Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication au VIIème forum de la Confédération Francophone d’Hypnose et de Thérapies Brèves (CFHTB) 2,3 et 4 juin 2011, à Biarritz
Docteur Chantal GAUDIN, psychiatre

Résumé :
Tout psychothérapeute se soucie de sa capacité à comprendre les plaintes de son patient et à le soulager de ses souffrances. C’est pourquoi, tout au long de notre carrière, nous nous engageons dans une formation continue afin d’apprendre les techniques les plus efficaces. Mais en remplissant ainsi notre boite à outils, n’y a-t-il pas danger ? Danger de se rassurer à trop bon compte ?

En effet, l’outil ne fait pas l’artisan. Face à la complexité de l’humain la plus grande humilité est de rigueur. Hippocrate déjà nous exhortait à « d’abord ne pas nuire ». Mais comment s’assurer au moins de cela ? A l’évidence il parait nécessaire d’avoir compris la situation de notre patient dans toutes ses implications tant personnelles que relationnelles. Plus encore, dans une perspective respectueuse de son « écologie », il s’agit de la comprendre sans préjugés.
Or notre écoute n’est pas « neutre ». Nos croyances sur la psychologie, sur les relations humaines, notre conception de la genèse des problèmes humains et de leurs solutions, notre désir de guérir, notre angoisse à l’idée de ne pas y parvenir sont autant de filtres qui nous font entendre parfois bien autre chose que ce que l’on a écouté.
L’autohypnose et le développement d’une attention et réflexion spécifiques sur nos propres croyances sont alors des « outils » qui nous aident à être pleinement et sereinement disponibles pour nos patients. Quelques vignettes cliniques illustreront comment, lorsque nous entendons la voix (voie) de nos patients nous pouvons y découvrir ce qui convient pour soulager leur souffrance, qu’il s’agisse de prescrire des médicaments, faire une séance d’hypnose, proposer des recadrages, une tâche ou tout autre outil que l’on maitrise bien.

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L’écoute du psychothérapeute… quelle image vous vient à l’esprit en entendant ces deux mots ? L’archétype du psy écoutant : Un homme de belle prestance, à la barbichette soigneusement taillée, au regard pénétrant derrière de petites lunettes rondes ?, ou bien une vision plus contemporaine de gentille dame au doux sourire, la tête légèrement penchée sur la gauche dont l’attitude de bienveillance accueillante vous invite à parler… sans même qu’il soit besoin de dire : Je vous écoute…

La capacité d’écoute est sans doute l’une des plus évidentes et fondamentales qualités nécessaires à l’exercice de la psychothérapie. Le b. et a. ba du métier. D’ailleurs ne dit-on pas d’une amie à qui l’ont fait volontiers des confidences, elle est très psychologue…

Mais l’écoute du psy, de quoi s’agit-il au juste ? ….

Est-ce savoir se taire et regarder quelqu’un avec un air de profonde et bienveillante attention pendant qu’il parle ?
Ou alors, dans une acception un peu plus large de ce terme, s’agit-il de savoir se taire, entendre et comprendre ce que dit notre interlocuteur  puis en témoigner par une reformulation?
A quel point peut-on encore parler d’écoute lorsque l’attention est portée non seulement sur la parole qui est dite, mais aussi sur la manière dont elle est dite, l’intonation, les gestes, les mimiques ?
Doit-on considérer que les expressions, mouvements du corps, raclements de gorge et autres manifestations de présence du thérapeute appartiennent à l’écoute et doivent être inclus dans notre sujet ou non ?

Que disent les premiers concernés, nos patients de ce qu’est une bonne écoute?

Ils souhaitent une écoute chaleureuse,  tolérante, sans jugement, respectueuse… Ils veulent pouvoir prendre leur temps, ils veulent être compris. Ils ont peur d’être jugés, peur doublement compréhensible puisqu’elle s’enracine souvent dans leur propre jugement, parfois impitoyable,  sur eux-mêmes, mais aussi dans le jugement de notre société sur les problèmes psy : manifestations de faiblesse de caractère ou d’incapacités diverses. La plupart des patients sont à la fois avides et inquiets de ce que produira cette rencontre avec l’expert.  Ils sont pris dans un double mouvement, d’un côté la nécessité de dire ce qui permettra au thérapeute de comprendre leur situation, et de l’autre, la peur de se mettre à nu, de se dévoiler dans sa vulnérabilité, ses faiblesses devant un inconnu. Cela crée des conditions de grande  vigilance et de grande réceptivité à tous les échanges.

