Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la 19eme journée de Rencontre de Paradoxes le 9 octobre 2021,
Georges Elkan, pédo-psychiatre

Mars 2020 a permis l’expérimentation de possibles qui eussent relevé de la SF ou de la dystopie quelques jours avant. Citons entre autres la suspension des ateliers et rencontres de Paradoxes, et, à un moindre degré, le télétravail, les visioconférences et les téléconsultations en milieu hospitalier. Comment le passage du vis-à-vis aux techniques de télécommunication a-t-il modifié mon positionnement de thérapeute et animateur d’équipe ? Que deviennent dans ce contexte les schémas interactionnels qui m’aident à décrypter ce qui se passe avec mes patient ou mes collègues ? 

Grâce à la Covid, comme de nombreux terriens, j’ai découvert le télétravail. Ça s’est passé à l’hôpital, en psychiatrie infanto juvénile. J’y exerce dans une structure de soins ambulatoires.
La pièce montée, mieux que la matriochka, traduit ma perception de l’organisation hospitalière. Mon chou à la crème est disposé avec une multitude d’autres tout en bas du gâteau. Ma représentation systémique des interactions hiérarchiques, organisationnelles et thérapeutiques de l’hôpital est davantage neuronale que ferroviaire. Les chemins vers le soin y sont multiples et rarement en ligne droite. La crème de mon chou contient une équipe pluri professionnelle dont la mission est d’aider des enfants avec autisme à s’ouvrir à la relation et à la communication, ce qui au moins au début des prises en charge n’est pas du tout leur demande.
J’interviens aussi pour des consultations individuelles, et, tout à fait ailleurs, le mardi, comme médecin évaluateur à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), service publique où il m’est difficile là aussi, au-delà des supérieures directes, de distinguer une organisation linéaire.

 

Deux périodes marquent ma vie de télétravailleur et de télé psychiatre. Pour les consultations, de mars à début mai 2020, je travaille à domicile, uniquement par téléphone. Ensuite, de retour dans les locaux professionnels, je consulte sur place, soit en recevant les patients dans les locaux soit en poursuivant les téléconsultations. Les visio-consultations deviennent alors possibles.
Les téléréunions commencent dès le début du confinement et continuent à remplacer les réunions jusqu’en juillet 2020, d’abord depuis nos domiciles, ensuite chacun dans son bureau.

Je me souviens des trois jours, du 16 au 18 mars 2020, qui ont vu en France nos existences changer radicalement.
Le SARS COV 2 aurait circulé en Europe dès décembre 2019. Les informations sur la gravité de l’épidémie en Chine commencent à être au premier plan de l’actualité à partir de janvier 2020. Mais c’est immédiatement après le dimanche 15 mars 2020, premier tour des élections municipales, que commence le bouleversement de l’organisation de nos vies. Il nous est demandé pour « soulager les hôpitaux », de nous isoler chez nous. Ainsi, nous ne tomberons plus malades en grand nombre simultanément et pourrons être soignés, et peut-être survivre.
Le message est passé auprès de nos patients. Lundi 16 mars matin pas un seul ne vient consulter. Avec les collègues désœuvrés, nous déambulons autour de la secrétaire en montrant notre inquiétude et notre désarroi. La hiérarchie n’est pas joignable, les cadres pris par des réunions pour adapter l’organisation de l’institution au contexte épidémique. En début d’après-midi, l’ordre arrive par l’intermédiaire d’une secrétaire inconnue, d’annuler les consultations de la journée. Ça permet de téléphoner aux familles et d’avoir de leurs nouvelles. Nous l’ignorons alors, mais il s’agit de nos premières téléconsultations.

