Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XVème journée de Rencontre de Paradoxes, le 15 octobre 2016
Georges ELKAN, pédopsychiatre

Il s’agit ici de parents qui parlent devant leur enfant d’un problème que celui-ci est censé ne pas connaître. Ça peut concerner une inquiétude ou une plainte adressée aux parents par une institution ou un professionnel qui intervient auprès de l’enfant. Parfois encore, il est question de conflits entre les membres de la famille à propos de l’enfant. Quelle est alors la situation du thérapeute quand ça se passe devant lui ?

Chaque deuxième samedi d’octobre revient cet exercice presque oulipien : parler à la journée de rencontre de Paradoxes.
Ici, la liberté du thème et de la forme est totale. C’est sur le fond que la contrainte nous fait jouer. Le fond doit être systémique et paradoxal. Tricher avec cette règle expose à ressentir « stupeur et tremblement » (Amélie Nothomb), surtout en présence d’élèves de l’Ecole du Paradoxe habitués à repérer les escapades incertaines hors du modèle.
Ici, il vaut mieux écrire son texte plutôt qu’improviser. L’oubli de la règle du jeu rend vite le discours hors sujet. Voici donc que se présente à moi un problème aux deux sens du terme : exercice à résoudre et difficulté de la vie.

Observons-le grâce à l’outil du décodage systémique tel que l’ont repensé Chantal Gaudin et Irène Bouaziz et dont vous allez voir combien ma maîtrise est exotique tant j’ai de mal à me dégager des habitudes accumulées : Qui demande à qui quoi ? Dans quel contexte ? Quelle réponse obtient-il ?
Je demande à « je » d’écrire un texte pour la journée de Paradoxes. Le contexte : dans le cadre de la journée de rencontres, et de plus, j’ai du mal à écrire. Quelle réponse obtiens-je : « je » écris le texte. A priori, la réponse est un feed back négatif : une fois le texte écrit, je ne le demande plus à « je ». Mais depuis quelques années, le contexte fait que ce n’est plus le cas. Passé quelques mois, il faudra à nouveau que je demande à « je ».  La boucle n’a pas le temps de disparaître puisque  la journée revient tous les ans et que « je » ne sais pas refuser d’y intervenir.
La représentation graphique des interactions systémiques clarifie la vision qu’on en a. Elle aide en outre, quand le travail est bien fait, à sélectionner la boucle sur laquelle intervenir. Dans l’histoire de F., sur laquelle je reviendrai plus en détail, le schéma systémique sera en jeu à deux niveaux logiques différents. Différents, quoique…
Qu’est-ce qu’il se dit dans la situation suivante ? A, B, et C se parlent. A énonce une information devant B et C. A précise qu’il n’adresse l’information qu’à B. A dit clairement devant B et C que C n’est pas au courant de l’information. A dit aussi qu’il ne faut pas que C apprenne cette information pour le moment.

Téléportons-nous dans une consultation pédopsychiatrique. A est un des parents de C. B est un pédopsychiatre. Même si son attention flotte beaucoup dans les brumes hypnotiques de son cadre thérapeutique, il a tiqué. Il lui paraît très probable que l’enfant ait perçu, sinon compris, le message à ne pas connaître. Le côté paradoxal de la communication du parent vers l’enfant capte le pédopsychiatre.
Une parenthèse : parler de paradoxe devient un peu cliché dans le contexte général de communication. Avez-vous remarqué qu’indépendamment du milieu et des circonstances, le terme « paradoxe » est presque toujours présent dans une conversation de plus de trois minutes ?
Cette parenthèse refermée, voici quelques exemples de ce type de communication :
Les parents d’un garçon de 9 ans parlent devant lui de la situation de leur couple : « Notre fils ne le sait pas mais on a commencé la procédure de divorce. Pour le moment, on continue à habiter ensemble car il [le mari] ne trouve pas de logement. »
La mère devant sa fille de 9 ans dit en confidence (baissant légèrement la voix dans un bureau de 9 m2) : « On ne lui a pas dit que son père n’est pas son père biologique, elle n’est pas encore assez grande pour comprendre ».
Devant un petit garçon de 5 ans qui dessine un tout petit bonhomme avec de très grandes oreilles, sa mère m’informe : « Après toutes ces otites, l’ORL a décidé de l’opérer, on lui enlève les végétations et on lui met des yoyos demain. Il ne faut pas lui dire, vous savez comme il est anxieux. »