Mais où commence l’écoute, où se finit-elle ? Autrement dit, dans cet échange, quel est précisément le segment de l’interaction qui est de l’écoute ? Lorsqu’on considère une séquence interactionnelle, survient un moment où le patient, qui a exposé ses difficultés, se tait et le thérapeute, qui a écouté, prend la parole. Dans la plupart des cas il commencera son intervention par une reformulation. La reformulation, jugée comme un élément contributif essentiel à une bonne qualité de relation, en ce qu’elle montre au patient qu’on a suivi et compris son propos, est souvent considérée comme faisant encore partie de l’écoute. Le passage incontestable à autre chose,  tout le monde en conviendra, a lieu au moment où le thérapeute énonce verbalement quelque chose de franchement nouveau. Or la reformulation, selon la façon dont elle reprend et agence les informations, peut déjà apporter quelque chose de nouveau. On le voit bien, définir clairement le segment de l’échange qu’on appelle écoute n‘est pas simple.

Un exemple de situation vécue en formation met en évidence quelques éléments pour poursuivre notre réflexion.

Rebecca souhaite de l’aide parce qu’elle est très affectée par un problème de famille. Sa sœur dont elle était très proche, ne lui parle plus depuis plus d’un an. Elle lui reproche d’avoir blessé son compagnon lors d’une soirée, ce dont Rebecca ne se souvient absolument pas. Rebecca ne comprend pas l’attitude de sa soeur, en souffre, nous raconte tout ce qu’elle a tenté pour renouer le dialogue, sans succès. Elle se déclare prête à faire n’importe quoi pour que ça s’arrange.
Cette situation, d’un point de vue purement descriptif,  pourrait donc se résumer  ainsi :  « Ma sœur ne me parle plus, je veux qu’on renoue le dialogue, mais je ne sais plus quoi faire pour débloquer la situation. »
Après que Rebecca ait exposé son problème durant 5 minutes les participants sont invités à faire une première intervention. Le résultat est interpellant. On obtient en effet des types d’intervention qui sont souvent très différents. Dans cet exemple,  deux personnes ont suggéré à Rebecca de parler directement avec l’ami de sa sœur,  plutôt qu’essayer encore avec elle. Plusieurs interventions sont allées dans le sens de la nécessité d’admettre qu’elle avait vraiment blessé l’ami. Quelqu’un a proposé de vérifier s’il lui était déjà arrivé dans d’autres circonstances de se sentir accusée injustement. Et une personne a émis l’hypothèse qu’un tel sentiment d’exclusion s’enracinait peut-être dans une problématique d’abandon plus ancienne.

Chacun a vu la même personne ……et entendu la même histoire. Chaque intervenant formule soigneusement ce qu’il veut dire dans le seul but d’aider Rebecca.  Mais il est clair que suivre le fil de chacune de ces interventions conduirait Rebecca sur des chemins très différents. On peut assez facilement imaginer alors qu’elle arriverait peut-être à la même destination finale, mais pas dans le même état selon le chemin emprunté.

Nous avons tendance à considérer que l’écoute est une action passive de récolte d’informations pour comprendre le patient, sa souffrance, ses attentes, afin de l’aider ensuite à aller mieux. Si l’écoute se limitait effectivement à ce recueil des données, alors en écoutant le même patient on devrait tous comprendre à peu près la même chose de sa souffrance et de ses attentes, pour ensuite agir différemment selon nos formations respectives.
Cet exemple illustre bien qu’il n’en est rien. Les connaissances théoriques et pratiques acquises au cours de plusieurs années de formation initiale, puis tout au long de notre carrière contribuent à construire des sortes de cases dans nos têtes, des filtres de traitement de l’information qui viennent s’ajouter aux filtres que nos expériences de vie, notre culture, notre milieu ont construits. Et il est tout simplement impossible qu’il en soit autrement. Comme le dit Jay Haley l’homme est un animal qui classe …

Alors, quelles sont les classes, les catégories de choses qui vont influencer notre écoute  et qui méritent donc toute notre attention?

Pour commencer à nous en faire une idée,  nous allons  faire une petite expérience. Vous allez simplement écouter l’histoire suivante :
Il y a quelques semaines une femme me téléphone. Elle me dit : J’héberge chez moi une amie qui aurait besoin de quelques consultations. Mon amie, Line, a 80 ans,  elle a perdu son mari il y a trois mois et le mois dernier elle a été agressée dans sa propre maison.  Elle vient de passer trois semaines dans une clinique et depuis maintenant une semaine elle est chez moi parce que la police n’a toujours pas arrêté son agresseur… Est-ce que vous pouvez la recevoir ?

