Communication à la huitième journée de Rencontre de Paradoxes, 11 octobre 2009
Jean-Jacques Wittezaele, psychologue
Le choix de notre métier nous conduit à nous laisser toucher par la souffrance de nos patients et à y réagir de façon à leur apporter le soulagement qu’ils attendent ou espèrent. Le processus d’intervention est donc orienté vers un objectif, même si celui-ci peut évoluer au cours de l’interaction thérapeutique. Entre les dangers du « but conscient », souvent évoqués par Bateson, et le risque d’une dérive de régulation par feed-back décevante (parfois liée à une incompétence technique du thérapeute), comment ce dernier doit-il se calibrer en tenant compte à la fois de la nécessité d’aider et de l’impossibilité de le vouloir…?
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J.-J. Wittezaele © Paradoxes
Bonjour à toutes et à tous.
Comme certains d’entre vous le savent, je suis le directeur de l’Institut Gregory Bateson. Et, comme ceux-là le savent aussi, je consacre ma vie à répandre une conception de l’homme, de la vie psychologique et relationnelle, de la formation et de la résolution de la souffrance psychologique directement inspirée par les travaux de ce qu’on appelle l’école de Palo Alto. Eh bien, aujourd’hui, je vais « tuer le père » deux fois : d’abord je ne vais pas m’appuyer sur Bateson pour justifier ce que je fais mais je vais, au contraire, avancer que Bateson nous égare, au moins sur un point précis ; et, après avoir commis ce crime de lèse-majesté, je vais même m’en prendre au pilier de l’approche de Palo Alto, à savoir le concept de « tentatives de solution ». Après ça, il ne me restera que mes yeux pour pleurer…
Comme je suis invité à parler dans l’antre du non vouloir, je me suis dit que je ne devais surtout pas vouloir quoi que ce soit. Donc je ne veux rien… sauf peut-être un verre d’eau pour mon exposé. Je me suis alors pris la tête pour savoir ce que je dirais si je ne voulais surtout rien. J’ai lu un jour l’histoire de ce maître zen qui devait donner une conférence, qui est arrivé sur la scène, qui a déroulé sa natte, s’y est assis, est resté là quelques minutes puis s’est levé et est reparti tout simplement. Je me suis dit que ce serait culotté de faire ça, mais en y réfléchissant, j’ai réalisé que si jamais ça s’apprenait à l’extérieur, je ne devrais sans doute plus jamais me préoccuper de ce que je devais dire parce que plus personne ne m’inviterait. Mais finalement, faut-il vouloir être invité ? De toute façon, j’imagine qu’ici personne ne s’attend à rien de particulier, ce qui m’angoisse donc particulièrement parce que du coup je ne sais pas par quoi commencer…
Donc, mettons-nous bien d’accord : je ne veux absolument pas faire cette conférence, mais je la fais quand même rien que parce que je ne le veux pas, na!
Pour redevenir sérieux, le résumé que j’ai envoyé pour mon intervention dit ceci : Le choix de notre métier nous conduit à nous laisser toucher par la souffrance de nos patients et à y réagir de façon à leur apporter le soulagement qu’ils attendent ou espèrent. Le processus d’intervention est donc orienté vers un objectif, même si celui-ci peut évoluer au cours de l’interaction thérapeutique. Entre les dangers du « but conscient », souvent évoqués par Bateson, et le risque d’une dérive de régulation par feed-back décevante (parfois liée à une incompétence technique du thérapeute), comment ce dernier doit-il se calibrer en tenant compte à la fois de la nécessité d’aider et de l’impossibilité de le vouloir?
Alors, voici comment je vais développer cela : d’abord je vais envisager le métier et la formation des psychothérapeutes, j’insisterai sur la nécessité d’une solide formation technique en tant que « contenu » nécessaire pour un bon calibrage du thérapeute dans la relation thérapeutique. J’aborderai alors mes réticences vis-à-vis de certaines positions « batesoniennes » concernant le but conscient, et puis, finalement, je vous parlerai de l’évolution de mon travail, de ma relecture de la « grille de Palo Alto » et des perspectives qui guident nos recherches à l’IGB en ce moment.