Quelles sont les conduites possibles face à ce type de communication une fois qu’on s’est assuré que l’enfant n’est ni sourd ni mal comprenant ? Continuer à somnoler en souriant et hochant la tête ? Lâcher une parole spontanée comme « eh bien maintenant il le sait » ? Tenter de faire préciser ce que sait et a compris l’enfant ? Tenter de faire expliciter par l’adulte comment il voit les capacités de compréhension de son enfant ? Essayer d’obtenir sa façon de voir sur ce qu’il est convenable ou possible que son enfant sache ?
Dans le cadre d’interventions systémiques, on s’attache à sélectionner des interventions pertinentes.   Idéalement, on ne recherche que les informations susceptibles d’aider à faire évoluer la situation.
Depuis un an, me référant au décodage systémique tel que l’ont reformulé Chantal et Irène, j’essaie de clarifier ma perception des situations complexes reçues en consultation en traçant un schéma systémique. Certains enfants d’un tempérament  dessinateur et prompts à l’initiative y rajoutent des flèches, des bonshommes, des vaisseaux, des soleils et des nuages. Je crois qu’ils veulent m’aider tant ils me voient à la peine quand je tente de rédiger les messages censés correspondre aux flèches.  Ils savent que c’est au patient qu’il appartient de travailler.
Dans ce schéma des boucles interactionnelles je rajoute toujours ma boucle. Je demande quoi à moi (je) ?

J’interviens dans un contexte d’aide thérapeutique. Je voudrais déterminer ce qu’il est opportun de faire devant le caractère paradoxal  à mon sens du type de communication particulier  du parent appelé A.
Problème : Il arrive qu’au lieu d’aboutir à une ligne de conduite, ma réflexion me pousse à chercher des motivations et des significations à cette façon de communiquer. C’est-à-dire que je fais des interprétations, que dans un second temps, je cherche à conforter ou invalider.
Une boucle se crée alors avec feed-back positif. Autant de chances d’en sortir seul que du rond-point de Raymond Devos.
Une fois, c’est un jeune garçon qui m’a tiré de cette boucle infernale en me donnant une tâche pour remplacer mon comportement problématique. Stratégiquement, il a mis fin à mon questionnement circulaire en le remplaçant par un autre.
« Pourquoi t’es moche ? » m’a-t-il demandé. Son intervention salutaire a produit gêne surprise, rire et agacement. Elle a eu le mérite de libérer ma pensée et de me permettre de réintégrer ma posture de thérapeute. Certains thérapeutes stratégiques sont familiers de ce type de technique qui s’apparente aux tâches de la thérapie brève.