A ce stade, qui a déjà pensé à un diagnostic ? dépression peut-être? Ou alors état de stress post traumatique (PTSD) ?
Est-ce que quelques uns parmi vous ont même déjà pensé aux techniques thérapeutiques qu’ils pourraient utiliser dans ce genre de cas: un nouvel antidépresseur, ou bien cette formation à l’EMDR… ou la technique de dissociation apprise lors du dernier atelier d’hypnose?
Et par ailleurs, en tant qu’êtres humains, sans doute avez vous tous eu d’une manière ou d’une autre un élan de compassion pour cette « pauvre » femme.

Nous voyons bien que l’écoute n’est pas qu’enregistrement mais aussi traitement de l’information, dans le même temps. Nous classons ce que nous entendons dans toutes sortes de catégories. Dans cet exemple nous avons relevé une case diagnostic, une case outils thérapeutiques, peut être la case victime pour certains et il y en a d’autres bien entendu. Ces quelques phrases entendues sont donc traitées instantanément à de multiples niveaux. Et pour ajouter à la complexité, ces filtres s’entremêlent  ou s’interpénètrent, ou alors s’opposent      et entrent en conflit.

Pour illustrer mon propos voici une situation de chevauchement et conflit de filtres :

Christian, 63 ans, en veut à la terre entière et ne se prive pas de clamer haut et fort ses opinions sur les réformes à faire dans le monde et sur le traitement qu’on devrait réserver à certains spécimens d’humanité.

  • En tant qu’être humain lorsque j’écoute Christian me dire sa haine de la société, quand j’entends ses propos racistes et xénophobes, quand il me décrit ses colères explosives à l’encontre de sa compagne pour des peccadilles, alors je n’ai envie que d’une seule chose, le voir sortir de mon bureau et qu’il n’y remette plus jamais les pieds.
  • Avec mon formatage de psychiatre je perçois une souffrance, je me dis que de tels propos doivent être des manifestations agressives d’un probable état dépressif, et je passe en revue dans ma tête les questions à poser pour m’assurer qu’il n’y a pas de contre indication à un traitement antidépresseur.
  • La psychothérapeute entend quelqu’un qui se plaint de tout et de tous, mais n’est pas du tout en position de demande d’aide pour se changer lui-même.
  • et mon filtre de systémicienne cherche à se représenter les boucles interactionnelles et me conduit à me demander s’il serait possible d’intervenir en proposant une thérapie de couple.

Les entrecroisements et conflits de filtres sont évidents, et il faut bien se questionner sur l’influence qu’ils vont avoir sur l’intervention. Quant à Christian, installé dans son fauteuil en face de moi, comment donc se sent-il écouté ? Ou, pour le dire autrement, à quel point cette écoute, faite de silence et d’attention, mais aussi de toutes ces manifestations non verbales, va t elle refléter ces filtrages, ces pensées, ces jugements ? Et surtout, quels effets cela va-t-il produire sur Christian et sur les possibilités d’évolution de la relation thérapeutique ?

Dans le déroulement de l’interaction nous communiquons en permanence par notre écoute quelque chose qui serait de l’ordre de : «  Voilà comment je vous vois, comment je vois votre situation… » les réactions du patient à ce message se formulant en termes de : « voilà comment je vous vois me voir… comment je vous vois voir ma situation…» Ainsi cet homme, Christian, se sentira-t-il vu comme malade ou méchant ? Respectable ou méprisable ? Compétent ou bon à rien ? Se sentira-t-il une certaine légitimité à se plaindre, ou au contraire une culpabilité à évoquer sa vision des choses alors qu’il y a tant de plus malheureux que lui sur terre ?

Lors de ma première rencontre avec Line qui avait été agressée, qu’a-t-elle perçu de mon admiration pour le courage et la présence d’esprit qui lui ont permis de tenir à distance l’homme qui avait pénétré chez elle à 5 h du matin avec l’intention déclarée de faire l’amour avec elle ? Bien que terrifiée, elle lui a parlé calmement durant 2 heures et au lever du jour il s’est enfui, sans l’avoir touchée. Deux séances ont suffi pour que cet événement ne soit plus un problème. Lors de la première, je l’ai écoutée me narrer son histoire. Lors de la deuxième, elle m’a d’abord fait part d’un grand soulagement ressenti dans les jours qui ont suivi cette première rencontre. Comme si elle avait laissé le fardeau dans mon bureau, selon ses propres termes. Lui restait l’appréhension bien légitime du retour dans son village, revoir les amis, les voisins…, leur dire quoi ?… et se retrouver seule dans sa maison. Line s’angoissait de la perspective de revoir sa chambre à coucher, lieu de l’intrusion, revoir son lit…  Ma seule intervention a été de lui demander depuis combien de temps elle l’avait cette chambre, ce lit ? Son regard s’est figé sur moi, elle m’a répondu « 56 ans », et après un silence elle a murmuré: « alors vous, vous me faites voir des choses… » Ni médicament, ni hypnose, aucune technique particulière… Une présence humaine, une écoute, quelques commentaires qui ont contribués ou non, qui peut savoir, au cheminement de Line vers ses propres réponses.

