Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Nathalie VALLET-RENARD, praticienne de l’accompagnement.

Le nombre de personnes en activité professionnelle touchées par un cancer et les difficultés tant pour elles que pour le collectif de travail au moment de leur retour, posent désormais la question de l’accompagnement de cette étape.
Nous suivrons le parcours de Nadia qui revient à son poste de travail après un an d’absence et que j’ai abordée avec Palo Alto.

Nathalie Vallet-Renard /©Paradoxes

Je suis praticienne de l’accompagnement et j’ai co-créé en 2013 l’association Entreprise et Cancer[1] qui vise à aider les entreprises dans les situations impactées par un cancer, avec une approche systémique. Nous nous adressons à la fois à la personne concernée et au collectif de travail, les managers, les collègues, les responsables ressources humaines, et nous impliquons le médecin du travail.
En complément de l’association, j’ai démarré une thèse en philosophie, avec une mention éthique, dont le sujet est : « Cancer, performance et vulnérabilité en milieu professionnel. » Ce que je vais vous présenter, le retour au travail de Nadia, illustre des réflexions que je mène dans le cadre de ma thèse.
J’ai envie de partager avec vous mon questionnement sur ce que l’on appelle l’éthique du Care et voir comment, peut-être, cette éthique et le modèle de résolution de problèmes de Palo Alto peuvent se rencontrer voire se compléter, mais aussi parfois diverger.

Ce sont deux approches de la relation. Pour autant, la comparaison n’est pas si pertinente que cela, les éléments n’étant pas si comparables. Il s’agit donc plutôt de s’interroger que de comparer. Cependant dans ces deux approches il y a pour moi un questionnement philosophique, une attitude commune.

Pourquoi parle-t-on de retour au travail après un cancer ?

Il y a encore trente ans en France, lorsque survenait un cancer, la personne décédait, ou survivait, mais sans pouvoir revenir au travail. L’inaptitude était prononcée. Avec les progrès de la médecine et les dépistages, le retour au travail est un sujet dont les entreprises s’emparent.
En France 350.000 personnes apprennent chaque année qu’elles ont un cancer. Un tiers est en activité professionnelle au moment de l’annonce. En prenant en compte les aidants naturels, la durée et les effets indésirables des traitements, ce sont 500.000 personnes qui, à date, sont concernées par notre sujet. Sachant que 80% des personnes touchées dans leur corps viennent au travail dans les deux ans qui suit l’annonce.
Où est le problème ?
Avec le départ de la personne pour le temps des soins, il y a une désorganisation du travail. Lorsqu’elle revient, se pose encore mais autrement une problématique d’organisation, d’équité, de conciliation entre performance et vulnérabilité. C’est aussi la question de la place de la maladie en milieu professionnel qui n’est pas d’emblée un lieu de l’intime.
Pour les personnes concernées, la question est : dire ou ne pas dire son cancer, à qui le dire, pour en attendre quoi ? Qu’est-ce qui sera fait de cette parole ? Pour les collectifs de travail, les organisations, la question de la parole se pose également : comment en parler, le faut-il, et jusqu’où peut-on aborder le sujet ?
Dire ou pas, quoi et comment, c’est la question de la relation qui est en jeu, raison première pour laquelle les entreprises font appel à Entreprise et Cancer.

L’histoire de Nadia

Nadia travaille dans une grande entreprise d’assurances. Elle s’est absentée un an pour se soigner et revient sur son poste de travail.
La Responsables RH et Qualité de vie au travail m’appelle : « Le problème, c’est que Nadia revient après 1 an d’absence, et des traitements de chimiothérapie. Elle veut revenir à temps complet. Mais son poste de travail a bougé, l’organisation a bougé, elle n’a pas le même manager, l’outil informatique a bougé. Donc tout le monde s’inquiète. » La vie des entreprises… « Comment va-t-elle faire, comment va-t-on faire pour la réintégrer, l’accueillir à nouveau dans son environnement professionnel ? » J’échange avec mon interlocutrice, puis avec les deux managers de Nadia et je propose que celle-ci me contacte.
Sauf que… Nadia n’a pas de demande : « Je ne veux pas qu’on me parle de ça, je ne veux pas qu’on m’en parle » dit-elle à son manager. « Pour moi, c’est comme avant. D’ailleurs il n’y a pas d’avant, pas d’après, je suis comme vous m’avez connue et je reviendrai à plein temps ». Le médecin du travail l’a cependant convaincue de revenir à temps partiel thérapeutique, sur un mi-temps. Je dis alors à l’entreprise qu’en l’absence de demande de Nadia, je ne vais pas plus loin. L’inquiétude est palpable, même au téléphone.