Finissons les digressions et abordons l’histoire de F. :
D’abord le contexte de mon intervention de médecin qui travaille à l’hôpital. Ce contexte est un choix indissociable de ma vision du monde.  Il se peut que les prémisses systémiques  imprègnent mon raisonnement à chaque étape de mon travail. Cependant, ce travail s’organise en deux zones : la zone médecin, et la zone thérapeute. Soit elles s’interpénètrent, soit, dans un premier temps, je dois me concentrer sur un raisonnement médical.
Ce n’est pas parce qu’on ne dispose d’aucun instrument technique que l’on n’examine pas les patients en psychiatrie. En gros, on s’appuie sur l’observation et le questionnement pour recueillir les données sémiologiques. Chaque fois que c’est possible, cela aboutit à un diagnostic. Le cadre réglementaire l’impose. Je crois que ma condition de médecin l’exige.
Dans un second temps, vient le traitement du trouble. Parallèlement à d’éventuelles autres prises en charge par d’autres professionnels, l’enfant pourra si nécessaire être reçu dans la zone thérapeutique. Il y viendra soit avec ses parents, soit en partie seul et en partie avec ses parents. Ici, les préoccupations médicales idéalement n’interviendront plus. La pathologie ne sera plus de mise, il s’agira de redonner de la liberté. Ma conception du cadre thérapeutique me conduit à croire que c’est cette liberté qui rendra possible la mise en mouvement qui permettra l’évolution de  la situation. Si ça se passe bien, un changement se produira quant à la façon de considérer, et de vivre le problème.

F a 5 ans et demi. Il vient accompagné par son père. Ils sont adressés par la psychologue scolaire. Suite à une réunion d’équipe éducative, il a été envisagé un maintien en grande section de maternelle pour l’an prochain. La psychologue scolaire a parlé de blocage entraînant un retard des apprentissages. Ils viennent donc consulter pour le débloquer. A l’école, inactif devant son travail, il ne participe pas à la classe. Il ne gêne pas directement. Il reste silencieux. A la maison, il parle tout le temps, est souvent en colère sans qu’on comprenne pourquoi. Le père explique qu’il faut que F dise ce qui le bloque. C’est ainsi que le problème, de son point de vue, devrait s’arranger. Il ajoute, F étant assis  à son côté, qu’il ne faut pas dire à F qu’il ne va pas aller au cours préparatoire (il dit textuellement « maintenu en grande section »). Il pense que cela le démotiverait pour les quatre mois de classe qu’il reste avant les grandes vacances. F. a écarquillé les yeux mais n’a rien dit. Vous voyez apparaître mon problème. Je vais me mettre à me questionner en rond devant cette situation où je trouve qu’on communique contre tout bon sens.

Ma vision du monde est heurtée. Il m’est évident, qu’avec ses possibilités de langage et de raisonnement, F comprend que l’on parle de lui et d’un évènement fâcheux qui va le concerner. Mon système de valeurs me rend cette situation intolérable. J’y vois un paradoxe malfaisant. Et pourquoi pas, la cause du problème pour lequel il m’est amené.
Ici, les adultes disent que F ne comprend pas. Les parents expliquent que c’est parce qu’il est né prématuré et que cela doit avoir des conséquences.  Il faudrait le débloquer, c’est donc qu’on considère qu’il pourrait comprendre. Ce petit garçon à la moue revêche porte les mêmes lunettes que Le Corbusier. Il détourne la tête quand je lui parle, manipule les jouets du bureau bruyamment sans jouer vraiment, ratatine la mine du feutre en trouant la feuille quand on lui propose de dessiner. Il ne semble plus écouter ce que disent les adultes présents à son propos.  Le bruit qu’il fait rend la conversation des adultes aussi floue et confuse que dans certains films de Godard, un autre Suisse de Paris. Il ne réagit pas quand son père lui réclame le calme pour qu’on puisse s’entendre. Il fait « mais heuuu ! » avec colère et boude encore plus quand son père insiste.
Pendant ce temps, bien que sachant qu’il ne le faut pas car ça va jouer sur la qualité de ma présence, je me mets à interpréter dans ma tête. Je construis par exemple des raisonnements, un récit, qui décrivent et expliquent le comportement de F. La communication paradoxale ! Est-ce parce que F est qui il est qu’on agit ainsi avec lui ou bien l’inverse ? Où est la poule, où est l’œuf.
Ça ne mène à rien. J’essaie alors d’orienter ma réflexion vers un questionnement plus systémique pour redevenir plus disponible.  Qui demande quoi à qui ? La maîtresse demande à la psychologue scolaire que F apprenne. La psychologue scolaire demande aux parents de F de le faire débloquer au CMP, le père de F demande au médecin du CMP de faire dire à F ce qui le bloque.  Le pédopsychiatre refuse de débloquer qui que ce soit.