La journée du 17 mars voit se concrétiser pour moi la remise en cause de l’organisation de ma vie professionnelle. Ce matin particulier, encore insuffisamment habitué à me plier aux messages d’interdictions accompagnés de l’ordre « ne pas répondre », dans l’ambiance mortifère, je vais travailler comme chaque mardi à la MDPH.
En dehors des deux hôtesses en train de fermer l’accueil pour rejoindre un standard « de crise », que j’imagine souterrain et anti atomique, les locaux sont déserts et éteints.  Les hôtesses s’étonnent de me voir. N’ai-je pas lu le message adressé au groupe WhatsApp de l’équipe qui annonce la fermeture de la MDPH dans le cadre du confinement ? Jusqu’à ce jour, je n’utilise pas WhatsApp et ignore l’existence de ce groupe. Je vais vite me raccrocher à cette application, en particulier pour communiquer, dans le cadre de l’hôpital, avec les médecins du service dont fait partie ma structure de soins.
Je pars donc de la MDPH peu après y être arrivé, désorienté par la perte d’une partie de mes repères de travailleur. Les hôtesses m’ont remis une liasse d’attestations de déplacement dérogatoire en précisant qu’il faut en remplir une neuve à chaque sortie. J’avais compris qu’une seule suffirait pour la durée du confinement pour attester de la connaissance des circonstances autorisant les sorties. J’étais loin de la vision du monde des organisateurs du confinement. Les jours suivant, baigné dans le climat de la peur d’une mort imminente, j’ai rejoint mon époque dans la recherche de l’isolement physique. Je me suis mis à apprécier cette nouvelle gymnastique des attestations. Quel soulagement de savoir enfin pourquoi on sort de chez soi et de pouvoir en attester. Je continuerais presque à rédiger ces attestations dans les périodes sans confinement, c’est devenu une démarche si naturelle.
C’est encore ce 17 mars qu’une jeune collègue du CMP m’apprend par téléphone que l’encadrement du service a décidé qu’il ne faut plus que je vienne sur mon lieu de travail. Encore un message accompagné de l’ordre « ne pas répondre ». Dans un monde non dystopique mes feedbacks sont très vifs quand je reçois de tels messages. Certes, il s’agit de me protéger, mais penser qu’on me considère rare et fragile ne recadre pas ma façon de voir comment on se met à communiquer, à savoir : donner des ordres et se fermer à la réception des réponses des destinataires. Bien sûr, explicite ou implicite, immédiate ou retardée, la réponse en feed-back reste inévitable.
Il est alors 14h ce 17 mars et mon portable tombe définitivement en panne.  Pour mieux m’imprégner du contexte épidémique, je finis la journée en relisant « Le hussard sur le toit ». Ça n’a aucun effet recadrant sur ma vision de la situation ni, par conséquent, sur les comportements exprimant colère et inquiétude que je commence à avoir.
Le lendemain, une fenêtre s’ouvre sur l’écran de ma vie quotidienne : les permanents qui hantent par binômes le service vide, m’apprennent que plusieurs familles cherchent à me joindre. Par téléphone, un nouveau type de suivi va s’installer. En quelques jours, ces échanges qui seront officialisé en avril sous le nom de « COVID19 Téléconsultation » vont largement remplir mon emploi du temps confiné.

J’expérimente un cadre de travail qui modifie mon positionnement et mes interactions avec les patients. Je me vois entrer chez eux, soit en m’y invitant quand je prends l’initiative de les appeler, soit à leur demande. Je retrouve dans la façon de moduler attitudes et langage des ajustements propres au contexte des visites à domicile.
Inversement, les patients entrent dans mon appartement, et c’est la première fois que ça m’arrive. Dans ce contexte particulier, il m’est difficile de me poser dans le sens où François Roustang l’entend, c’est-à-dire dans un espace qui ouvre la liberté de mouvement nécessaire au changement. Du moins, ça ne vient jamais sans efforts d’adaptation continus tant que je travaille de chez moi.

Le 20 mars, on me livre le nouveau portable. Je télécharge WhatsApp et attends qu’on m’invite dans le groupe des médecins du service.
Ce groupe a choisi ce canal pour une communication peu formalisée. Les messages écrits y sont libres et succincts. Des documents divers y accompagnent les écrits, le plus souvent avec une note d’humour. Ce canal fonctionne aussi en arrière fond des téléréunions médicales. Les messages qui circulent alors peuvent y recadrer la vision du monde des participants. Ils ne paraitraient pas toujours pertinents exprimés à haute voix dans la réunion officielle. Ils interviennent potentiellement en feedbacks négatifs dans les boucles interactionnelles en surchauffe de la téléréunion.
Dans les mois qui suivent, alors que l’usage du masque chirurgical se généralise, la vidéo communication avec son éloignement physique devient paradoxalement le seul moyen de continuer à voir les visages des interlocuteurs en dehors du cercle des proches.

