Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XVIIIème journée de Rencontre de Paradoxes, 12 octobre 2019

Catherine-Sophie Dubois, coach
L’Entreprise contemporaine se trouve au carrefour des intenses transformations auxquelles fait face notre monde : la financiarisation de l’économie, l’individualisation, l’amplification des interdépendances, les révolutions technologiques, les « big data » et les réseaux sociaux.
Dans ce contexte, les hommes et les femmes de l’Entreprise sont confrontés, de plus en plus, à des situations contradictoires difficilement appréhendables et des injonctions paradoxales de la part de l’entreprise, du management, des clients, des partenaires et des pairs.
C’est ainsi que les collaborateurs doivent répondre à des exigences irréalistes, sont soumis à des demandes contradictoires provenant d’une multitude de pôles de décision, jouissent d’une « réelle » liberté mais dans un cadre contraignant, subissent la « dictature du chiffre » qu’ils doivent maitriser, … chacun se sent alors débordé et démuni.

I) L’Entreprise d’aujourd’hui et son contexte

  • L’Entreprise – lieu collectif – les défis et mutations -Nouvelles approches et façons de penser …
  • L’individu dans ce contexte
CSD-XVIIIe Rencontre

CSD-XVIIIe Rencontre ©Paradoxes

L’Entreprise contemporaine subit un bouleversement qui s’appuie sur plusieurs facteurs auxquels fait face notre monde, tels que : la financiarisation de l’économie, l’individualisation, la recherche de toujours plus de profit, l’amplification des interdépendances, la réorganisation de l’espace-temps, et enfin les révolutions technologiques avec l’omni-connexion, les nouveaux outils de gestion, les « big data », le virtuel et les réseaux sociaux sans parler de la robotique et l’intelligence artificielle.
L’Entreprise (et plus généralement les collectifs dans le monde du travail) est un concentré de tous ces courants et des problématiques qui leurs sont associées. Il va lui falloir articuler ensemble ces mouvements qu’ils soient économiques, techniques et sociétaux dans un micro-univers collectif contraignant, avec un rapport de subordination et des relations imposées aux collaborateurs.
En cela, elle fonctionne en miroir de la société actuelle, proposant un modèle de double contrainte concernant un désir de développement des hommes comme objectifs à atteindre, dont la sauvegarde de la planète est un des éléments, et une pression de plus en plus forte de rentabilité à court terme.
Mais, plus important dans le cadre de notre sujet, ces mutations poursuivent des buts et des logiques très différents, voire antagonistes, qui vont devoir coexister et se combiner dans ce microcosme : logiques de l’efficacité et du bien-être ; de la finance et des valeurs humaines ; des managers et des managés ; des dirigeants et des actionnaires … Elles ont chacune leur légitimité mais se combattent faute de pouvoir s’ajuster ensemble de façon dynamique et interactive. Ceci amène une complexification de l’environnement du travail. On voit donc que l’entreprise est un terrain fertile pour les situations paradoxales qui peut conduire à une perte de maitrise et de sens pour les collaborateurs. A ceci s’ajoute un questionnement identitaire nourri par une individualisation croissante et des tensions entre l’individu et le collectif.

Il est vrai qu’une des caractéristiques récentes, ou perçue comme telle, par les acteurs du monde du travail, c’est cette complexité de l’environnement du travail qui s’accroit de façon rapide et brutale avec une perte de cohérence entre vision, mission, axes stratégiques, objectifs courts terme et valeurs.                  
Ces transformations actuelles mettent en cause radicalement la pertinence des pratiques traditionnelles d’organisation du travail, de management et de la relation à l’autre … elles nécessitent une nouvelle grille de compréhension. Le paradoxe doit se penser dans un monde de l’interaction et nous faisons clairement face à l’inefficacité des modes de pensées abstraites, linéaires, analytiques et séquentielles. Ceci questionne la rationalité occidentale fondée sur l’idée de causalité et sur la notion d’un « sujet » libre, singulier et autonome ainsi que sur la volonté de planifier, maitriser et contrôler les situations. Cela demanderait d’accepter l’ambivalence, de sortir du monde dualiste (« ou-ou ») et du compromis (concession pour « un équilibre »), de vivre avec les risques et d’abandonner l’idée que tout est contrôlable par une approche rationnelle. Or cette dernière approche, à ce jour, n’est pas le fondement principal de notre éduction et de la gestion de l’entreprise, notamment en France.CSD entreprise auj