Une évidence s’impose. Il est clair qu’une personne qui vient consulter un thérapeute a besoin d’être écoutée. Parfois même c’est le seul but de sa démarche, explicitée par un : « J’ai besoin de quelqu’un qui m’écoute.» Mais même quand tel n’est pas le cas, c’est à dire la plupart du temps, une bonne qualité d’écoute est néanmoins considérée comme un préalable fondamentalement nécessaire, puisqu’il faut être compris, se sentir compris pour penser que l’autre va pouvoir nous aider.
On est alors en droit de penser que si le thérapeute traite son courrier, mange son sandwich, s’endort ou au contraire s’agite dans son fauteuil, l’effet produit sur le patient sera fort peu thérapeutique. Des comportements d’une telle grossièreté sont, espérons-le, aussi rares que fortement désapprouvés.
Il n’empêche que compte tenu des particularités uniques de la relation thérapeutique, le patient va inévitablement interpréter tout ce qui est communiqué par le thérapeute, verbalement et non verbalement, comme une réaction ou un commentaire à ce qu’il est en train de dire. D’ailleurs au cours de certaines formations on met en garde l’étudiant sur ce risque et on l’encourage à s’en prémunir en lui enseignant une écoute neutre et bienveillante.
Alors que faire d’un bâillement irrépressible, d’un soupir qui nous échappe, d’une crispation de la mâchoire ou de ces larmes qui nous montent aux yeux ? Lorsque je suis en présence de Martha qui parle d’un tic très invalidant qui consiste à s’arracher la peau de la plante des pieds, souvent jusqu’au sang, mon écoute sera-t-elle plus thérapeutique en figeant mon visage pour réprimer une grimace de douleur ou en la laissant se manifester ? Autrement dit, que va comprendre Martha de ce que j’ai compris de sa situation, selon que j’adopte l’une ou l’autre position ?
Chacun trouvera ses propres réponses aux questions soulevées, en se laissant guider par son cadre de référence. Mais il importe moins d’avoir des réponses que de se poser de telles questions, parce qu’elles focalisent notre attention sur des aspects de notre communication souvent négligés. En effet, nos attitudes et nos mimiques sont autant de commentaires qu’expriment notre corps et notre visage à ce que nous écoutons, autant de manifestations reflétant des pensées, des jugements issus de nos croyances sur les choses : la santé et la maladie, le normal ou le pathologique, les rapports humains, etc. Et, qu’on le veuille ou non, cette communication non-verbale est inévitable.

A ce stade de la réflexion, non seulement il n’apparait pas que l’écoute puisse être un anxiolytique pour le thérapeute, mais bien au contraire elle serait plutôt une source d’angoisse : On ne sait précisément ni où elle commence ni où elle finit, on découvre qu’elle est bien plus qu’une simple récolte des informations nécessaires pour pouvoir intervenir, puisqu’elle est en soi une intervention qui va affecter le patient et la relation. Pire encore, elle communique peut-être au patient des choses dont on ne se doute même pas… et qui pourraient infliger des souffrances supplémentaires.
L’injonction hippocratique faite aux médecins : «primum non nocere, deinde curare», autrement dit : d’abord ne pas nuire, ensuite soigner, est une précieuse et salutaire mise en garde pour toute personne qui se donne pour mission d’en aider une autre. Mais que pourrions-nous dire ou faire de néfaste pour le patient et contre quoi il faut donc se prémunir ? Il est évident que nous redoutons tous des erreurs d’appréciation qui aboutissent à des tragédies comme un patient qui se suicide ou qui tue quelqu’un, ou les deux, et nous faisons tout notre possible pour en réduire le risque.

Mais dans l’exercice de nos métiers de soignants il y a des dangers bien plus insidieux.