Le 25 mars a lieu ma première téléréunion avec mon équipe pluri professionnelle. L’intendance en repose sur le collègue infirmier le plus au fait de notre groupe en informatique.
Le fonctionnement du logiciel avec la maîtrise technique de l’animateur sur l’inclusion des participants, la possibilité de couper micros ou caméras pour les autres, voire de fixer la durée de la réunion, place cet animateur en position haute. La pratique montre que cette asymétrie est relative. Les invités peuvent eux-mêmes couper leurs micros et caméras. Dans certaines réunions, l’animateur le leur demande, invoquant par exemple la nécessité de diminuer le flux numérique pour améliorer la qualité du son. Les messages ne passent alors plus apparemment que dans un sens. Les interactions des autres participants seraient alors momentanément limitées à l’auto feedback.  
Un tel isolement peut apporter du confort lors de réunions longues. Lorsque les interactions deviennent répétitives, que les mêmes réponses jugées non satisfaisantes aux mêmes demandes créent des boucles interactionnelles qui n’arrêtent pas de tourner, on peut s’échapper, lire sans être impoli, voire pour certains suivre une série. Incapable de mener deux activités de front, dans ces moments, mon refuge est la rêverie ou plutôt une transe légère, état qui me vient pareillement dans certaines phases des réunions « en vrai ».
Les téléréunions depuis mon appartement ne s’accompagnent pas des difficultés de positionnement des téléconsultations.  Comment cependant adapter nos attitudes lors des échanges des prises de vues de nos domiciles alors que la parole professionnelle vient de l’espace privé ?

Je finis par trouver du confort aux téléréunions. Eviter les déplacements longs et les sièges incommodes. Dévier partiellement son attention en regardant les nuages. Avec de l’habitude, exécuter une tâche tout en restant à l’écoute des modifications de rythme et de tonalité qui accompagnent les changements de sujet. Raccrocher le flux de la communication dès que l’on sort des inévitables échanges en boucle.  Il n’est pas si fréquent de trouver en réunion « pour de vrai » un espace comparable de liberté et, paradoxalement, de disponibilité aux autres.
Associer la prise de parole à un acte technique (ouvrir ou fermer le micro, communiquer parallèlement par écrit pour intervenir dans les échanges ou demander la parole) devrait éviter ces moments où plusieurs personnes parlent en même temps et de plus en plus fort car on ne les entend pas et qu’elles ne s’entendent plus. Dans plusieurs films de Jean-Luc Godard les acteurs dialoguent sans qu’on perçoive ce qu’ils disent, leurs paroles noyées dans les autres conversations et les bruits ambiants. Il y a de ces moments dans les réunions en présence physique où tout le monde communique en même temps et où l’on ne comprend rien. Avec une bonne pratique, on y arrive aussi en téléréunion.
Si en téléréunion, la communication digitale (la parole) passe, les données liées à la communication analogique (les attitudes, gestes mimiques) sont partielles et parfois manquent. Ça peut conduire à des divergences de compréhension. On peut par exemple penser à tort que l’ensemble des collègues partage notre vision d’une situation. Demander explicitement l’avis de chacun diminue la fluidité des échanges mais évite le développement d’interactions potentiellement conflictuelles.
Animateur lors des réunions « en vrai », j’ai spontanément une position basse, mes interventions sont rares. Je sais que tout message s’accompagne d’un ordre. Une fois le cadre du travail connu de tous, il me paraît préférable que les collègues s’organisent avec le minimum d’injonctions hiérarchiques. Ça évite de rajouter des boucles interactionnelles qui « chauffent ». En téléréunion, je me suis surpris à être directif. J’ai même carrément donné des ordres concernant des soins. Ma mauvaise maîtrise du numérique et une attention excessive à manipuler les outils de communication explique-t-elle qu’il me soit arrivé dans ces circonstances d’aller à l’essentiel ? A distance, maintenant que les « vraies » réunions ont repris, je ne crois pas que cet autoritarisme ait induit d’interaction conflictuelle. Le contexte épidémique a-t-il eu alors un effet recadrant sur la façon d’appréhender la relation médecin-soignants ?

En téléréunion le silence verbal peut être pris au premier degré quand manquent les informations plus ou moins implicites liées au langage du corps.  « Qui ne dit mot » ne consent pas forcément. Je me souviens des collègues s’organisant en début de confinement pour apporter des jouets dans des familles matériellement très démunies. Mon visage et mes gestes transpirent le désaccord, mais silencieux dans la galerie des participants, on ne me remarque pas. Je ne suis pas sûr que les collègues puissent accepter ma vision du monde des actes charitables venant de personnes dont on ne les attend pas. Le risque est de dire implicitement leur incompétence et leur défaillance aux familles bénéficiaires. Il me parait parallèlement primordial de ne pas adresser aux collègues de messages jugeant pareils à ceux que je voudrais éviter aux familles. Il faut qu’ils puissent continuer à agir auprès de leurs patients selon les modalités très limitées permises en ce début de confinement. La discrétion rendue possible par le logiciel de téléconférence m’a aidé à respecter leur cadre de travail.
Cependant, se t aire, quand on a une fonction hiérarchique, c’est aussi transmettre l’injonction de constater notre silence et implicitement notre désaccord. L’arrêt des livraisons de jouets par les collègues après ces premiers essais est-il lié à l’expression tacite de mon désaveu ?