Sur le métier de «  psychothérapeute »…
Je vais commencer par cadrer le débat par une histoire personnelle.  Il y a une situation qui m’a beaucoup marqué à mes débuts de thérapeute  bref de Palo Alto. C’était un de mes amis qui m’avait envoyé une  patiente qui souffrait beaucoup. Cette femme, d’environ 30 ans, mariée, 2  enfants en bas âge, était dans un état de souffrance insupportable.  Elle devait trouver des synonymes à des mots qui étaient prononcés dans  la conversation ou qu’elle-même lisait ou entendait par hasard. Sinon  l’angoisse était extrême. Elle interpellait son mari sans arrêt,  téléphonait à ses amies en pleine nuit pour leur demander de l’aider à  trouver des synonymes… C’était pareil pendant les séances et c’était une  torture pour moi aussi. Bon, je n’avais guère d’expérience et j’ai eu  très vite épuisé les quelques techniques dont je disposais à l’époque et  qui valaient bien pour la plupart des autres problèmes : qu’avait-elle à  perdre si ça s’arrêtait ? Qu’est-ce qui vous ferait dire que les choses  commencent à aller mieux ? Des choses comme ça… J’étais complètement  incapable de trouver ses tentatives de solution. Du coup, je ne  comprenais plus rien à son problème. Elle ne « faisait » rien pour y  mettre un terme. Tout simplement parce qu’elle n’avait aucun contrôle  sur ces compulsions qui la rendaient folle. Je vous assure qu’il n’était  pas besoin de vouloir l’aider ; tout son être me criait de bien vouloir  la sortir de là. Mais même si je l’avais voulu, je ne savais pas  comment elle pouvait faire pour en sortir. Si « ne rien faire » est la  tentative de solution, alors il faut faire quelque chose… Mais quoi ? Si  on monte de niveau logique et si on se dit qu’elle n’a aucun contrôle  sur le problème, alors il faut lui en redonner la possibilité, mais  comment ?
Je pense que ce qu’on entend quand on parle de « non vouloir », c’est en fait de laisser l’action « juste » se faire (et non pas l’action « juste se faire », parce que ça, ce n’est pas juste). Mais dans mon cas, l’action juste consistait à me mordre les doigts de ne pas savoir comment soulager cette femme.
Je me suis longtemps pris la tête pour elle. Et puis après 5 ou 6  séances, je redoutais de la voir parce que je me sentais impuissant à  l’aider. J’ai donc arrêté de la voir sans vraiment être sûr de  l’orienter vers quelqu’un qui aurait pu lui apporter l’aide qu’elle  recherchait… Je ne savais pas à qui l’adresser.
J’ai appris, par l’ami qui me l’avait envoyée, qu’elle avait été  hospitalisée, qu’elle avait perdu la garde de ses enfants qui avaient  été confiés à son mari qui avait demandé le divorce justement parce  qu’il craignait pour la santé des enfants. Deux ans plus tard j’ai reçu  d’autres nouvelles : elle s’était suicidée. Fin de l’histoire. Cela m’a  beaucoup marqué. Et j’ai mis longtemps à vraiment m’en remettre. Cela a  créé un grand doute quant à mes compétences en tant que thérapeute.  C’est resté une référence pour moi : que fait-on pour aider une personne  qui a des compulsions, qui est prise dans un engrenage infernal qui lui  envahit la vie comme un cancer ?
J’ai un jour eu l’occasion de poser la question à un grand thérapeute réputé pour sa posture tendant au non vouloir, à l’attente de l’éclosion d’une solution par une co-évolution des entretiens thérapeutiques. « Lorsque vous vous trouvez face à quelqu’un qui se trouve complètement incapable de sortir de ces schémas répétitifs invalidants, que faites-vous ? » La réponse m’a à la fois amusé et choqué: « je l’adresse à un confrère ».
Alors, cela veut-il dire qu’on peut se permettre d’avoir cette  posture avec pas mal de patients mais que ceux qui ne s’en tirent pas  comme ça n’ont que bien peu de chances de rencontrer un thérapeute qui  pourra leur montrer comment sortir de là… ?  Je trouve cela dommage.
