Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)
Communication à la XIVème journée de Rencontre de Paradoxes, le 17 octobre 2015
Sébastien HERCHE, éducateur spécialisé.

Au Service Famille d’un Centre Départemental de l’Enfance, j’accompagne des familles dont les enfants sont placés par décision judiciaire ou administrative. Bien souvent, il s’agit d’histoires de vie très dégradées et paraissant sans issue : maltraitances, négligences sévères, abus sexuels…
Pour autant, par le questionnement stratégique et la posture respectueuse qu’elle induit, l’Intervention Systémique Paradoxale me permet de rejoindre les gens où ils en sont, de m’imprégner de leur réalité pour décider ensemble s’il convient de changer et pour quoi faire?
Toutefois, la pratique du modèle de Palo Alto peut aussi être source de difficultés dans le travail avec les collègues et les partenaires, tant sa logique et sa rigueur sont parfois insuffisamment perçues.
Je vous propose d’illustrer ces propos en vous racontant l’accompagnement éducatif d’une famille.

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S. HercheAvant de débuter, j’aimerais remercier l’équipe de Paradoxes pour l’invitation et saluer François Simonot qui m’a initié au modèle de Palo Alto, et montré ensuite le chemin vers l’Ecole du Paradoxe.
Je vous donne aussi au préalable, quelques éléments de mon contexte professionnel. Je suis éducateur spécialisé au sein d’un foyer de l’enfance. Il s’agit d’une structure accueillant des enfants en situation de danger dans leur environnement familial. C’est le Juge pour Enfants, ou un Inspecteur Territorial, qui ordonne le retrait des enfants et demande à ce que les parents, voire le jeune lui-même parfois, changent pour remédier à la situation de dangers. Vous l’aurez probablement compris, je travaille dans un contexte d’aide sous contrainte.
Je souhaite à présent partager avec vous mon expérience de l’utilisation du modèle au travers du récit de l’accompagnement d’une famille.

Le contexte
Il s’agit de Mme MARTIN, âgée d’une petite quarantaine d’années et de ses trois fils de 15, 12 et 9 ans. Ils vivent avec le nouveau compagnon de Madame, le père des enfants ayant quitté le domicile familial plusieurs années auparavant.
Leur situation a été signalée par les services sociaux du fait de l’insalubrité, de l’exiguïté du logement et parce qu’il n’y avait plus ni eau chaude, ni électricité à l’approche de l’hiver. Par ailleurs, Mme MARTIN était décrite comme fuyant les services sociaux (sûrement avec raison d’ailleurs), avec une « problématique personnelle lourde, l’empêchant de penser psychiquement ses enfants ». Les garçons ont aussi été signalés par leurs établissements scolaires : l’aîné pour absentéisme, le second pour des troubles du comportement et le benjamin pour des retards dans les apprentissages.
A l’issue de la première audience devant le Juge, un placement de 6 mois a été ordonné. Les enfants sont arrivés le lendemain au foyer et la situation a rapidement été qualifiée de « lourde et compliquée » par les éducateurs des groupes de vie.

