aura été progressif.

Le troisième changement est plus difficile à décrire. C’est celui qui nous a donné l’idée du sujet de cette communication. Lorsque nous faisons un recadrage paradoxal, nous y croyons vraiment.
On demande souvent aux utilisateurs du paradoxe comment ils font pour garder leur sérieux, pour rester crédibles en allant à ce point à l’inverse de ce qui apparait logique. Effectivement, si on paradoxe avec le sentiment d’être dans un rôle de composition, d’être en train d’utiliser un truc, une ruse, alors la question de la crédibilité peut se poser, faute de congruence entre notre discours verbal et non verbal.
Cependant, un retour aux prémisses permet d’aborder le paradoxe tout à fait autrement que comme un exercice de style.
D’un point de vue systémique un symptôme est compris comme un comportement adaptatif à un contexte. D’un point de vue constructiviste, on pense que il n’y a pas une bonne façon de voir une situation, que chacun construit sa réalité, qu’il n’y a pas de construction juste et de construction fausse, mais que certaines sont mieux adaptées que d’autres à des contextes donnés.
En adoptant ces points de vue, nous considérons que le client est un être unique, compétent, responsable et nous cherchons à comprendre la logique qui a présidé, pour lui, à l’apparition de son problème. Autrement dit, nous essayons de comprendre dans quel contexte son problème est un comportement adaptatif adéquat.

Cela nous conduit à adopter le point de vue du client sur la situation, tout en conservant la métaposition nécessaire à notre démarche stratégique. Nous le rejoignons là où il se trouve et nous exprimons notre compréhension sans chercher à le convaincre qu’il a tort de penser ce qu’il pense, de faire ce qu’il fait, de souffrir comme il souffre.

Un petit exemple pour illustrer notre propos.
À un client qui appréhende sans cesse qu’une catastrophe ne se produise, que le train dans lequel il se trouve déraille, qu’il y ait une fuite de gaz dans son immeuble, que son entourage ne soit victime d’un accident: « Je comprends qu’il soit pénible pour vous de vivre dans cet état d’angoisse permanent, mais on ne peut pas dire que vos craintes sont totalement absurdes. Il arrive que les trains déraillent, que des immeubles explosent à cause de fuites de gaz, que nos proches aient des accidents.» Nous ne faisons pas cette intervention avec l’intention de lui donner un bon coup de pied aux fesses pour qu’il cesse de s’angoisser de façon inadaptée.
Rappelons l’un des cinq axiomes de la communication mis en évidence par les chercheurs de Palo Alto: tout message contient deux niveaux, le niveau explicite de l’indice et celui, implicite, de l’ordre.
Dans notre exemple, au niveau explicite nous rejoignons le client là où il est, dans son monde dangereux où tout est menace et nous comprenons bien que cela l’angoisse. Au niveau de l’ordre, nous sommes en train de lui faire passer implicitement un message paradoxal: «Ne cessez pas de vous angoisser!». Et nous accentuons le freinage avec un paradoxe explicite: «Vous ne pouvez tout de même pas aspirer à devenir totalement inconscient des dangers, ce serait là vraiment dangereux!»
Mais nous ne sommes pas en train de jouer un rôle, de nous moquer gentiment de lui, de lui jouer un tour pour son bien, comme le font certains thérapeutes. Et cette congruence avec notre discours est fort bien ressentie par le client, ce qui, de notre point de vue, crée dans l’interaction une réalité totalement différente de celle créée par une intervention paradoxale stratagémique ou diabolique ou simplement mécaniste.

Le dernier changement dans notre pratique est l’attention que nous accordons maintenant aux implicites de notre discours verbal et non verbal. Parce que nous savons, et nous en avons la confirmation tous les jours dans nos consultations comme au cours des formations, qu’on peut faire beaucoup de dégâts avec les meilleurs intentions du monde.

Deux catégories d’implicites sont particulièrement redoutables: ceux qui dévalorisent, disqualifient les clients et ceux qui sabotent notre stratégie paradoxale en augmentant la tension vers l’objectif.

L’ironie, la provocation, l’humour, l’exagération, utilisés comme des interventions paradoxales peuvent aboutir, dans bon nombre de cas, à blesser le client, même si celui-ci assure qu’il comprend bien qu’on dit cela pour son bien.
Le célèbre: Comment réussir à échouer?, de Paul Watzlawick contient malheureusement un implicite culpabilisant: «Vous êtes responsable de vos échecs» et de plus pousse violemment vers l’objectif de la réussite.
Le phantasme du pire poussé à l’extrême: «Que pourrait-il se passer de pire? Pire encore que le suicide? Allez, faites-moi vraiment peur» tourne en dérision les craintes du client.
Les tâches totalement absurdes, de la pirouette à faire tous les cinq pas au geste de vérification répété 100 fois, ridiculisent complètement le client et son problème. Or, même si la moquerie ou la dérision se veulent bienveillantes et sont faites avec l’intention d’aider le client, le regard que ce dernier aura sur lui-même sera sans indulgence. Il se sentira parfaitement idiot d’avoir son problème et parfaitement incompétent de ne pas l’avoir résolu tout seul. Alors qu’une pirouette, c’est si facile! Voilà pourquoi nous nous attachons à construire chaque recadrage, chaque tâche sur mesure pour le client, voire, avec lui, en tenant compte de sa vision du monde et du contexte dans lequel il vit.