Ou alors il faut reconnaître qu’on ne sait pas faire… et laisser les  psychiatres jouer les alchimistes et tenter de réaliser leur  « grand-œuvre » de transmutation du cerveau en esprit à l’aide de  décoctions de psychotropes.
Lors des 20 ans de l’IGB, Irène Bouaziz avait abordé cette question  en citant Mary Catherine Bateson : celle-ci disait que, comme Eugène  Herrigel, on peut éviter les « déformations impliquées par le but  conscient » et faire en sorte que « l’action devienne l’expression, non  plus de ce que l’on veut, mais de ce que l’on est. »
Je suis, une fois n’est pas coutume, entièrement d’accord avec elle.  Beau programme, en effet. Comment doit « être » un psychothérapeute qui  puisse être lui-même suffisamment sécurisé et pouvoir renoncer à exercer  un contrôle volontaire sur la vie de ses patients ? Je pense que la  réponse se situe dans la formation du thérapeute, dans son « calibrage »  au sens batesonien du terme (c’est-à-dire d’apprentissages  secondaires), par sa transformation processive en quelque sorte. Mais  quel genre de formation ?
La position que je défends aujourd’hui consiste à avancer que la formation technique est non seulement nécessaire mais capitale pour les thérapeutes et que le calibrage relationnel doit se construire en filigrane, et non « explicitement » afin de ne pas provoquer une situation paradoxale paralysante pour les stagiaires. C’est à ce propos-là que je voulais vous parler de Bateson et de ce que j’appellerai le « danger des non buts conscients ».
Le danger des « non buts conscients »
Pour introduire le sujet, je vais vous parler d’une histoire  intéressante à beaucoup d’égards et racontée par Bateson lui-même.
Un anthropologue connu, Sol Tax, travaillait avec un groupe d’Indiens  dans les environs d’Iowa City, il y a une vingtaine d’années ou un peu  plus. Les Indiens l’invitèrent à la Convention nationale de l’Église  indigène américaine, qui devait se tenir tout près d’Iowa City quelques  jours plus tard. Dans cette Église, le sacrement essentiel est le  peyotl, ce petit bouton de cactus psychédélique qui aide à susciter en  soi un état religieux. Or, l’Église indigène était passible de poursuite  à cause de son usage de ce qu’il est convenu d’appeler une drogue ; et  il apparut à Sol Tax qu’il pourrait aider les Indiens en filmant la  Convention et les rituels très spectaculaires qui s’y déroulaient : un  tel film pourrait, en effet, faire la preuve que cette cérémonie était  effectivement religieuse, et s’inscrivait donc dans le cadre de cette  liberté que le pays accorde constitutionnellement à la religion. Aussi  revint-il en toute hâte à Chicago où il s’était installé : il dût y  trouver un stock de pellicules, des caméras, un camion et des  techniciens. Il dit à son équipe de l’attendre à Iowa City pendant qu’il  parlementerait avec les indiens pour obtenir leur adhésion à son  projet. Or, dans la discussion qui s’ensuivit, entre eux et  l’anthropologue, Tax s’aperçut peu à peu que les Indiens…   « ne  pouvaient s’imaginer engagés dans cette affaire si personnelle qu’est la  prière face à une caméra. A mesure que chacun exposa ses vues, et pesa  le pour et le contre de ma proposition, la tension monta. Très vite, le  débat tourna autour de la question de savoir s’il fallait ou non  souiller une seule cérémonie afin de sauver l’Église. Personne ne dit  que l’Église n’était peut-être pas en aussi grand danger qu’on pouvait  le penser… Tous semblaient accepter le dilemme avec autant de courage et  de lucidité que les héros d’une tragédie grecque. [Tax] qui était assis  à un bout de la pièce, à côté du président de séance, écouta avec  fascination le discours des uns et des autres et, peu à peu, comprit  qu’ils préféraient en fait leur intégrité à leur existence. Ces  dirigeants, qui étaient pourtant beaucoup plus engagés politiquement que  les membres de leur Église, ne pouvaient se résoudre à sacrifier cette  nuit de prières si sacrée et si impatiemment attendue. Lorsque tout le  monde eut pris la parole, le président se leva, et dit que, si certains  désiraient que le film fût tourné, il ne s’y opposerait pas, mais que, à  son grand regret, il ne participerait pas à la cérémonie. Cette  intervention exclut naturellement toute possibilité de tournage. Le sens  de la réunion était clair. »