Me voilà plein d’indignation et d’a priori sur la situation. Pourvu que ça ne se voie pas. D’ici que je devienne moralisateur… Je sais pourtant comment ça finit quand on commence comme ça. F considèrera que j’ai manqué de respect à son père. Ce dernier comprendra que j’ai remis en cause son intelligence et son autorité devant son fils. Le côté positif sera un éventuel rapprochement du père et de son fils. Le côté négatif, un probable renforcement de leur façon d’interagir. Quant au blocage, motif de la consultation, il continuera d’être perçu et abordé comme avant. Donc, rien n’aura changé.
François Roustang devant ma détresse ne me conseillerait-il pas de me poser et de regarder le problème ? Faisant comme s’il était là, je regarde le schéma systémique tracé sur mon bloc. A force, il finit par s’estomper. Me voyant pétrifié et mutique, le père, qui s’était mis à communiquer, ou jouer, avec son portable, dérangé par le silence, lève la tête.
F pendant ce temps dessine un grand rectangle sur le tableau noir du bureau. Il le remplit de rectangles plus petits. « Il est beau ton dessin » dit son père « c’est quoi ? » Est-ce encore de la communication paradoxale ? Sans m’en occuper plus, je les invite à jouer à Dessiner c’est gagner.
Je demande à F : « c’est l’immeuble où tu habites ? » « N’importe quoi » répond F. Il sollicite son père du regard, celui-ci entre dans le jeu et répond : « ton école ». « Presque gagné, c’est la classe » dit F.
Puis sur son schéma, il désigne le bureau de la maîtresse, sa place puis celle d’un camarade : « C’est K. Il est mal tenu, la maîtresse elle dit ». Je demande ce que c’est mal tenu. « Tu sais pas ce que c’est mal tenu ? » s’étonne F.  « Il ne se tient pas droit ? »  « Mais non ! » Et il chuchote « K il fait caca dans son pantalon ». Puis il devient soucieux et s’adresse à son père : « Papa, je veux pas être mal tenu, je veux être toujours propre ».
« Qui a dit que tu étais mal tenu ? » répond le père. « Maman et toi, avec la maîtresse ». « On n’a pas dit mal tenu, tu vois, il ne faut pas écouter aux portes ! » « Vous avez dit quoi ? » crie F. « Calme-toi, c’est des histoires de grands, ça te regarde pas, toi, tu dois bien travailler à l’école. »
La vision du monde du père sur la communication ne change pas malgré l’intervention de F.
Maintenu, mal tenu, il appartient aux adultes de comprendre que son langage d’un garçon de 5 ans n’est pas le leur. Ici, ça a conduit à un malentendu.

De nouvelles boucles apparaissent dans le schéma. Par exemple F. demande que son père le rassure sur le risque de devenir « mal tenu ». La réponse étant « ne t’inquiète pas, ça ne te concerne pas. »
Et je rajoute une boucle pour moi : « trouve quelque chose pour arrêter la communication paradoxale » et je me réponds : « ce n’est pas le problème pour lequel on te consulte » et c’est un feed back positif ! « Si c’est un problème, fais quelque chose ! »  me réponds-je.
Nous arrivons à la fin de la première consultation. Le père, qui a rangé son téléphone, conclut que ça n’a pas servi à grand-chose, je leur demande s’il souhaitent  un autre rendez-vous F répond le premier « Non, je veux pas revenir, on s’ennuie ». Ça conduit son père à ressortir son téléphone pour y inscrire le rendez-vous en précisant à son fils « c’est pas toi qui commande ».
Histoire de voir comment ça communique avec la mère, je demande qu’elle vienne aussi. Est-ce pour complexifier encore le schéma et peut-être stratégiquement renoncer à tout contrôle ?