Premiers entretiens
Une semaine après la décision du Juge, je reçois Mme MARTIN avec son compagnon et après quelques questions administratives, je leur demande ce qui a été dit à l’audience.  Madame me parle de son logement qui est « trop petit et sale », que la Juge lui a reproché de ne pas se mobiliser auprès des travailleurs sociaux, de ne pas suivre la scolarité de ses enfants et de manquer d’autorité.          
Je lui demande ensuite : « Et vous, vous en pensez quoi ? ». Cette question en apparence simple est utile à au moins, deux niveaux. Tout d’abord, cela me permet de me dissocier, même temporairement, du Magistrat et de ne pas apparaître comme son bras-armé : c’est lui qui décide et attend du changement. Ensuite, en proposant à Mme MARTIN de se décrire comme elle se pense, sans l’implicite de devoir changer, cela favorise son positionnement par rapport à la contrainte imposée par le Juge : veut-elle changer, et pour quoi faire ?
Mme MARTIN prend quelques minutes pour effectuer un tri dans les problèmes relevés par le Juge et les hiérarchise par la même occasion. Si elle doit effectuer un premier changement, ce sera son « manque d’autorité ».
Je m’en étonne : « Ah oui ?! Je ne me rends pas bien compte… C’est vaste et puis, chacun a sa représentation de l’autorité. Pouvez-vous me raconter la dernière fois que vous avez eu le sentiment de manquer d’autorité ? » Mme MARTIN m’a décrit une escalade symétrique où plus les enfants demandent, supplient, argumentent, insultent, plus Madame rappelle les règles, menace, gronde jusqu’à craquer et laisser les enfants faire ce qu’ils veulent.
Puis, un autre entretien en présence des enfants m’a permis de dessiner les boucles interactionnelles suivantes : les deux plus jeunes se disputent dans la chambre, le plus grand les tape avant que la mère n’intervienne et les punisse, y compris l’aîné pour avoir pris son rôle. Les trois enfants se coalisent ensuite contre leur mère et s’opposent à tout ce qu’elle leur demande, rendant la vie familiale insupportable. La demande implicite des enfants serait d’intervenir au niveau de leurs disputes.
Je souhaite éclaircir ce point : « Je n’étais pas à l’audience, mais si le Juge attend des changements de votre part Madame et que l’intervention se situe au niveau des enfants, comment va-t-il être rassuré ? ». C’est le frère aîné qui prend alors la parole et me répond de manière cinglante : « C’est logique, si on ne se prend plus la tête comme avant, ma mère n’aura plus besoin de gueuler injustement et on l’écoutera mieux, c’est pas ça qu’il veut le Juge ?! ». Je suis étonné par la perspicacité de cet adolescent et il me faut fournir quelques efforts pour rester dubitatif.
Plusieurs jours plus tard, alors que j’allais me lancer à remplir « la grille problème, objectif, tentatives de solution, vision du monde », je reçus un appel de Mme MARTIN. Cette dernière me dit avoir pu trouver un nouveau logement, plus grand. Madame est fort enthousiaste et s’apprête à prévenir le Juge pour demander le retour des enfants. Même si je doute fortement par expérience, que cela suffise, il me faut faire attention à ne pas être le porte-parole du contraignant, mais seulement un messager. Je réponds donc à Mme MARTIN : « Ecrivez au Juge, après tout il a mentionné votre ancien appartement comme une des causes du placement, peut-être récupérerez-vous les enfants ? ». Nous prenons aussi la décision de ne pas nous revoir avant la réponse du Juge, proposition qui lui convient parfaitement.  
La réponse du Juge est émise deux semaines après, expliquant qu’il est satisfait du changement de logement, mais qu’il maintient le placement, au regard des problèmes d’autorité, de l’évitement des services sociaux et des manquements dans le suivi de la scolarité des enfants.

Freinage et construction de la tâche
Lors de l’entretien qui suit nous démêlons ensemble les problèmes à traiter. Madame choisit son manque d’autorité car elle ne peut être responsable du suivi de l’école pour ses enfants durant le placement et elle estime ne pas éviter les services sociaux puisqu’elle vient me voir.
Par rapport à l’autorité, Mme MARTIN a visiblement bougé et c’est elle qui aurait un problème d’impulsivité, qui se mettrait en colère de manière outrancière. Après quelques questions, j’apprends qu’elle pense tenir ce trait de caractère de sa mère. Je freine car si c’est le cas, cela fait des années que c’est ainsi et cela risque de ne pas évoluer énormément… « Si, il le faut et puis, franchement, j’en ai marre de gueuler tout le temps », me répond Mme MARTIN.
J’ai accepté cet objectif un peu rapidement, sans le négocier à la baisse, en demandant à Madame de me décrire ce qui se passe dans ces moments. Mme MARTIN a évoqué « une zone rouge » et si elle y rentre, « c’est Armageddon à la maison ! ».
J’ai alors débuté un questionnement sur cette « zone rouge » : combien de fois par jour, combien de temps, dans quel contexte, qui est présent(s) et que lui dise(nt)-il(s), que répond-elle, qu’est-ce qui se passe avant et comment cela revient à la normale ? Puis, je lui propose une tâche d’observation en prenant des notes lors des prochaines entrées en « zone rouge ». Je lui ai vendu la tâche, en expliquant que pour contrôler ses réactions, il me paraissait d’abord important de retranscrire toutes les étapes de ce chamboulement interne pour décider ensuite, s’il faut intervenir et à quel moment.
Mme MARTIN a paru quelque peu surprise, mais curieuse d’envisager la situation sous cet angle nouveau et ludique.