Ainsi, actuellement, l’individu se trouve confronté à des environnements devenus paradoxants car multiples, incertains et instables qu’il ne peut maitriser car sans cesse en évolution dans un contexte diffus. Même s’il peut acquérir une certaine liberté dans le cadre de son travail, celle-ci est contrainte au service d’un collectif et de l’Entreprise, le mettant dans des situations de stress. En effet, il est lui-même en situation paradoxale, en tension entre ces mouvements de changements exigeants et un cadre figé de référence (valeurs et croyances) et de fonctionnement (institutionnel et individuel) qui n’évoluent pas ou lentement.
Dans certaines approches managériales, la gestion du paradoxe est considérée comme un outil qui permet d’appréhender cette complexité des situations dans l’entreprise.
Si ce vécu, donc, pour certains offre une possibilité de création et d’ouverture sur de nouvelles possibilités, ce n’est pas le cas pour tous, surtout lorsqu’il est demandé d’obéir à des injonctions paradoxales, en particulier nécessitant un choix moral sur des valeurs. Cette situation, si elle est par ailleurs renforcée par des sanctions et par des mécanismes qui empêchent tous moyens de sortir du paradoxe, peut provoquer chez les individus des effets délétères avec des troubles psychologiques et physiques et ceci à tous les niveaux des populations du monde du travail.

II) POURQUOI LES SITUATIONS PARADOXALES SONT DEVENUES PLUS DIFFICILES A GERER

  • La problématique du Paradoxe : surabondance, complexification, outil de pouvoir
  • De nouvelles attitudes et gouvernances nécessaires

Le paradoxe fait partie de la complexité du vivant, il est constitutif de la vie des organisations et de la dynamique de l’action collective, en particulier dans les environnements de travail. Dans le champ des organisations, le paradoxe est défini comme « la présence simultanée de deux éléments exclusifs l’un de l’autre ».
En prendre conscience, nous force à repenser la gestion des situations et des collaborateurs et à reformuler différemment les difficultés pour prendre en compte les conséquences et possibilités qui en découlent. En effet, le Paradoxe pourrait ne pas être seulement un vecteur de dysfonctionnement « enfermant » ou une source d’inconfort et de souffrance mais pourrait également être générateur de mise en mouvement et nouvelles solutions.

Il faut cependant reconnaitre que, actuellement :

  • Il y a surabondance d’injonctions paradoxales qui conduit les individus à adapter leur comportement pour se protéger des risques et qui produit des impacts psycho/physiques. Cette adaptation passe souvent par le choix d’une attitude soit d’obéissance, soit de transgression,
  • De nombreuses entreprises n’arrivent plus à ou ne veulent plus identifier et gérer les pôles contradictoires auxquels elles sont confrontées. Les Managers ont des difficultés à comprendre les situations auxquelles ils font face. Par ailleurs, les pratiques de « gestion des situations paradoxales » se sont complexifiées soumises aux injonctions diverses que l’Entreprise renforce par son agitation permanente et superficielle, en particulier par des changements continus,
  • Nombreux sont les acteurs qui utilisent l’injonction paradoxale pour des jeux de pouvoir et éviter les prises de responsabilité qu’ils vont diluer tout en déstabilisant les autres.

Il s’agit de passer d’une condition où les acteurs vivent un enfermement dans des contradictions vers une condition où ce n’est plus le cas … c’est un enjeu managérial et individuel !!! Ceci nécessite de rompre avec des pratiques de management qui s’appuient sur le pouvoir, l’illusion de la toute-puissance au travers des injonctions inconciliables et de l’action pour l’action. Il est nécessaire que les individus prennent du recul pour analyser les situations en profondeur, montrer les contradictions et être force de proposition pour « un autrement ». Il est important de dégager le lien entre les deux pôles contradictoires d’un paradoxe et de naviguer entre ces deux extrêmes sans se sentir écartelé.