Ils reviennent bien à trois. Pour se plaindre de F. qui a été puni parce qu’il a tiré la langue à une camarade et l’a traitée de « triso ». Ils se plaignent aussi de la maîtresse qui depuis peu n’arrête pas de s’en prendre à F. « Il en fait des cauchemars et ne voudra bientôt plus aller à l’école » dit la mère. Quelque chose a-t-il changé ? Est-il débloqué ? Pas du tout si on écoute les parents.
Je n’ai plus assez de place sur la feuille A4 du schéma systémique pour rajouter des boucles, j’aurais dû prévoir une A3, ou un logiciel de graphes à 3 dimension, ça doit exister.
« Pourquoi elle est « triso » ? » demandé-je.  « Il ne faut pas dire « triso », il faut dire bête » corrige la mère.
« Z (c’est sa cousine) elle est triso, et, elle est bête. » précise F. Pour lui ce n’est déjà plus équivalent.
« Et ta copine à qui tu as tiré la langue » tenté-je de continuer. « Elle a dit que j’étais débile et que j’allais pas aller au CP et que je resterai avec Mme H à la maternelle ».
J’ai cessé de vraiment les écouter car j’essaie de scotcher une nouvelle feuille à celle du schéma. Les parents se disputent mais remarquant mon absence relative, finissent par se taire. M’adressant à F. « et si tu vas pas au CP ? » « Je fugue comme E (son cousin) ».
« On va te mettre en pension ! » menace le père. La mère a le visage fermé et se tait.

F vient de sortir du bureau en claquant la porte. Sa mère les yeux au ciel « Il va revenir ». Son père : « Est-ce que vous pensez, qu’il faut lui dire qu’il va être maintenu ? » Est-ce que ça commencerait à changer de son côté ? Freinons : « Soyez prudent. Que peut-il se passer si vous ne le lui dites pas ? » « Il pourrait moins nous croire, peut-être nous mentir. Ça serait dur de ne plus pouvoir lui faire confiance. » dit la mère.
F. n’étant pas revenu, son père part à sa recherche. Ils rentrent tous deux fâchés. « Il était en train de raconter à une dame dans la salle d’attente que nous sommes des menteurs ». « Je vous aime pas ! Je veux rester avec les grands ! » « Tu veux rester en grande section de maternelle l’année prochaine » reformule sa mère. « Ecoute-moi, crie F, avec les grands au CP. »
Ça ne change pas : ils voient un F qui ne comprend pas alors qu’il ne cesse de montrer qu’il a compris. Est-ce que ce n’est un problème que pour moi ? On ne me demande explicitement rien à ce sujet. Quant au blocage de F, je commence à le partager. Explicitations, recadrages, rien ne me vient.
Je me penche une fois de plus sur le schéma systémique. F debout à mon côté le regarde. « Tu dessines mal. Où est-ce que je suis ? »
Je lui raconte les ronds qui représentent les personnes. « Ils sont tous pareils. » remarque-t-il. « Pour les reconnaître, j’écris les noms dans les ronds. »
Puisque la maîtresse l’a demandé, même s’ils n’en attendent rien, ils reprennent des rendez-vous toutes les deux semaines. Les parents qui visiblement s’y ennuient, décident que F y viendra seul.
Comme cela arrive parfois, je suis en retard dans mes devoirs de médecin : je n’arrive pas à donner de diagnostic à F.