Un mois et demi plus tard…

Les Rh se tournent vers moi. Nadia ne va pas bien, elle est extrêmement fatiguée. Elle est d’accord pour me rencontrer. Il faudra encore un mois et demi pour qu’elle vienne vers moi, non pas en m’appelant mais en demandant mon email : « Je ne peux pas parler, je serais plus à l’aise si je pouvais lui envoyer un email ». Au bout de tout ce temps, j’avoue ne pas y croire. Néanmoins, Nadia m’écrit, son histoire, ses difficultés. Elle m’énonce ainsi son problème : « J’ai été arrêtée un an pour soigner un cancer. Cela fait trois mois que je suis revenue à mon travail, j’ai pu reprendre mon poste. La fatigue reste encore mon principal sujet de préoccupation sachant qu’elle joue sur mon humeur. La gestion des émotions est un sujet, j’ai un effet « montagnes russes » émotionnelles. Peut-être pourrez-vous m’apporter votre retour d’expérience concernant la gestion des émotions post reprise. » Elle me demande de « lui donner quelques conseils pratiques, le but étant de retrouver un certain équilibre émotionnel ». Nous avons là, une problématique et un objectif même s’il faudrait les explorer davantage. Néanmoins, il n’y a rien là en lien avec son environnement professionnel et nous ne sommes plus sur le moment du retour au travail puisque cela fait trois mois qu’elle a repris. Je lui réponds par email et la confiance se crée ainsi, également parce qu’elle a regardé le site de l’association et vu tous les témoignages. Elle s’est reconnue.
Puis Nadia accepte que l’on se parle. A l’issue de notre échange, Nadia confirmera son souhait de poursuivre les entretiens. Et arrive l’été. J’adresse un devis à l’entreprise et je comprends qu’il faut attendre la rentrée pour enclencher l’accompagnement. Pendant deux mois, Nadia et moi n’avons aucun échange.
A la rentrée, la Rh me dit que Nadia n’a plus besoin d’échanger avec moi, qu’elle va bien et ne veut plus que l’on parle du sujet. Comme j’ai l’impression que les choses ne sont pas terminées, je lui écris un mot : « Voilà ce que j’ai entendu de votre Rh, voulez-vous que nous en parlions ? J’aimerais un dernier échange avec vous. » Nadia me répond que tout va bien, qu’elle est revenue depuis un moment et que finalement elle n’a plus besoin que nous échangions. J’accepte, évidemment.

Il y aurait beaucoup à dire déjà sur cette séquence au regard de Palo Alto, sur la demande, de qui elle émane. Le fait que Nadia – la principale intéressée – n’en n’a pas. Le fait que lorsque j’échange avec elle il n’y a pas grand-chose autour de son environnement professionnel qui ressorte. Le fait que les échanges s’interrompent avec l’été presque sur un malentendu, cette espèce de clôture à mon initiative avec une tripartite qui n’en est pas une.

L’éthique du care

C’est là que je voudrais vous parler de l’éthique du care. Née aux Etats-Unis dans les années 1880 – on parle des éthiques du care car il y a plusieurs courants – c’est Carol Gilligan qui en parle en premier. J’emploie ce mot anglais car il est difficilement traduisible en français sous un seul vocable. Il dit le soin et la sollicitude.
Cette philosophie relève d’abord d’une approche politique, inspirée des théories de la justice, portée par des féministes, qui se sont rendues compte à quel point les femmes, dans le monde entier, prennent soin des autres. Le care est ubiquitaire. Mais tout ce travail de soin à l’égard des enfants, des personnes âgées, de l’Autre, tout ce travail qui n’est pas vu comme un travail, qui est considéré comme la vie du quotidien, son ordinaire, est aussi un travail de l’ombre. Quand le soin s’exerce comme une profession (femme de ménage, femme de chambre, aide-soignante, etc), il est souvent mal valorisé, en tout cas financièrement.
Joan Tronton, qui a écrit Un monde vulnérable[2], a défini quatre phases du care. Je propose que nous les regardions avant que je n’ose un regard critique.