Jusque là, on reconnaît bien la manière un peu « moralisatrice » de Bateson. C’est la suite qui m’amuse et que je trouve intéressante pour notre propos. Il explique donc qu’il avait déjà raconté cette histoire en 1969, lors de l’ouverture du colloque de Burg Watenstein, en Autriche. Ce colloque, je vous le rappelle, avait pour thème : « Les effets du but conscient sur l’adaptation humaine ». Il y avait rassemblé une belle brochette de scientifiques, un peu sur le modèle des Conférences Macy qui avaient permis l’avènement de la cybernétique. Il y avait notamment Warren McCulloch, que Bateson admirait beaucoup. Le sujet consistait donc à discuter des dangers des buts conscients sur l’adaptation humaine et d’envisager d’autres façons d’intervenir. Permettez-moi de citer encore Bateson : « Le groupe était intéressant mais, pour ouvrir le colloque, je leur racontai l’histoire de Sol Tax, afin de leur désigner ce que pouvait être une aune de l’intégrité. […] Ma brochette de savants considéra l’anecdote et fut prise de panique. Ils pensaient que les Indiens étaient peut-être déraisonnables, ou faisaient de l’excès de zèle. « Plus royalistes que le roi », etc. Puis ils envisagèrent l’histoire dans son entier, mais d’un point de vue mondain, temporel. En fait, ma conférence tomba à plat. C’était le matin de la première journée et, après cet échec, nous nous efforçâmes de restaurer l’unité du groupe mais nous n’y arrivâmes jamais. »
Bateson avait complètement, et définitivement, plombé l’ambiance du groupe. En fait, ils étaient pratiquement dans une double contrainte : « Nous sommes ici parce qu’il y a urgence, le monde part à la catastrophe si nous n’intervenons pas pour mettre un terme aux agissements selon des buts conscients ; et, en plus, « l’aune de l’intégrité » est de pouvoir renoncer à la vie ! (« mourir pour des idées »?)
Double paradoxe : le colloque lui-même en était un, et l’incitation métaphorique de Bateson était en soi paralysante ! Dire qu’il « faut ne pas vouloir » est en soi un paradoxe, comme le paradoxe du lâcher-prise, d’ailleurs.
Ceci dit, je me demande ce qui se serait passé si Sol Tax était venu chez ses amis indiens un beau jour après une soirée un peu arrosée, et avait dit : « Ecoutez les gars on va prendre ces blancs à leur propre jeu et leur jouer un bon tour. Je vais filmer la cérémonie, on va tous rigoler un bon coup, et puis je montrerai le film aux autorités en disant que c’est une cérémonie sacrée et vous serez tranquilles à vie ! » La cérémonie n’aurait-elle pas pu être aussi sacrée à un autre niveau ? N’aurait-on pas tous jubilé de voir ça au cinéma à l’époque des westerns ? Un peu d’irrévérence…
Il est stupide de dire qu’un thérapeute ne veut rien pour son patient ; ou alors, il ne faut pas faire ce métier, parce que les patients, c’est quand même une aide qu’ils attendent. La relation est donc calibrée sur la demande implicite ou explicite du client. [D’ailleurs il est intéressant de remarquer que si la personne n’est pas cliente, la relation est déstabilisée puisque le thérapeute n’est pas « voulu » par le pseudo client].
Je pense qu’il faut profondément avoir envie d’aider les patients,  suffisamment pour avoir le courage de chercher sans cesse à améliorer  son travail. Désirer que chaque séance de thérapie soit la plus utile au  patient, la plus aidante possible. Quand on en a envie, il n’y a pas de  lutte intérieure, la volonté est au service de la motivation
…
La motivation n’est pas le produit d’une volonté réflexive, d’une  attitude recherchée par l’intellect, il s’agit d’un mouvement que l’on  ne peut qu’accompagner parce qu’il se situe au-delà de nous. C’est cela  qui est à la base de notre métier, ce qu’on ne peut expliquer de façon  « digitale », ce qui n’a pas de « cause », ce qui nous transporte… C’est  une chose que l’on découvre un jour ou en cheminant. Et ce qui va  rendre possible le bon calibrage de la relation thérapeutique et nous  inciter à rendre le meilleur service possible à nos patients. Alors,  comment leur rendre le meilleur service ?