Pendant la période des téléconsultations à domicile je n’ai pas accès au dossier patient informatisé. Je dois renoncer à la maîtrise des informations contextuelles habituelles en consultation et ne compter que sur ma mémoire. Ainsi, je fais plus souvent appel aux compétences de la famille sur la connaissance de son histoire.
Au téléphone, en ce début de confinement, la première question des personnes en téléconsultation concerne ma santé et celle de mes proches. Je me suis habitué depuis quelques années au « comment allez-vous, Docteur » formulé sur le modèle anglo-saxon et n’attendant pas de réponse. Ici, du fait du contexte épidémique, on attend plus de précisons. S informer réciproquement de nos états de santé devient un préliminaire pour la majorité des téléconsultations. Refuser l’empathie des patients dans le contexte épidémique pourrait passer pour une croyance d’invincibilité du thérapeute et modifier la perception de son positionnement qui se veut ouvert à la vision du monde et à la réalité de l’autre.
En référence aux prémisses du modèle de la thérapie brève, c’est souvent, au téléphone aussi, la personne la plus concernée par la situation qui parle. Avec le seul canal sonore, les bruits de l’environnement choisi par l’interlocuteur et la plus ou moins grande clarté de la communication liée à l’orientation du téléphone renseignent aussi sur sa disponibilité aux interventions du thérapeute.
Ensemble dans une même pièce, sans mots, on reste en communication. Au téléphone, l’absence de manifestation sonore d’un des interlocuteurs provoque une relance de l’autre. Habitué à être en transe légère pendant les consultations, j’ai mis plusieurs jours à adapter le rythme de mes interventions à ce nouveau contexte. Les patients me rappelaient à l’ordre d’un « ça va ? », ou « vous êtes toujours là ? ». Plutôt que des raclements de gorge « viralement » suspects, je me suis mis à combler les silences par des reformulations lorsque des interventions plus recadrantes ne venaient pas.