Ainsi donc, le manager d’aujourd’hui doit disposer de compétences et valeurs souvent incompatibles pour gérer des injonctions et trouver une solution harmonieuse unissant des intérêts divergents – comme par exemple « centralisation et décentralisation », « global et local » (glocalisation), « contrôler et lâcher prise ».
Ceci demande probablement des qualités individuelles et collectives particulières pour réfléchir en termes de paradoxe : accepter l’ambiguïté, éviter la simplification, s’abstenir de modeler le monde à sa façon, penser hors du cadre, ne jamais perdre la vue d’ensemble, accepter le risque, dialoguer et rencontrer, avoir des capacités créatives de questionnement, lâcher prise pour une autonomie des autres et une expérimentation, de la mise à distance, … et de l’humour ! Ceci n’est cependant possible que dans des environnements bienveillants et porteurs, où l’implicite est limité et les contradictions mises à jour.
Or, les environnements de travail rendent impossibles des positionnements viables, ceci est manifeste en cas de prescriptions qui contiennent des contradictions. Celles-ci peuvent être explicitées dans l’ordre même ou peuvent être implicites et souvent démontrent un décalage entre le discours officiel et la pratique.

III) Les différentes manifestations du paradoxe dans l’entreprise

  • Le paradoxe – outil de management
  • Lien avec les structures organisationnelles 
  • Exemples d’approches paradoxantes : qualité vs productivité, organisation matricielle, centralisation vs local

Dans les grandes structures, l’injonction paradoxale semble souvent devenir la norme comme outil de management soutenu par une compétence managériale inadaptée et par les nouveaux systèmes informatiques de pilotage et de contrôle.
Le discours managérial, pour répondre en même temps aux nécessités de performances et à une nécessité du travail collaboratif et de l’implication de chacun, a été amené à changer sa panoplie d’outils et ses attitudes avec le maniement du paradoxe.
Une approche managériale paradoxante gouvernée par la peur semble s’être amplifiée depuis les années 90. Celle-ci est insidieuse et souvent involontaire, dont les managers ne sont plus toujours conscients, car le contexte réactif actuel empêche le recul, la réflexion en profondeur et pousse à demander l’impossible.
En effet, on s’est aperçu que plus le contexte et l’environnement bougent et requièrent de la souplesse, plus le cadre des procédures se rigidifie et les contrôles augmentent. Les garants du cadre établi, sont en général ceux qui détiennent l’autorité et donc transmettent de haut en bas des demandes paradoxales aux équipes du type « appliquez les procédures et soyez souple et adaptez-vous ! », « Soyez créatifs et autonomes mais conformes aux normes de l’entreprise », etc.
Ces pratiques de « double contrainte », utilisées pour afficher son pouvoir et contrôler autrui, qui existaient souvent dans une relation entre personnes, se sont étendues maintenant à la structure et au fonctionnement même de l’organisation du travail. Dans ces cas, il devient difficile de dépasser le paradoxe par l’identification de ses origines et ses causes, et surtout par l’impossibilité de les discuter collectivement pour en reconstruire un sens. On parlera d’organisations alors qualifiées de « paradoxantes » à cause des effets qu’elles génèrent.
En effet, il est alors demandé au collaborateur d’arbitrer dans le cadre de prescriptions en contradictions entre elles et non discutables, ou de prescriptions en contradiction avec les objectifs du groupe. Quel que soit son arbitrage il/elle est en infraction avec l’organisation ou avec ses propres valeurs. Cette confusion pour l’individu est, par ailleurs, renforcée par des systèmes de récompensesmanifestations du paradoxe

  • Par exemple, les individus peuvent être exposés à des injonctions paradoxales qui obligent d’une part à « la qualité » et d’autre part à « la productivité » à tout prix.

Les collaborateurs doivent alors composer avec des processus de qualité et de contrôle lourds. Et en même temps, ils doivent répondre à l’obligation de productivité qui repose sur des exigences de rapidité et de quantité, souvent avec des temps imposés. Ainsi, dans la majorité des cas, le système lui-même (ex : critères de qualité, temps de production standardisés, rapports, évaluation, absence de communication ascendante, …) place les collaborateurs devant une impasse ne leur laissant pas les moyens de sortir du paradoxe et même bloquant les voies de résolution. Alors, se joue un choix entre prendre du temps et « faire bien » ou être récompensé pour son efficacité. Cette prescription est souvent renforcée par des objectifs fixés sur la base de benchmark ainsi que par le système d’évaluation et de sanction basé principalement sur la performance.
Les individus travaillant dans les Centres d’Appels sont soumis au même type d’injonctions paradoxales : répondre vite et en profondeur et donner satisfaction au client (fiabilité et rapidité, coût et sécurité, qualité de la relation client et productivité) … demande de l’impossible !!