Quelques semaines plus tard, la psychologue scolaire me parle de F en classe. Il s’y exprime très peu, reste souvent inerte devant son travail, est triste quand on lui explique ce qu’il doit faire sur les fiches d’activités. Elle le trouve inhibé, dans l’impossibilité d’utiliser les capacités intellectuelles objectivées lors des tests. Il accepte d’être avec les autres enfants, se laisse entraîner dans leurs jeux lors des récréations. Mais il ne se défend pas quand on l’agresse. Je cite l’histoire de la triso, elle n’en a pas été informée.
Les consultations se poursuivent. F. est de fait le client. Il n’a pas encore choisi ce qu’il voudrait voir changer, sur quelle boucle d’interaction nous concentrer. Ses jeux sont de vrais jeux, plus calmes, accompagnés de son récit, mais il ne m’y invite pas. Chaque fois je lui demande comment ça va à la maison, à l’école. Il reste aussi laconique que mes questions, il se ferme quand je tente un questionnement plus précis, et pourquoi pas stratégique.
Quelques consultations plus tard, il a recommencé à dessiner, surtout à la craie au tableau. Il m’a même invité à reprendre le jeu « Dessiner c’est gagné ». Lassé par ce jeu qui devient monotone car nous ne sommes ni l’un ni l’autre de grands graphistes, il me demande un jour de dessiner avec les ronds et les flèches comme sur le schéma systémique sur lequel il m’avait vu m’absorber.
On remplace les ronds par des bonshommes. Ils se différencient plus par la taille que par les traits, sauf moi qui ait les yeux cerclés (les lunettes) et un trou sur le crâne : « tes cheveux ». Tracer des flèches ne lui convient pas pour représenter les interactions. Il choisit de rapprocher ceux qui ont à dialoguer, puis le fait à leur place.

Ce sont les conversations entre sa maîtresse et son père qui reviennent le plus souvent dans son jeu. Il finit par dire qu’il voudrait que ces deux-là arrêtent de parler de lui. Mais comment faire ? F. est souvent avec son père. Il vient le chercher à l’école, ils se promènent ensemble. Les moments d’échange entre son enseignante et son père le font se sentir étranger, il trouve cela bizarre et pénible.
« Qu’est-ce qui se dit entre la maîtresse et ton père ? » Il décrit une boucle interactionnelle. Son père demande chaque soir comment la journée s’est passée. Elle répond que F ne fait rien en classe, ne lui montre aucun des acquis scolaire requis pour le CP.
Je me garde de le lancer sur les interactions qui découlent de cette boucle. C’est lui qui me dit qu’ensuite, son père lui demande pourquoi il ne travaille pas et qu’il lui répond sans parole, en boudant. Il croit que son père y voit un signe de mauvaise volonté et de ce que les adultes appellent son blocage. De retour en classe, pensant à ce qui se passera le soir, il n’arrive pas comprendre ce qu’on attend de lui, il ne fait pas.
A-t-il essayé d’intervenir auprès de la maîtresse ou de son père pour qu’ils arrêtent de parler de lui ? A son avis, bouder et faire des colères sont des indications assez précises pour que son père comprenne qu’il faut arrêter de parler de lui. « Oui, mais ça ne marche pas. »

Essayons une question peut-être recadrante : « qu’est-ce que tu dirais s’il ne s’intéressait plus à ce que tu fais en classe ? » « Trop cool », répond-il. Je persiste un peu : l’intérêt de son père pour ce que F fait à l’école vient de l’importance que son fils a pour  lui. Cette proposition n’est pas acceptée, F dit : « il me fait la honte. »
Je lui dis qu’il faut que je réfléchisse mais que je ne crois pas qu’il puisse faire changer la façon dont son père s’occupe de lui. « La maîtresse, alors ? » interroge-t-il.
Nous décidons de ne rien essayer de changer en attendant la prochaine consultation et peut-être une nouvelle idée. Il s’agit pour moi d’un pseudo freinage, que je voudrais paradoxal au moment où sa vision de la situation évolue.