Une formation multi-niveaux
Comme pour tous les métiers, je pense qu’il faut que  l’apprenti-thérapeute soit le plus au clair avec tous les aspects de son  travail. Pour faire bref, il doit acquérir des compétences  relationnelles, des compétences au niveau de la communication et des  compétences stratégiques. C’est à ces 3 niveaux que je situe la  technique. Et je pense que les 3 niveaux doivent être pris en compte en  parallèle, voire conjointement. Comme j’y reviendrai plus loin, vous  verrez que, pour moi, les compétences techniques reposent sur la faculté  de discrimination des informations, donc sur une observation plus fine  des interactions et la découverte de mécanismes alimentant les  problèmes ; ces informations nous orientent directement vers des  interventions qui débloquent ou contribuent à débloquer les patterns  redondants, les cercles vicieux.
D’un point de vue technique, il faut apprendre à la fois à :
– bien comprendre la dynamique relationnelle d’un problème alimenté par les tentatives de solution,
– savoir bien le reformuler dans des termes adaptés au patient et sur un mode incitatif et mobilisateur,
– bien comprendre les différentes facettes de la boucle de perception  – réaction, les différentes composantes : comportementale, émotionnelle  et la logique réflexive qui lui donne un sens,
– et disposer de suffisamment d’expérience dans ce type de patterns,  de redondances, et d’outils adaptés et généralisables, de recadrages, de  capacités d’utilisation des recadrages du patient, de « modèles  d’apprentissages libérateurs» (du style : comment amener quelqu’un à  affronter une peur ou à arrêter un doute obsédant), de prescriptions, de  paraboles, d’histoires, que sais-je, … donc avoir vu et/ou suivi  soi-même assez des situations diverses pour en déceler les similitudes  et en sortir avec une perception modifiée, donc « calibré autrement ».
– tout ceci à la fois… pour finalement se sentir en sécurité et  pouvoir se laisser prendre complètement par le patient et pouvoir  co-créer avec lui une nouvelle réalité « sur mesure » plus  satisfaisante.
Agir et non vouloir
Alors le thérapeute doit-il vouloir agir ou non ? Lorsque je lui ai  demandé les qualités d’un bon thérapeute, John Weakland m’a répondu :  « Savoir écouter et oser intervenir ».
Je pense que dans certains cas, le thérapeute doit effectivement agir, et pouvoir guider ; il arrive que la souffrance muette de l’autre nous conduise à réagir avec détermination. Certaines thérapies réclament un thérapeute courageux. Il faut pouvoir indiquer que certaines réactions aggravent les choses et donner les moyens d’arrêter ça, vite parfois quand la souffrance est grande. Du moins, c’est mon point de vue.
Cela demande-t-il de le vouloir ? Je pense que cela ne peut pas se vouloir ; cela ne peut se produire que si le thérapeute est réactif aux informations données par le patient. Et je pense qu’il ne le sera que s’il en sait suffisamment pour pouvoir percevoir le problème du patient. Quand on entre dans un processus de formation, on voit très bien cette évolution : au début on ne distingue rien et puis, progressivement, des distinctions apparaissent, des informations nouvelles recadrent nos perceptions et modifient nos réactions.
Et si nous pouvons vraiment nous sentir libre de tout tracas technique, nous pourrons alors vraiment nous soucier du patient. C’est cette rigueur, cette discipline que nous aurons dans notre travail, qui fera de nous de bons thérapeutes capables de « vaincre sans combattre »—, ou « sans rien vouloir d’autre que l’accomplissement de cette relation calibrée sur l’arrêt de la souffrance ».