  • Par exemple, les structures matricielles, portent en leurs sein un nombre important de Paradoxes, mais ceux-ci sont rarement managés de façon systémique et explicite.
    Une organisation matricielle mélange 2 structures organisationnelles : fonctionnelle c’est à dire par métier et divisionnelle c’est à dire par projet
    Dans ce cadre, les collaborateurs font partie d’une équipe métier (recherche, commercial, marketing, finance, …) et reçoivent les directions de leur supérieur hiérarchique. En revanche, leurs activités sont coordonnées dans le cadre d’un projet transversal, qui fait intervenir plusieurs métiers, et les objectifs sont alors donnés par le chef de Projet. Il y a remise en cause complète de la structure et de l’unicité du lien hiérarchique.
    Couramment, le collaborateur reçoit 2 ordres contraires donnés par 2 chefs de même niveau hiérarchique, ordres qui peuvent être explicites ou implicites, et pour lesquels il n’y a pas le choix de ne pas choisir ! Donc travailler dans cet environnement nécessite des leaders, un dépassement narcissique pour une vraie approche collaborative entre eux et des compétences de médiation en cas de conflit.
    Ces structures matricielles ont été mises en place comme une nécessité face à la complexité et souvent pour gérer des contradictions stratégiques que l’entreprise n’a pas pu résoudre au niveau global (exemple : gestion simultanée d’objectifs exclusifs d’exploitation (court terme) et d’innovation (long terme)) .
    En déplaçant la résolution du paradoxe au niveau local, sur le terrain, il est attendu que les unités opérationnelles, opérant sur des sous-systèmes de nature différente, puissent plus facilement trouver des solutions. Mais pour avoir des résultats, il faut changer la logique même du management qui doit alors se mettre au service des collaborateurs pour les aider à résoudre les problèmes tout en assurant la cohérence contextuelle de l’ensemble.
  • Un autre exemple concerne l’approche centralisée ou décentralisée pour la gestion des organisations

Les dirigeants, pour assurer leur mission, essaient de maintenir une centralisation et une standardisation comme critère de gouvernance et découragent les initiatives de décentralisation. Afin d’être plus agile, on voit alors des organisations qui alternent d’un schéma à l’autre créant de la confusion et impactant les collaborateurs. Raisonner en se basant sur le paradoxe permettrait de trouver une cohérence sous-jacente à cette contradiction et d’explorer les dynamiques des processus organisationnels pour éviter de se contenter d’une solution simpliste et unique. Il s’agit de ne pas réduire le choix à l’un ou l’autre mais de reconnaitre que ce sont les deux faces d’une même réalité à faire coexister et de prendre en compte leur interaction et leur application selon les contextes.

Le fonctionnement même de l’Entreprise, l’individuation et les défis liés au traitement de l’imprévu et de l’instabilité convoquent encore plus des approches paradoxantes …ainsi apparaissent

  • l’explosion des modèles de management, de gestion et d’organisation pour une plus grande agilité (en réseaux, par projets, l’entreprise libérée …)
  • une évolution du statut de l’individu qui se veut autonome et libre par rapport à la société et au collectif qui contraignent
  • la mise en place de nombreux outils informatiques et les « big data » pour gérer, maitriser l’instabilité et l’incertitude des situations

Maintenir l’implicite, le « non-dit », le « non-discutable » et valoriser l’individualisme permet plus facilement la manipulation des ordres paradoxaux, ceci afin de garder le pouvoir sur les individus mais surtout de déléguer à l’individu la prise de risques, la responsabilité de l’action et des résultats sans lui donner toujours les moyens de l’action et le pouvoir de décision.

Pendant les années 2000, le constat d’une souffrance réelle des salariés dans les organisations a conduit à questionner les pratiques managériales pour : redonner un sens au travail et doter les salariés d’une plus grande autonomie, instaurer des dispositifs participatifs (pour ce qui concerne l’organisation du travail, les prises de décisions opérationnelles, l’innovation) et abandonner le management autoritaire et hiérarchique.
Mais ceci n’a pas empêché des glissements vers de nouveaux paradoxes comme « une liberté mais conditionnelle » « conciliez certain et incertain », « Prenez des risques mais garantissez vos résultats » et une obsession du management pour la confiance jusqu’à mobiliser les émotions et les affects des salariés afin que l’individu se culpabilise lui-même et intériorise les arbitrages face aux situations paradoxales.