Une des premières téléconsultations a concerné un jeune patient avec autisme. Le travail scolaire à domicile a commencé et sa mère me dit tout ce qu’elle essaie de faire pour que le garçon accepte ce nouveau cadre. Il s’agit de négociations avec menaces de privations (ici de tablette vidéo) ou promesses de récompenses (promenades alors que la famille ne s’autorise aucune sortie). Ça ne donne pas de résultat, le comportement du garçon reste identique, il refuse le travail scolaire. Je commence à questionner la mère sur sa vision de la place de son fils à l’école, ses capacités, son autonomie. Elle m’interrompt et me dit qu’elle me le passe pour que je le raisonne. De mon point de vue, elle me demande de répéter ses tentatives de solution.
Dans le monde de mon jeune patient les usages communs liés à la communication ne sont pas pertinents. Ainsi il ne répond rien quand je lui dis « bonjour ». Je lui demande s’il m’entend bien, il dit « oui ». Je lui dis pourquoi sa mère m’a appelé. Il ne répond pas. Je lui demande s’il peut passer le téléphone à sa mère (pour moi, c’est elle la plus concernée) il me dit « non », pourquoi ? « Elle n’est pas dans la chambre ». Je lui demande ce qu’il a à faire comme travail pour l’école, il me dit qu’il n’est pas à l’école. Ainsi, en évitant les termes abstraits qui n’ont pas de signification pour lui et les mots à sens multiple, nous avons une conversation où il répond précisément et très succinctement à mes questions. Il se tait quand il lui est évident que je connais les réponses.
Il a des maths, de la lecture et de la grammaire à faire pour demain. Il aura un temps de vidéo classe avec son maître. Il dit qu’il ne fera pas la lecture car il sait déjà lire, la grammaire c’est uniquement avec son auxiliaire de vie scolaire et les maths uniquement à l’école, jamais à la maison.
Je lui demande ce qui va se passer avec ses parents s’il ne fait pas à la maison le travail de l’école. Il ne répond pas puisque je suis sensé le savoir. Comme je suis bouché et que j’aimerais connaître sa vision de la situation, je lui demande s’il pourra jouer avec sa tablette s’il ne fait pas son travail. Il me répond qu’il ne joue pas. Il regarde des trains et des tramways. Et comment va-t-il faire sans tablette ? Il va les dessiner. Puis il me dit « au revoir » et raccroche.
Il ne dit jamais « bonjour » seulement « au revoir » quand il veut cesser de communiquer. J’attends quelques minutes et rappelle. C’est sa mère qui décroche. Nous fixons le prochain rendez-vous téléphonique. L’enfant est près d’elle, je leur dis que j’ai entendu qu’il était difficile pour lui de parler longtemps au téléphone. Je lui propose, puisqu’il sait lire, qu’il me lise une histoire de son choix la prochaine fois, ça sera plus facile qu’une conversation. Il accepte. Si je n’avais pas été profondément concentré sur les interventions à faire en continu pour maintenir la relation téléphonique, je me serais aperçu que je lui proposais un choix illusoire du type « patate ou pomme de terre » (parler pour converser ou parler pour lire).
La fois suivante, il me lit un texte de « J’aime lire ». Ça devient le rituel de nos quelques semaines de téléconsultation. Sa mère m’apprend que parallèlement, il a changé sa façon de voir sur les lieux où on peut faire le travail scolaire : il lit seul les textes de l’école dans sa chambre, fait la grammaire avec sa mère dans le séjour et réserve les maths pour le retour futur à l’école, seule place possible pour cette discipline. Cet arrangement convient à ses parents et à son maître.
Naguère, quand les coronavirus étaient moins futés, dans le bureau avec la mère et son garçon, j’aurais cherché à intervenir sur la vision des attentes éducatives de la mère pendant que le fils aurait dessiné des tramways. La communication téléphonique a permis que ce soit la mère qui détermine le cadre thérapeutique et la personne la plus intéressée par le changement.

Début mai 2020, les sirènes des ambulances se faisant plus rares dans les rues, je me suis immiscé sur mon lieu de travail. Les collègues continuent encore pour quelques jours la permanence en binôme associée au télétravail, mais nous nous organisons pour reprendre partiellement les consultations sur place avec des règles d’asepsie pour spationautes en voyage pour mars.
Rapidement équipé pour faire des visio consultations, je les propose aux patients. La majorité refuse. Certains disent que leur matériel informatique ne le permet pas, d’autres, satisfaits du temps gagné avec les consultations au téléphone craignent que les visio consultations ne soient plus longues. Ce qui est le cas. Se connecter prend quelques minutes puis même en maîtrisant l’outil, il faut le temps de trouver sa place face à la webcam. Enfin pour certains parents, la multiplicité des canaux de communication complexifie les interactions et diminue la sensation de maîtrise des interactions éprouvée au téléphone.
Les enfants ont besoin de sollicitations visuelles dynamiques et si possible interactives pour se concentrer sur l’écran. Comme je bouge peu, ne fais pas de gags visuels et ne réagis pas à la manipulation d’une manette, l’interaction visuelle avec les moins de 8 ans dépasse rarement quelques minutes. Partager une activité va fixer un peu plus l’attention. Par exemple, dessiner en parallèle puis comparer nos productions devant la webcam matérialise l’interaction.

Une fille de 6 ans toujours en mouvement, en retard dans le développement du graphisme et au discours décousu, se sert de ce contexte comme nous jouons à proposer chacun notre tour un objet à dessiner. Avant, dans le bureau, elle refusait le dessin, occupait l’espace, y compris sonore avec des jeux bruyants et désordonnés impossibles à suivre malgré son attente.
En visio consultation, nous nous retrouvons donc au début dans un jeu d’échange de dessins. Un schéma systémique montrerait une boucle interactionnelle à feedback positifs ou à chacun de ses gribouillages, je réponds par un dessin figuratif qui en appelle un autre de sa part. Les feedbacks négatifs vont venir d’elle, par le caractère de plus en plus construit de ses dessins. Parallèlement, ses propos s’ordonnent et deviennent compréhensibles. Ainsi nous avons arrêté de dessiner, après qu’elle ait dit qu’elle y arrivait mal et n’aimait pas ça. En restreignant les activités possibles et le volume de l’espace où évoluer, la téléconsultation lui a permis de recadrer sa façon de voir nos entretiens et d’y changer nos interactions.