Bien entendu, avec un peu d’expérience et d’entrainement les soignants peuvent développer une certaine attention aux effets de leur communication, verbale et non verbale. Encore faut-il qu’ils soient conscients des contenus implicites de leurs messages, et qu’ils soient conscients de la façon dont leurs comportements seront compris. En effet, l’interprétation d’un message, la signification attribuée à un élément de communication, n’est pas déterminée par l’intention de l’émetteur, mais bien par le décodage qu’en fera le récepteur au regard du contexte relationnel dans lequel il se trouve.
Lorsqu’un patient nous voit réprimer un bâillement il risque d’en conclure que ce qu’il dit est parfaitement sans intérêt, il en ira de même si il nous voit d’abord écrire durant quelques instants, puis plus rien pendant le reste de la séance. Un haussement d’épaule, à peine perceptible,  sera interprété, selon le moment, comme de l’indifférence, de la résignation ou de l’agacement. Rien de bien étonnant à tout cela, ce sont des réactions humaines et nous avons tous décodé de cette façon ce genre de manifestations. Mais l’effet d’un message d’agacement n’est pas le même, selon qu’il est émis par votre conjoint, votre patron, ou votre psychothérapeute.

Et le pire est encore à venir : Un soignant peut tout à fait savoir se taire, avoir un non-verbal irréprochable puis ouvrir la bouche et démontrer qu’il n’a guère écouté en posant une question dont la narration à peine achevée contenait la réponse. Ou bien, il aura filtré et organisé ce qu’il a entendu pour se construire une représentation de la situation très décalée par rapport au vécu du patient.
Représentez-vous un psychiatre qui écoute avec beaucoup d’attention une femme lui raconter l’état d’angoisse effrayant dans lequel elle vit depuis que son mari a été agressé dans la rue. Elle est complètement terrifiée chaque fois qu’il sort de la maison et ne vit plus jusqu’à son retour. Quant à elle, elle est devenue incapable de sortir seule. Le psychiatre l’écoute avec bienveillance et compassion, ce qui communique quelque chose comme « je vous ai comprise »… et lui dit :  « Mais Madame, maintenant tout va bien, votre mari s’en est sorti sain et sauf et tout est rentré dans l’ordre, vous n’avez plus de raison de vous inquiéter». Il fait tout son possible pour rassurer cette femme. Voici ce que Madame dit de l’intervention du psy : « J’ai l’impression qu’il ne m’a pas vraiment comprise. C’est comme si il me reprochait d’aller mal…  il me dit que je ne devrais plus m’inquiéter, mais je reste terrifiée et je n’y peux rien, c’est plus fort que moi. » Le psychiatre lui a également prescrit un médicament, lui signifiant par là que sa réaction émotionnelle est de l’ordre de la maladie.

Nous pouvons facilement nous faire une idée ce qui se passe dans la tête de ce confrère : Il perçoit 5/5 la souffrance de sa patiente, tout ce qu’il souhaite c’est la soulager. Il voit qu’il n’y a plus de raison de s’inquiéter et donc cherche à la convaincre que tout va bien. Tout ce traitement de l’information qu’il fait dans sa tête fait partie intégrante du « comment nous écoutons » et va déterminer l’intervention.
Rien que de très normal, me direz-vous, où est le danger là-dedans ? En quoi cette intervention serait-elle néfaste pour la patiente ? Pour y répondre, réfléchissons à ce que l’écoute et l’intervention du psychiatre ont provoqué comme effets. Madame entend bien qu’elle a tort d’avoir encore peur, que c’est une réaction inadaptée puisque son mari va bien (d’ailleurs, il ose sortir de la maison lui ! ). Il en résulte donc que non seulement elle souffre, mais en plus maintenant elle a toutes les raisons de croire qu’elle a tort de souffrir.
Dans ce genre de situation, si le patient se sent assez sûr de lui et de sa vision du monde, il se dira sans doute que son interlocuteur n’a pas bien compris et il répétera son récit. Mais dans la plupart des cas il se mettra à douter, plus intensément qu’il ne le fait déjà, de sa propre compréhension de sa situation. Comme il accorde un certain crédit à l’expert qu’il a choisi de consulter, il essayera d’entrer en quelque sorte dans la peau du personnage que le thérapeute propose en présumant qu’il a analysé et compris,  bien mieux qu’il ne pourra jamais le faire,  les tenants et aboutissants de sa problématique.  Finalement, le patient se retrouvera face au choix de se désavouer lui-même, ou de désavouer le soignant dont il espérait de l’aide.

Nous avons tenté de circonscrire ce qu’est l’écoute, découvert qu’elle était bien plus que l’acte de se taire et de recueillir l’information, constaté les effets bénéfiques ou néfastes qu’elle pouvait avoir sur une personne en souffrance, et peut-être que certains d’entre vous ont commencé, à entrevoir, en filigrane, quelques prémices des vertus anxiolytiques de l’écoute pour le thérapeute.