IV ) Quels effets délétères sur l’individu ?

  • Réactions aux injonctions paradoxales
  • Les managers et les collaborateurs

Deux populations, les managers et les collaborateurs, sont principalement impactées par ces situations d’injonctions contradictoires et vont réagir similairement de façons suivantes

  • Ceux qui obéissent à la règle sans se poser de questions
  • Ceux qui essaient de jongler entre les 2 parties sans y parvenir et en stressant
  • Ceux qui transgressent pour inventer un nouveau possible et atteindre les objectifs business autrement… ils prennent des risques et la responsabilité de leurs actes et erreurs !

Les managers sont soumis à des contradictions qui iront en s’amplifiant avec l’utilisation intensive des Big data avec lesquels on leur demandera de maitriser l’avenir et de s’engager sur des résultats alors qu’ils ne maitriseront pas l’algorithme des systèmes numériques !
Dans l’environnement actuel, ils deviennent plus préoccupés par les résultats financiers court terme, les règles et les indicateurs de performance que par l’organisation du travail et la gestion des contradictions et des conflits entre les hommes. L’écart entre les règles de l’Entreprise et le travail réel du terrain s’accroit conduisant à des exigences irréalistes principalement pour les Managers opérationnels proches des équipes.
Ils subissent les injonctions paradoxales en tant que courroie de transmission des contradictions de l’entreprise entre la Direction et les équipes.
On leur demande de gérer la performance de leurs équipes et en même temps de promouvoir leur autonomie et d’assurer l’épanouissement de chacun.
On change leur rôle de prescripteur en initiateur et animateur mais ils restent évalués sur des résultats « business » concrets dont ils n’ont plus le contrôle total.
Il leur faut faire des choix entre des intérêts divergents, comprendre des situations complexes, donner des directives claires et applicables dans un contexte d’incohérence, or la gestion en temps réel ne leur laisse pas de place pour du recul.
Les managers s’épuisent d’où des tâtonnements, des désordres organisationnels et un fort sentiment d’impuissance chez cette population pourtant très investie dans sa mission. Le sentiment d’être dépassé et de ne pouvoir aider leurs équipes peuvent les amener à une forte culpabilité, à une indécision et même à une paralysie de l’action conduisant à des dépressions.
Pour d’autres, les conséquences peuvent être alors l’installation de peurs de ne pas maitriser les évènements et de ne pas réussir leurs objectifs. Ils vont souvent alors devenir plus directifs au travers d’un surinvestissement, d’attitudes tyranniques de déni et de harcèlement sans écoute de leurs équipes, les conduisant à un épuisement physique, émotionnel et mental.
Néanmoins, certains managers manient les injonctions paradoxales pour piloter leurs organisations par l’incertitude et surfer sur un « flou » ambiant, permettant ainsi une dilution de leurs propres responsabilités.
Dans tous les cas, les équipes vont alors présenter des souffrances, des tensions entre les individus et une intensification des insatisfactions.

Les collaborateurs – les hommes et les femmes de l’entreprise sont confrontés, eux-aussi, de plus en plus, à des injonctions paradoxales de la part de l’entreprise, du management mais aussi de leurs pairs dont ils dépendent et avec qui ils forment « une chaine de valeur ».
Ils doivent ainsi répondre à des exigences irréalistes et des objectifs contradictoires provenant d’une multitude de pôles de décision. Même s’ils peuvent jouir d’une « réelle » liberté c’est dans un cadre contraignant où ils subissent la « dictature du chiffre » sur lequel ils sont évalués individuellement. Dans cette situation qui leur semble incompréhensible (car ils ne sont pas toujours conscients du paradoxe dans les injonctions reçues), ils veulent bien faire en faisant tout et son contraire ! Il est difficile pour eux de prendre du recul et de prioriser leurs actions dans cet environnement diffus. Il est alors plus facile de pointer du doigt un responsable extérieur, et alors chacun se vit comme un coupable potentiel et se sent débordé et démotivé. Un mal-être s’installe :

– Soit sous forme d’exclusion pour ceux qui ne trouvent pas leur place soit parce qu’ils expriment leurs désaccords mais plus souvent parce qu’ils se sentent incapables d’agir dans ce contexte et ont une impression de perte d’identité. Ils passent dans une attitude de retrait sans participation active et une démobilisation.