Que fait le paradoxe?
Ce qui motive toute cette réflexion est bien sûr notre désir d’aider au mieux nos clients, de la façon la plus efficace, la plus respectueuse et la plus écologique qui soit. C’est ainsi que nous nous trouvons dans le paradoxe de vouloir aider par le non vouloir. Puisque ce n’est que dans cette position de non vouloir de l’intervenant que toute liberté est laissée au client.
Mais ne rien vouloir pour les clients est difficile, particulièrement quand nous sommes touchés par leur souffrance. Et puisque nous ne poussons pas le client vers l’objectif, comment nous représenter l’endroit où peut le conduire le paradoxe? Cette question nous a amenées à rechercher des métaphores pouvant rendre compte de la façon dont on comprenait l’effet d’une intervention paradoxale. On sait à quel point les métaphores, qui, comme le dit Bateson, offrent une représentation systémique de notre réalité, sont une aide précieuse pour l’avancée de la réflexion.

L’image la plus connue, empruntée aux contes et légendes éricksonniens, est celle du jeune Milton, tirant sur la queue d’une vache récalcitrante pour la faire avancer vers l’étable. Bien entendu cette métaphore n’est pas compatible avec le non-vouloir.

Pour les inventeurs de la Thérapie Brève de Palo Alto l’arrêt des tentatives de solution permet de redonner de la liberté au système. Celui-ci peut se montrer alors plus créatif et trouver une autre voie pour atteindre l’objectif. On pense alors à une analogie célèbre entre toutes, utilisée aussi par certains pour expliquer les effets de l’état hypnotique: Archimède se relaxant dans son bain.

Cependant, il nous semble que le plus aidant pour chaque praticien est de trouver sa propre métaphore. Nous avons ainsi, au cours des formations, récolté quelques clairières, pages blanches, points morts et autres espaces vides taoïstes propices à une ouverture des possibles.

Dans notre esprit, toute diminution de la pression que se met le client pour atteindre son objectif augmente sa disponibilité à lui-même et à son environnement et, de ce fait, favorise sa capacité à accéder à ses propres ressources et à celles de ce qui l’entoure. Ainsi il devient plus à même de changer dans le sens qui sera le plus favorable pour lui, compte tenu du contexte dans lequel il se trouve. Et l’expérience nous a montré qu’alors le client trouve des solutions pour changer dans le sens espéré ou dans un autre sens ou encore trouve acceptable, voire satisfaisant de ne pas changer.

Si, lorsque nous faisons une intervention paradoxale, nous avons cette idée de disponibilité à l’esprit, il nous semble que l’effet ne peut qu’être différent de celui que l’on produirait avec une image de coup de pied aux fesses ou de coup de bâton sur la tête, fussent-ils salutaires.

Pour le dire autrement, nous préférons penser, lorsque nous utilisons le paradoxe, que nous sommes en train de faire couler un bain relaxant à Archimède, plutôt que penser que nous sommes en train de secouer le cocotier… pour faire tomber une pomme sur la tête de Newton.

Voilà où nous en sommes de cette réflexion qui se poursuit chaque jour. Si nous avons souhaité insister sur les différentes façons d’utiliser le paradoxe, c’est que pour nous des réalités différentes en résultent dans l’interaction avec le client.

En concevant notre intervention comme un élément parmi d’autres permettant de créer un contexte favorable à un changement et en étant attentives à ce que le client porte sur lui-même un regard par lequel il se sent compétent, responsable et respectable, il nous semble que nous favorisons la possibilité d’apprentissages de niveaux supérieurs, d’une plus grande adaptabilité aux incessants changements de l’environnement.

Dans notre exemple, la cliente mal à l’aise en public saura peut-être mieux se montrer à l’aise dans certains contextes, masquer son malaise dans d’autres et rester en retrait dans les contextes dans lesquels cette attitude est préférable. Pour utiliser une métaphore médicale, il nous semble que cette façon de travailler avec le paradoxe revient plus à renforcer les défenses immunitaires de l’organisme qu’à prescrire des antibiotiques. Ou, pour reprendre cet aphorisme attribué, entre autres, à Lao Tseu: «Si tu donnes un poisson à un homme, il mangera un jour. Si tu lui apprends à pêcher, il mangera toujours.»

Mais la critique est aisée et l’art est difficile. Nous avons su nommer, quelque peu ironiquement, les formes de paradoxe qui ne nous conviennent pas, nous n’avons pas trouvé de qualificatif pour notre style de paradoxe.
Nous avons pensé, sans grande imagination au paradoxe systémique constructiviste qui, il faut le dire, n’est pas très gracieux, au paradoxe écologique, plutôt prétentieux.
On nous a soufflé: paradoxe bisou, paradoxe caresse…
Toute autre suggestion sera la bienvenue.

© I. Bouaziz C. Gaudin/Paradoxes

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