Le premier calmant de l’angoisse du jeune psychiatre est certainement de développer l’art du diagnostic. En médecine, lorsque nous avons un diagnostic, nous avons tout : Nous comprenons enfin ce qui se passe, nous pouvons donner toutes les explications voulues au patient, mettre en oeuvre le traitement recommandé, et nous avons immédiatement une idée précise du potentiel évolutif de la situation. Lorsqu’on diagnostique une appendicite ou une pneumonie, voir même un cancer, l’angoisse disparait ou s’atténue parce qu’on comprend, on sait quoi dire, on sait quoi faire. Mais en psychiatrie, l’expérience venant, on découvre qu’il n’en est rien. Les choses sont plus compliquées qu’elles n’en ont l’air. Le diagnostic ne déroule pas le tapis rouge de la guérison. Savoir qu’une personne souffre d’un trouble schizo affectif,  nous plongerait plutôt dans d’autres angoisses : Faut-il lui dire ? Que lui dire ?, comment lui dire ?, et quels remèdes proposer puisque tous les psychotropes ont des effets secondaires plus ou moins importants, et des effets bénéfiques plus ou  moins incertains ?

Reconnaître notre impuissance thérapeutique est un phénomène banal en psychiatrie. Mais sur quels chemins cet aveu va nous conduire ? Parfois, souvent même si j’en crois mes souvenirs d’interne et le témoignage de mes jeunes collègues en supervision, vers une destination franchement déprimante de résignation fataliste. C’est encore Mr Schyzo pour la 15ème admission de l’année, chaque fois qu’il sort il arrête son traitement et le délire reflambe. Une bonne dose d’Haldol, ou plutôt d’Abilify pour être dans l’air du temps, le calmera un moment, et le circuit maison-hopital va continuer. Ainsi, nous ne voyons plus l’être humain, nous nous épargnons de nous représenter ce qu’il vit, nous traitons des cas dont il faut maitriser les symptômes à défaut de pouvoir les éradiquer.
Quelquefois, trop rarement, nous ouvrons nos yeux et nos oreilles autrement, notre perception se déploie dans d’autres directions. S’offre alors à nous le plus précieux des anxiolytiques : la découverte des ressources insoupçonnées que les gens déploient pour faire face aux situations les plus désespérées et désespérantes. Quel soulagement de découvrir que nous ne sommes pas obligés de devenir ces experts omniscients et omnipotents, qui auraient des explications et des solutions pour tous les problèmes. Reste à devenir un aussi bon thérapeute que possible. Or l’angoisse est mauvaise conseillère en la matière. Plus nous sommes angoissés, plus notre écoute devient sélective et se réduit au besoin d’obtenir juste ce qu’il faut pour une illusoire maitrise de la situation.

Jean-Jacques Wittezaele rapporte dans une communication la réponse donnée par John Weakland à la question des qualités d’un bon thérapeute. « Savoir écouter et oser intervenir ». On ne peut qu’être d’accord avec ce très élégant raccourci.  Nous avons  déjà vu à quel point l’écoute est un art difficile aux vastes répercussions, qu’en est-il de l’intervention proprement dite ? Quel est le but de cette intervention qu’il faut oser ? Aider le patient, bien évidemment. Vraiment, est-ce bien une telle évidence ? Je vous livre les réflexions de Gianfranco Cecchin, Gerry Lane et Wendel Ray : « Les thérapeutes qui croient très fermement à la relation d’aide semblent avoir accepté inconditionnellement une puissante prémisse du monde occidental : que l’aide est toujours quelque chose de bon et de magnifique. Ce préjugé, enraciné dans la tradition judéo-chrétienne appartient à un tel point à la logique classique qu’il est tenu pour acquis et incontestable. Nous sommes de l’avis, partagé par de nombreux collègues, que de voir le client comme une personne souffrante qui a juste besoin d’aide et de compassion pour surmonter ses problèmes peut être irrespectueux… ».

Ces considérations sur la notion d’aide sont un exemple de ce que disent plus globalement les fondateurs de la thérapie brève de Palo Alto, « …les idées ou prémisses qu’un thérapeute a sur la nature des problèmes et du traitement influenceront fortement le type de données auxquelles il prêtera attention, son choix des personnes qu’il verra au cours du traitement, et de ce qu’il dira et fera – autant que de ce que qu’il ne dira ou ne fera pas – face à son patient et aux autres personnes impliquées …».