– Soit par une sur-adhésion qui pousse à un contrôle davantage subjectivé et intériorisé (chacun se contrôle soi-même ou contrôle ses pairs). Ceci peut conduire, individuellement à une exacerbation de tendances narcissiques et de demandes de reconnaissance, et amener collectivement à un renforcement des rivalités internes et des recherches de boucs émissaires.

– Soit par une mise en conflit avec les règles et procédures de l’organisation pour faire bien son travail et atteindre ses objectifs. Cette attitude «hors la loi » est souvent mal vécue car, malgré les résultats, non reconnue par la hiérarchie qui par ailleurs la tolère. Cet écart est vu comme une infraction et non comme un arbitrage raisonnable. L’individu, contraint d’agir illégalement, prend un risque personnel et reste alors coupable de la violation.effets délétères

L’atmosphère de travail se détériore avec une dégradation au niveau de la qualité du travail (perte d’efficacité, absentéisme, erreurs, …) et au niveau de la santé des individus (troubles somatiques, dissipation de l’attention, risques psychosociaux …). Comme la performance est impactée alors les contrôles s’intensifient et l’on rentre dans un cercle vicieux. Alors une atmosphère de défiance, le désengagement et l’individualisme s’installent avec un fort sentiment d’impuissance collective.

Conclusion

Les transformations du milieu de travail influencent directement les modes de gestion organisationnelle et les pratiques managériales.
Or, les modes de gestion utilisés par les organisations actuelles, en particulier les injonctions paradoxales, représentent un facteur étroitement lié à l’apparition de problèmes de santé chez les individus et de tensions dans les rapports sociaux.
Gérer des paradoxes est possible si l’organisation offre une relative stabilité des rôles et des identités, si les demandes sont explicites et en lien avec une réalité du travail et s’il y a échange de « dits » et d’idées.

En revanche, faire face à des ordres paradoxaux, reste un défi pour tous les acteurs du monde du travail !
Ceci d’autant que les environnements de travail actuels mettent l’accent sur la performance, l’excellence, l’engagement total individuel et des systèmes d’évaluation essentiellement quantitatifs. Surtout, ils ne favorisent pas la mise en mot des situations et les débats collectifs pour des recadrages et des co-constructions.
La souffrance vécue au travail reste souvent attribuée à des faiblesses intrinsèques à l’individu (incapacité à changer, à supporter la pression …), alors que l’impossibilité de répondre à ces prescriptions paradoxales en est l’origine pathogène. Alors, l’individu qui ne peut plus se mettre à distance de la situation voit apparaitre des troubles physiques, émotionnels, cognitifs associés à un sentiment d’impuissance et d’absurdité.
Il se trouve déstabilisé, écartelé par des forces contraires et en état d’incohérence entre ses valeurs métiers et les ordres inconciliables reçus. Son stress augmenté, son niveau d’anxiété et son manque d’attention vont avoir un impact négatif sur sa performance entrainant le cercle vicieux du contrôle et du procès d’incompétence.

La question se pose, de savoir s’il peut y avoir des modalités d’actions dirigeantes contributives à une gestion stimulatrice des paradoxes et à l’émergence d’un environnement pour un mieux-être dans les Entreprises contemporaines.

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  • Changements. Paradoxes et psychothérapies : Paul Watzlawick, John Weakland, Richard Fisch (1975)
  • Le langage du changement : Paul Watzlawick (1978)
  • Le capitalisme paradoxant : Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique (2015)
  • Paradox and Transformation – toward a theory of change in organisation and management: Kim S. Cameron, Robert E Quinn (1988)
  • Manager dans (et avec) la Complexité : Dominique Genelot (2017)
  • Vers un nouvel exercice du pouvoir : Sylvie de Frémicourt (2017)
  • Le coût de l’excellence : Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac (1991)

© Catherine-Sophie Dubois/Paradoxes

Pour citer cet article : Catherine-Sophie Dubois, Les paradoxes dans l’Entreprise
https://www.paradoxes.asso.fr/2019/10/les-paradoxes-dans-lentreprise/
Communication à la XVIIIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 12 octobre 2019

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