 Ne rien vouloir n’est pas ne rien pouvoir
Je pense que beaucoup de psychiatres et de psychologues actuellement  ne veulent rien du tout pour leurs patients, ils ont abdiqué depuis  longtemps. Mais bien sûr, ce n’est pas de ce non vouloir-là qu’il est  question. Il y a quelques semaines, j’animais un premier module de  formation à Paris. Il y avait un jeune psychiatre, bien sympathique au  demeurant, qui, alors que j’évoquais le projet de « diagnostic  interactionnel », a fait une intervention provocante : « Oui mais on  sait que la plupart des patients guérissent tout seuls. Si on  n’intervient pas, l’histoire naturelle des troubles psychiatriques  montre que les problèmes finissent par se résoudre, alors la technique  dans tout ça… » Voulait-il me dire, lui aussi, qu’il faut savoir  attendre ? Cela ne m’aurait pas trop étonné de la part d’un psychologue  mais d’un psychiatre, cela me semblait incongru. Je me demandais s’il  avait déjà vu un service de psychiatrie. Je veux bien que des personnes  trouvent des solutions elles-mêmes mais alors que font tous ces pauvres  gens vivant dans des conditions révoltantes dans ces hôpitaux  psychiatriques ? Faut-il simplement considérer que ce sont les  « irrécupérables » ? Les seuls vrais patients, en quelque sorte puisque  les autres sont des « auto-guéris en sursis». Donc, les seuls vrais  clients de notre profession n’auraient finalement pas besoin de notre  aide. D’une certaine façon, on aurait de la chance lorsqu’on « guérit »  un patient : la chance qu’il soit venu nous voir pendant que la guérison  se passait ; il ne serait pas venu que ce serait pareil, il aurait  guéri de toute façon : la présence du thérapeute et la guérison n’aurait  rien de la relation causale, simplement une corrélation, quelque chose  comme ça.
Si vraiment c’était le cas, alors il serait bon que cette profession  de « profiteurs de la misère des autres » disparaisse à tout jamais.  Quant à moi, je trouve dommage que certains doivent ainsi dénigrer leur  travail. Je ne crois pas qu’il soit bon pour nous de réagir comme ça, ni  pour les patients d’ailleurs. Quelle relation thérapeutique cette  attitude peut-elle induire ?
Donc je dirai, en conclusion, que c’est seulement lorsqu’il sait  comment aider son patient que la position de « non vouloir » du  thérapeute peut revêtir un intérêt pour le patient. Quand il ne craint  pas ce qui peut advenir en séance, alors il peut se permettre d’attendre  que l’autre trouve, parce qu’il pourra aussi lui faire savoir, par des  recadrages ou des interventions induites par l’interaction, qu’il  cherche dans la mauvaise direction ou le sortir des impasses lorsqu’il  ne voit aucune direction. Ne pas vouloir, c’est aussi ne pas vouloir  qu’il s’enfonce dans les problèmes en le laissant s’y noyer… et cela  demande un savoir-faire technique sans cesse plus pointu. Les  distinctions amènent une meilleure perception, plus différenciée, qui  conduit à une meilleure réactivité, une réaction plus adéquate en  fonction du calibrage de la relation.
L’écoute n’est pas donnée d’emblée. Si le thérapeute n’a pas l’esprit  orienté vers  certaines distinctions, il ne les perçoit tout simplement  pas.
Je pense qu’il est donc essentiel d’apprendre à repérer les patterns,  à en déceler les diverses composantes, en différencier les  particularités. On n’aborde pas les compulsions de « réparation » comme  les rituels propitiatoires, une dépendance basée sur la recherche du  plaisir ou sur l’évitement de la souffrance, on ne traite pas un manque  de confiance en soi fondé sur des expériences de rejet antérieures ou  sur la crainte anticipée de rejets relationnels, etc.
Nous exerçons un métier. Un métier un peu particulier peut-être, mais  un métier quand même. Et ce métier, comme tous les métiers, demande du  savoir-faire et je pense vraiment que si l’on insiste autant sur le  savoir-être, dans notre profession, c’est parce qu’on y manque  cruellement de savoir-faire technique.
Alors, Irène Bouaziz demandait, il y a 2 ans à Liège : Doit-on s’inquiéter de la mise au point de techniques thérapeutiques avancées de plus en plus efficaces pour atteindre des objectifs précis, comme Bateson s’inquiétait des technologies modernes ? Ma réponse est clairement « non ». Je pense qu’on doit, au contraire s’en réjouir. Une technique « efficace » est une bonne technique. Une technique utilisée de façon brutale ou irrespectueuse n’est pas une bonne technique parce que, fondamentalement, elle n’est pas efficace, elle n’aide pas le patient.