Ces quelques citations de maitres en la matière, nous indiquent ce que nous devrions oser pour écouter mieux et pour intervenir au mieux, dans le respect de l’écologie du patient : oser l’irrévérence à l’égard de nos convictions et de nos outils, comme le proposent Cecchin et ses collègues.
Il ne s’agit pas de se débarrasser de nos croyances sous prétexte qu’elles parasitent notre travail, cela est bien évidemment impossible. Il s’agit plutôt de les convoquer, de les examiner et de se questionner sur ce qu’elles vont produire comme sélection et traitement de l’information. Puis, de réfléchir à ce que les interventions qui en résultent auront comme impact sur le patient. Ce processus de distanciation, de mise en question de nos présupposés est bien plus performant que toutes les techniques pour faire évoluer notre pratique.  Revenons un instant à l’histoire de Christian. En étant attentive à toutes ces parties de moi qui écoutent, en ne négligeant aucune d’elles je multiplie les chances de trouver quelque chose à dire qui lui ouvre, peut-être, des perspectives de changement, et je réduis, un peu, le risque de communiquer non verbalement des messages dommageables pour lui.

Les croyances se construisent sur notre expérience et nos formations et nous pouvons les faire évoluer tout au long de notre parcours. Pour ce qui me concerne se sont les prémisses constructivistes et systémiques de la thérapie brève de Palo Alto qui ont élargi mon champ de vision et modifié considérablement les filtres de mon écoute, en la libérant de toute intention spécifique pour le patient. Il s’agit simplement d’être capable de se représenter ce qui est décrit, se représenter les phénomènes, autrement dit voir le film, ce qui est facilité d’ailleurs par la pratique de l’autohypnose. Il s’agit de voir la situation elle-même sans s’encombrer d’explications. L’écoute devient anthropologique. Il s’agit par exemple de se représenter la situation de cette femme de 54 ans qui sanglote en me disant l’horreur qu’elle éprouve à regarder sa fille anorexique qui ressemble à une biafraise, selon ses propres termes. L’écouter comme un être humain écoute un autre être humain, et non comme un psy qui doit cerner un cas. Ne pas m’affoler de sa souffrance au point de me précipiter dans des offres de service forcément inadaptées. Lui offrir, dans le temps de la séance, une attention et une qualité de présence qui lui permettent de se poser dans son corps, dans son histoire. L’inviter alors, enfin, à regarder vraiment et longuement sa fille, dans une sorte de transe hypnotique, permettant ainsi le relâchement de sa lutte contre son sentiment d’horreur, et finalement une acceptation sereine de la situation.

Lorsque notre accueil et nos interventions dénotent une écoute aussi libre que possible de préjugés et une représentation de la situation aussi proche que possible de ce que vit le patient, ce dernier va non seulement se sentir compris, mais aussi se sentir libre d’en dire plus, d’être présent dans sa globalité, prendre tout le temps et toute la place dont il a besoin. Si le patient se sent accepté, estimé, il va alors, et ce n’est pas la moindre des choses, se voir comme une personne estimable.

Au terme de ce long périple à travers une notion bien plus vaste et moins banale qu’elle n’en a l’air, peut-être que votre curiosité mise en éveil vous guidera dans vos propres explorations sur vos croyances et sur votre écoute, avec de passionnantes découvertes à la clé.