Ils manquent trois rendez-vous et reviennent quand les vacances d’été ont débuté. F est avec sa mère et ils entrent ensemble dans le bureau. J’apprends que c’est grâce à la psychologue scolaire qu’il a revue, qu’il a pu enfin vraiment « dire ce qu’il avait sur le cœur. »  La bonne interprétation (une interprétation réussie n’est-elle pas un recadrage ?) était qu’il craignait de travailler de peur que le résultat ne soit pas à la hauteur de ce que ses parents méritaient de recevoir de sa part.
Selon ce que ses parents perçoivent, c’est suite à cette intervention qu’il a pu faire le travail scolaire attendu et que sa maîtresse a vite été rassurée sur sa maîtrise des prérequis pour les apprentissages du primaire. On a renoncé à le maintenir en maternelle, il va avec ses copains au CP.
C’est sur l’insistance de F qu’ils sont venus me dire que le blocage était fini. La mère dit pour conclure qu’ils ont eu bien raison de ne pas dire à F qu’il allait redoubler, sinon, ça aurait empêché qu’il se débloque. F hausse imperceptiblement les épaules comme sa mère fait sa dernière remarque. Il a dessiné sur des feuilles pendant que nous parlions : un cœur un peu maladroit avec « maman » en cursive soignées en son centre, et sur une autre feuille, des ronds et des flèches qui partent dans tous les sens.
Il offre le cœur à sa mère qui le reçoit en prenant son fils dans les bras. Soucieuse de propreté, elle lui demande de jeter l’autre « grabouillage » à la corbeille. F ébauche le geste de me le tendre, mais au lieu de cela, il le plie et le range dans sa poche.

En psychiatrie de l’enfant, la multiplicité des intervenants avec leur diversité de positions, de visions du monde et de pratiques conduit à se sentir frustré quand ce qu’on estime être le résultat de son travail n’est pas reconnu. Ça s’atténue en vieillissant, les remaniements hormonaux, neuronaux et autres aident à une vision plus constructiviste. Ça aide à relativiser la pertinence des convictions, notamment dans le domaine de la science très inexacte des psychothérapies.
Pour F, ça a bien changé. Peut-être l’ai-je aidé à prendre la posture qui a permis le changement. S’il y a lieu de reconnaître un mérite, c’est à F. qu’il appartient. Je le vois aussi capable maintenant de décrypter la façon de communiquer des parents à son propos. Même si cela continue à le surprendre, il semble l’accepter comme une donnée qui risque de ne pas changer. S’il est conduit à moins réagir quand il assiste à ce type de communication, un feed back négatif ne va-t-il pas opérer et participer à son extinction ?

Les consultations sans les parents de F peuvent donner l’impression, jusqu’à l’avant dernière, d’un climat d’attente.  Est-ce une illusion, mais, à mon sens, être arrivés à nous poser dans un espace où existait la liberté de bouger de tout son être et d’évoluer a permis, dans un second temps, la démarche systémique choisie et menée par F. Ce type d’illusion rend mon travail possible et me permet de le continuer. Sans être formellement de l’hypnose, la création de cet espace libre renvoie à ce que certains praticiens de l’hypnose recherchent.
La qualification en négatif ou positif des feed back est confuse quand on la découvre. Sans chercher à rien clarifier, je pense au film « Les producteurs » sorti en 1968 et réalisé par Mel Brooks. Deux producteurs de spectacles doivent à tout prix monter un flop, seul moyen pour eux, à travers des astuces financières qui m’échappent, de gagner de l’argent. Ils choisissent tout ce qu’il y a de pire (scénariste, compositeur, acteurs…). L’opérette du plus mauvais goût possible ( Springtime for Hitler ) ne doit pas dépasser la première. Mais le ratage rate. Les critiques prennent l’horreur pour une comédie au second degré.  Le succès est là et les producteurs ruinés. Comme quoi positif peut-être négatif. C’est comme les feed back.

© Georges Elkan/Paradoxes

Pour citer cet article : Georges ELKAN, « On ne peut pas ne pas communiquer », mais qu’arrive-t-il quand celui qui envoie le message fait comme s’il ne l’envoyait pas ?  2016. https://www.paradoxes.asso.fr/2016/10/«-on-ne-peut-pas-ne-pas-communiquer»/

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