 L’évolution de mon travail
Comme je vous l’ai annoncé au début, mon travail a beaucoup évolué  ces dernières années. Je distinguerai plusieurs points : les  distinctions nouvelles qui sont apparues depuis ce que j’appelle le  « déploiement des tentatives de solution » et ses implications au niveau  émotionnel et réflexif, la précision nouvelle qui en découle pour la  « problématisation », le travail sur les objectifs et, enfin, le projet  d’alternative au DSM (Manuel  diagnostic et statistique des troubles mentaux  voir wikipedia) que nous élaborons en ce  moment.
Le « déploiement » des tentatives de solution
Je vous rappelle que, pour l’équipe de Palo Alto, les tentatives de  solution sont les efforts délibérés et volontaires du patient (et ou de  l’entourage) pour sortir de son problème.
Cela nous orientait vers la recherche de comportements intentionnels — que l’on pouvait d’ailleurs rapprocher des fameux « buts conscients »  chers à Bateson. Mais que cherche à faire quelqu’un qui a peur pour ne  plus avoir peur ? On dit que l’évitement est la tentative de solution  mais il n’évite pas « pour ne plus avoir peur », il évite parce  qu’il ne sait pas quoi faire d’autre ; beaucoup de couples ne font  « rien » pour que ça s’arrange parce qu’ils sont en colère ; etc.
Il est donc apparu que, dans pas mal de situations, il n’y avait pas  d’efforts volontaires pour résoudre le problème. Mais il y avait des  réactions émotionnelles qui forçaient, d’une certaine manière, la  personne à réagir de telle ou telle manière. Or, on ne peut parler de  tentatives de solution « involontaires »… Cela fait quelques années déjà  que je me débats avec ce problème. Je me rendais compte que je  travaillais autrement mais je continuais à parler de mon travail en  évoquant l’ancienne « grille ». C’est en réalisant que je développais de  plus en plus la notion de feed-back lorsque je parlais de la  cybernétique que j’ai finalement compris que ce dont je parlais lorsque  j’évoquais les « tentatives de solution », en fait, c’était du feed-back  négatif, tout simplement. Donc, de la réaction globale qui résultait de  la perception du problème. Et cette réaction présente diverses  composantes : des comportements, volontaires ou non, mais aussi des  réactions spontanées liées à l’émotion ressentie face à la  situation-problème et, de plus, des réactions au niveau réflexif,  notamment des ruminations mentales, un questionnement incessant, des  pensées obsédantes, etc.
Du coup, je me suis senti infidèle au MRI mais plus en accord avec le  mécanisme fondamental de régulation des interactions, le feed-back. Ces  nouvelles distinctions m’ont ouvert d’autres pistes pour « bloquer »  les réactions inadéquates, notamment l’utilisation de techniques  spécifiques pour débloquer les composantes émotionnelles et réflexives  de ces réactions.
Nous avons donc appris à mieux identifier les émotions ressenties (la  honte, la culpabilité, le dégoût, etc.) et à tenir compte de l’effet «  amplificateur de problèmes » de la pensée réflexive. Et je vous assure  que l’effet peut être impressionnant (et pas forcément redoutable),  notamment dans le traitement des personnes déprimées ou bloquées par la  peur.
J’ai appris à ne pas sous-estimer l’importance des réactions homéostatiques… Pour moi, les recadrages ne suffisent pas toujours ; les ornières émotionnelles sont trop profondes, le circuit cybernétique trop bien rôdé. Souvent, quand l’anxiété est trop importante, la relation ne peut s’apaiser que si le thérapeute peut décrire le problème avec toutes ses composantes, l’aspect émotionnel, les croyances et les conduites cognitives et les tentatives de solution. Il me paraît tellement important de comprendre la logique suivie par la personne, la façon dont celle-ci conduit à retomber sans cesse dans les mêmes travers, etc. Je me souviens d’avoir traversé moi-même une situation difficile et d’avoir, à cette occasion, consulté quelques confrères thérapeutes brefs et je me souviens de ma déconvenue lorsque l’un d’entre eux m’a proposé une tâche — tout à fait « juste » par rapport à mes tentatives de solution — mais que la peur m’empêchait tout simplement de mettre en œuvre. Je garde encore le goût de la défaite supplémentaire lorsque j’ai constaté que je n’étais même pas capable de faire ce qu’on me proposait. Je pense que, dans bien des cas, les patients sont incapables de trouver la sortie eux-mêmes parce que leurs émotions et leurs pensées les conduisent à tourner en boucle dans le problème.