Je vous propose en conclusion une dernière histoire qui démontre que, pour peu que notre écoute le permette, le patient nous dit ce dont il a besoin, nous montre la voie à suivre pour l’aider.
Sandrine, 37 ans, m’avait consultée sur conseil de l’interne en psychiatrie qui la suivait pour dépression depuis 1 an dans le service ambulatoire où il se formait. Comme il allait changer de service, il lui proposait de prendre un psychiatre installé pour ne pas risquer de devoir vivre encore d’autres changements  de thérapeute, lui-même étant déjà le deuxième.  Qu’était-il en train de dire implicitement, avec les meilleures intentions du monde, à Sandrine ? Madame, comme vous en aurez encore pour des années, autant vous épargner les changements successifs de psy…
Et cette vision n’était pas sans fondement puisque deux ans de psychothérapie et 4 ou 5 antidépresseurs n’étaient pas venus à bout de cette dépression. Sandrine, accablée, son corps tassé dans le fauteuil,  me résume sa situation. Elle est divorcée, mère d’un petit garçon de 8 ans.  6 ans auparavant, peu après son divorce, elle a rencontré un autre homme. Après 4 ans de vie commune, il décède brutalement dans un accident. Terrassée par cette perte, désespérée et angoissée de l’émergence d’idées suicidaires,  elle a consulté les urgences psychiatriques et accepté un traitement antidépresseur. Après quelques semaines le cours de sa vie a repris, se résumant à son travail de chimiste, et l’éducation de son fils. Sa famille, ses amis se sont montrés très soutenants,  très attentionnés. Après quelques mois, elle a reçu des propositions de sorties, d’activités qu’elle refusait.  Les amis ont du se dire au début qu’elle n’avait pas encore tout à fait accompli son deuil, parce qu’ils n’insistaient pas. Après environ un an, elle a commencé à entendre des propos du genre : mais il faut que tu sortes, que tu rencontres des gens. Tu ne peux pas rester enfermée comme ça… et puis tu es encore jeune, tu dois refaire ta vie… et pense à ton fils (sous entendu il a besoin d’un père)… tu dois faire ton deuil, il faut que tu tournes la page etc. La psychothérapie et les multiples essais d’antidépresseurs faisaient bien entendu passer implicitement le même message à Sandrine : elle avait tort de souffrir encore aussi intensément, ou, si sa souffrance était éventuellement admissible, elle avait tort d’en tenir compte au point de refuser des sorties, refuser des rencontres et préférer ce repli sur soi. Son accablement, l’intensité de son désespoir, de sa souffrance m’ont terriblement touchée, et immédiatement confrontée à un profond sentiment d’impuissance. Ne voyant absolument pas quoi faire pour soulager tant de chagrin, je me suis contentée d’écouter Sandrine.
Ce fut la première leçon de cette situation: une impuissance patente  qui a constitué le premier pas vers cette position de non savoir et de non pouvoir qui découle des prémisses constructivistes auxquelles j’adhère.
Au cours des séances elle me parle de ses insomnies, de sa fatigue, ses accès de larmes fréquents, ses idées noires contre lesquelles il faut lutter. Elle évoque par bribes sa vie d’avant, avec Christophe, l’homme merveilleux qu’il était, l’amour qu’il lui manifestait, leur complicité. Elle dit son soulagement de pouvoir parler de lui avec quelqu’un qui l’écoute. Avec ses amis elle ne peut plus. S’entendre dire d’arrêter de penser à lui est une souffrance trop atroce.
Un jour où elle évoquait plus précisément son envie de mourir je lui ai dit : « Mais votre vie s’est achevée ce jour-là, le jour de sa mort » Oui. La seule chose qui l’a retenue de rejoindre son amour dans la mort c’est que son fils est encore trop petit et a besoin d’elle. Je lui dis alors ce qu’implicitement elle m’avait communiqué. « Il y a des pertes dont on ne se remet jamais, au mieux la souffrance diminue un peu et on peut apprendre à vivre avec, le temps qu’il faut. »
J’ai encore à l’esprit la vision de son regard étonné, d’une sorte de suspension du temps, puis de son corps qui se redresse. Être reconnue et légitimée dans sa souffrance l’a immédiatement soulagée.  Non seulement il était évident qu’elle ne s’en remettrait jamais, mais même s’il existait un moyen miraculeux de faire disparaître cette souffrance, elle n’en voudrait pas, parce que ce serait le perdre complètement. Je l’ai revue quelques fois encore pour le sevrage d’un antidépresseur inutile, pour qu’elle expérimente et ajuste la place qu’elle pouvait donner à sa souffrance sans qu’elle déborde sur la vie de son fils et pour explorer également comment gérer les relations avec l’entourage qui bien entendu allait poursuivre ses encouragements, pour ne pas dire ses pressions pour qu’elle tourne la page et refasse sa vie. Sandrine fait partie de ceux à qui je dois l’intégration de cette notion que les patients sont pleins de ressources et de compétences. Elle a forcé mon admiration et mon respect par sa façon d’assumer sa souffrance, son engagement envers son fils, et la créativité dont elle a fait preuve pour se protéger des manœuvres bien intentionnées de ses proches.
Il a fallu reconnaître et accepter mon impuissance, pour entrer dans cette disposition d’écoute et ainsi donner à Sandrine tout le temps et l’espace dont elle avait besoin pour dire sa souffrance. Il fallait accepter cette impuissance pour ne pas tourner mon attention vers ma boite à outils à la recherche d’un moyen de l’aider, mais au contraire, la tourner vers Sandrine, pour entendre dans ce que j’écoutais ce qui allait la soulager : lui dire qu’il était normal qu’elle souffre ainsi.

©Chantal Gaudin/Paradoxes

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Références bibliographiques :

HALEY Jay, Stratégies de la psychothérapie, Erès , p 220
WITTEZAELE Jean-Jacques, Stratégie et coévolution dans la relation thérapeutique… (https://www.paradoxes.asso.fr/2009/10)
CECCHIN Gianfranco, LANE Gerry, RAY Wendel, The cybernetics of prejudices in the practice of psychotherapy, Karnac Books London, 1994
FISCH R., WEAKLAND J.H. et SEGAL L., Tactiques du changement, Editions du Seuil, Paris, 1986

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