Un garçon de 8 ans n’arrivait plus, avant le confinement, à aller à l’école, ou alors au prix de manifestations anxieuses qui inquiétaient tant les enseignants qu’ils demandaient aux parents de venir le reprendre. Le confinement et la fermeture des écoles lui conviennent. Il craint l’amélioration de l’épidémie et le retour en classe.
Quand on se voyait en consultation dans le bureau, il empêchait la communication, bâillonnait de sa main le parent qui commençait à parler des comportements problématiques, faisait du bruit pour qu’on ne s’entende pas.
En visio consultation, la première fois, il se saisit du portable pour maîtriser la communication, les parents s’agitent autour de lui pour reprendre l’appareil. Je lui demande la fois suivante de me faire visiter sa chambre avec la webcam. Ça lui permet de changer de position. Il me guide dans leur maison, me regarde sur l’écran pour s’assurer que je suis. La fois suivante, il peut rester assis près de son père devant la webcam et supporter qu’on parle, y compris de lui.
Lui confier la maîtrise de la communication a permis qu’il change son regard sur les interactions alors que symétriquement, ses parents cessaient de tenter de contrôler son comportement.

Les adolescents qui me télé consultent préfèrent majoritairement la communication sans image. Ils proposent le téléphone, ou en visio consultation, coupent la webcam dès qu’on s’est dit bonjour. Je ne sais pas s’ils gardent le contrôle de mon image en retour. Certains admettent qu’ils font un jeu vidéo en même temps que nous communiquons. Est-ce une façon, plus ou moins volontaire par la dissociation due à la multiplicité des stimulations, d’être en transe et de mieux vivre l’interaction limitée à deux personnes qui peut être mal supportée à cet âge ?
En « visio », le cadrage photographique conditionne ce qui est montré des différents modes d’expression. Si les familles voient bien mes mimiques et mon regard, il leur manque mes attitudes corporelles et l’essentiel de mes gestes car la profondeur de champ liée à la position de ma chaise bloquée entre le mur et mon bureau ne permet de filmer que mon visage.
On me dit que mon regard fixe rarement la caméra et que ça peut influer sur la perception de ma disponibilité par mes vis-à-vis. Bien-sûr, plus j’essaie de contrôler ce comportement, plus je vois mon regard dévier en retour sur l’écran. Une petite boucle à feedback positif. Comportement que finalement je m’amuse à regarder, et là c’est un feedback négatif.

Les téléconsultations existaient en France avant la Covid, notamment dans les régions peu densément peuplées et avec peu de médecins. Paradoxalement, alors que notre discipline, la psychiatrie, nécessite peu d’examens cliniques du corps ni de gestes techniques, l’utilisation des téléconsultations y était rare jusqu’à maintenant.
Au début, depuis mon domicile, les téléconsultations me demandaient une attention plus soutenue que dans le cadre habituel. J’étais constamment en recherche d’adaptation de mon discours, dans un positionnement incompatible avec la transe hypnotique légère qui favorise l’adéquation de mes interventions au contexte interactionnel. Je pense à François Roustang qui nous avait dit que si nous nous fatiguions au travail, c’est que nous travaillions mal. Je me souviens aussi des fondateurs de l’Institut Gregory Bateson de Liège qui nous conseillaient de ne pas travailler à la place de nos patients.
Actuellement, dans le contexte de mon bureau, avec les outils de l’hôpital, les téléconsultations m’éprouvent moins. Je crois que c’est dû en grande partie à l’expérience acquise par mes patients et à l’aménagement de leurs attentes. Je suis cependant loin du positionnement du tireur à l’arc de la tradition zen avec son geste non pensé et non voulu qui m’épargnerait vigilance et tentatives de maîtrise. Je continue en quelques sorte à être soumis à un paradoxe du type « sois spontané ».

Sources :
Herrigel Eugen, Le zen dans l’art chevaleresque du tir à l’arc, Bibliothèque de l’initié, Paris, Devry, 1993
Roustang François, Il suffit d’un geste, Odile Jacob, 2003
Roustang François, Savoir attendre pour que la vie change, Odile Jacob, 2006

© Georges Elkan/Paradoxes

Pour citer cet article : Georges Elkan, 2020, comment j’ai rejoint mon siècle. https://www.paradoxes.asso.fr/2021/10/2020-comment-jai-rejoint-mon-siecle. Communication à la 19eme journée de Rencontre de Paradoxes le 9 octobre 2021. 

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