Le travail sur les objectifs
Nous avons aussi enlevé de la « grille » la question sur l’objectif  minimal pour en faire un outil de travail, une technique plutôt qu’une  étape nécessaire de la thérapie, un peu comme le travail sur les  exceptions inspiré par De Shazer ou encore la technique des échelles.
Pour quelles raisons ?
D’abord pour ne pas devoir se battre contre des attentes utopiques  qui peuvent entraver le travail. De plus, l’objectif défini est souvent  déterminé par la situation actuelle du patient et, comme « on voit le  futur avec les yeux du présent… », quand le regard est obstrué par des  redondances qui forment des œillères l’objectif proposé n’a que peu de  valeur et peut rigidifier l’évolution du travail. En fait, je m’aperçois  que je choisis bien souvent d’attendre un peu avant d’envisager cet  engagement que constitue la définition d’un objectif par le patient,  notamment qu’une bonne reformulation opérationnelle du problème ait pu  libérer le patient de son aveuglement.
Car on sait que l’intellect n’est qu’un pantin. Il est passé maître dans l’art de tromper et de se tromper lui-même. On sait à quel point on peut rationnaliser ce qui ne nous convient pas. On est capable de se dire qu’on n’a même pas peur alors qu’on crève de trouille, qu’on est bien comme on est, parce qu’on ne sait pas comment faire pour aller mieux, qu’on veut garder son ou sa partenaire quoi qu’il ou elle fasse parce qu’on est épouvanté à l’idée d’être seul… Que valent les objectifs définis par des personnes qui, écologiquement, se sont résignées sous le joug des symptômes ?
Ceci dit, la recherche d’un objectif reste un outil intéressant que j’utilise quand la situation le réclame, notamment pour amener le patient à faire le tri entre difficultés et problèmes (« Qu’attendez-vous de ces entretiens ? », « Comment pensez-vous que cette thérapie peut vous aider ? »), ou pour amener quelqu’un à sortir d’une certaine confusion globalisante, ou encore avec quelqu’un qui est bloqué par une croyance limitante, etc.
La mise en évidence de grands « patterns »  de tentatives de solution 
Ceux-ci devraient permettre la mise au point d’une alternative  interactionnelle au DSM. Comme vous le savez peut-être, c’est ma  préoccupation essentielle à l’heure actuelle et le grand projet de  recherche de toute l’équipe de l’IGB. Je pense que nous devons offrir  une alternative à ce qui sert de référence aux psychiatres et qui repose  sur une épistémologie différente. Je sais bien qu’on ne résoudra pas  tous les problèmes de cette façon. Je sais que certains s’empareront des  techniques sans tenir compte des aspects communicationnels et  relationnels de l’approche et que, par conséquent, ils pourront  « prouver » que cet outil est inefficace, je sais que cela nous mettra  certains médecins et les firmes pharmaceutiques à dos… Je sais tout cela  mais je reste néanmoins persuadé que c’est ce que je dois faire, non  pas pour ma gloire personnelle ou pour défendre l’approche de Palo Alto,  simplement parce que cela s’impose à moi comme une évidence : j’ai  plutôt l’impression que ce projet est bien au-delà de ma personne, et  que je n’en suis que le véhicule… Sensation bizarre mais puissante et  sécurisante. En tout cas au-delà du but conscient…
Merci de votre attention.
La citation de Bateson et les notes de Sol Tax proviennent de : G. Bateson et M.-C. Bateson, La peur des anges, Editions du Seuil, Paris, 1989, pp 102, 103 et p. 107.
© J.-J. Wittezaele/Paradoxes
 
					