Nous nous revoyons quelques semaines plus tard, mais dans le cadre d’une réunion avec plusieurs professionnels pour réaliser un bilan de la scolarité des enfants.
Toutefois, Madame me glisse qu’elle a voulu faire la tâche, mais qu’elle n’a pas eu l’occasion de s’emporter contre ses enfants. Je résiste à un élan naturel de la féliciter et je lui demande comment elle comprend ce changement. Comme Madame ne l’explique pas, je prédis la rechute et que les problèmes risquent de revenir car aucune observation n’a pu être réalisée. En effet, peut-être que les enfants essaient de se tenir à carreaux pour rentrer à la maison et qu’alors ce sera pire. Mme MARTIN a fait une moue dubitative et n’a pas semblé inquiète. Nous convenons d’une dernière rencontre pour préparer l’audience devant le Juge pour Enfants.
Le jour du bilan, je fais un retour général sur l’accompagnement (du signalement jusqu’à la tâche d’observation) lorsque Mme MARTIN remet en cause l’intervention : « M.HERCHE, mon problème d’impulsivité, est-ce qu’il faut vraiment que je le règle avec vous ? ».
Je m’étonne, me rends compte de mon erreur à m’être trop vite précipité, sans m’assurer davantage de la volonté de Madame à vouloir changer. Je jette un œil à la case « Vision du monde » de la grille et me souviens que Mme MARTIN pense que « les éducateurs sont bons à trouver des problèmes là où il n’y en a pas » et que son tempérament, certes très affirmé, est apprécié car elle dit ce qu’elle pense.
Surfant sur son auto-recadrage, je réponds : « Non, vous pourriez le faire avec votre médecin ou une amie proche… Et puis, je me rends compte à quel point j’ai pu paraître odieux. Le juge n’a jamais parlé d’un tel problème et moi, j’induis que vous en avez un, alors qu’en fait ça fait partie de vous, de votre caractère. Et puis, c’est aussi ce qui plaît à vos proches qui vous aiment… ? ». Mme MARTIN se redresse et me sourit.

Épilogue et conclusion
Le placement a été levé et les enfants sont rentrés chez eux. Une mesure d’Assistance Educative en Milieu Ouvert, un éducateur qui vient au domicile de manière régulière, a été décidée en accord avec la famille. J’ai appris que Mme MARTIN avait sollicité son assistante sociale de secteur. Madame a même conclu un contrat avec l’Aide Sociale à l’Enfance, pour que son fils cadet intègre un foyer car il s’opposait un peu trop au domicile. Depuis bientôt un an et demi, je n’ai plus de nouvelles, signifiant qu’il n’y a pas eu de nouveaux signalements pour enfants en danger.

J’ai voulu montrer au travers de cet exemple, que l’utilisation de l’Intervention Systémique Paradoxale était efficace et respectueuse, dans le contexte de la Protection de l’Enfance. Je souhaitais aussi illustrer que pour travailler avec une famille, il n’est pas nécessaire de rencontrer tous ses membres, mais uniquement le(s) plus mobilisé(s).
Par ailleurs, le cadre de l’intervention est lui-même paradoxal : au niveau institutionnel le méta message est « vous devez changer », alors qu’au niveau de l’intervenant, il devient « vous ne devez pas changer ce que vous ne voulez pas changer ». La posture qui en découle est une posture de doute, d’incertitudes. Il revient aux gens de prouver qu’ils ont un problème, en quoi c’en est un et s’il est nécessaire de changer.
Souvent, des malentendus surgissent avec mes collègues, principalement du fait que j’induis l’idée que la situation peut ne pas évoluer. Peut-être, que leur crainte est, qu’en invitant au non-changement, les dangers auxquels ont été exposés les enfants réapparaissent ? Pourtant, mon expérience, certes encore jeune, me montre qu’il n’en est rien.
Malgré les difficultés à travailler avec le modèle de Palo Alto (comme la posture de non savoir, de non vouloir, le fait d’être à contre-courant du sens commun, etc.), les témoignages des personnes que je rencontre au quotidien m’amènent à persister. En effet, depuis maintenant un peu plus de deux ans, je rencontre moins d’agressivité et davantage de mobilisation de la part des familles.

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© Sébastien HERCHE/Paradoxes
Pour citer cet article :  Sébastien Herche,  Sortir de la zone rouge ? Une illustration du modèle de Palo Alto au sein d’un foyer de l’Enfance. 2015. www.paradoxes.asso.fr/2015/10/sortir-de-la-zone-rouge-une-illustration-du-modele-de-palo-alto-au-sein-d’un-foyer-de-l’enfance

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