  1. Dans la première phase, il s’agit de se soucier de l’autre. Lui porter une attention. Et J. Tronto ajoute qu’à ce moment-là il faut détecter les besoins de la personne.
  2. Dans la deuxième phase, après avoir détecté les besoins de celui ou celle qui est plus vulnérable que moi, je vais devoir le prendre en charge, lui et son besoin. Je dois déterminer, parce que je suis responsable du plus vulnérable que moi, les actions qui l’aideront au regard de sa situation.
  3. La troisième phase, c’est le prendre soin, le contact direct avec l’Autre, l’acte technique et la relation au-delà de la technique. L’acte peut être réalisé par la personne qui a détecté le besoin ou par une autre, en fonction des compétences requises.
  4. Enfin, la quatrième phase, ce que J. Tronto appelle « le recevoir le soin » et que nous pourrions appeler l’accusé de réception, le feed back du bénéficiaire du care.

Un processus à la fois intéressant, à la fois d’une pauvreté terrible parce qu’il décortique les choses avec une froideur abyssale. Revenons alors sur les quatre phases.

Concernant la première, le souci pour autrui, qui est vraiment décrite comme la phase de détection du besoin de l’Autre, chez Palo Alto je ne pense pas que nous soyons là pour cela. A l’inverse, nous partons d’une demande. Ainsi, lorsque j’interviens en entreprise, auprès d’une personne en situation de travail et avec toutes les fragilités qui peuvent l’accompagner, je suis avec une personne qui est en capacité de travailler. Il n’y a pas d’extrême vulnérabilité et je favorise son autonomie et sa responsabilité. Je ne suis pas en position haute par rapport à elle, je n’ai pas de pouvoir sur elle.

Dans la deuxième phase du care, le prendre en charge, c’est justement ce que je m’efforce de ne pas faire. J’essaie d’être dans une relation d’égalité en termes de positionnement. On dit souvent « position haute sur le cadre, position basse dans la relation ». Je ne suis pas là pour décider pour l’autre de ce qu’il faut faire ni des moyens à mettre en œuvre, j’associe toujours la personne à ma proposition, et nous l’affinons ensemble. Nous sommes dans un échange. D’où le respect que j’ai face à la décision de Nadia lorsqu’elle dit qu’elle ne veut pas être accompagnée.  « Et si Nadia avait raison ? » ai-je dit à son management et à la responsable Rh. « Et si on lui faisait confiance ? »
Dans la troisième phase, le prendre soin, nous sommes praticiens de l’accompagnement, c’est une façon de prendre soin du monde et des autres.
Sur le recevoir enfin, la quatrième phase, ce n’est pas au dernier moment, à la fin de l’action que je vais m’inquiéter de la façon dont cela s’est passé pour la personne. C’est dans l’interaction, dans l’échange permanent que je m’ajuste en fonction de ce qui lui fait du bien, de ce qui est pertinent, de ce qui lui est utile. Sinon je ne ferai que dérouler un process, qui peut être la demande de l’entreprise, quand elle cherche à élaborer un dispositif de retour au travail, pour que le même bénéficie à tous.

Je crois à l’inverse que dans les situations de fragilité, la réponse est dans la singularité. C’est ce qui vient gêner l’entreprise, pour des questions d’égalité, plus que d’équité, de normativité. Cela n’empêche pas de (re)connaître le cadre et les limites de l’entreprise qui par exemple n’est ni le médecin, ni le psychologue de la personne.
Voici la définition que donne J. Tronto de son éthique du care :

« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre monde, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. »

Il s’agit donc de prendre soin du monde pour le maintenir ou le rendre habitable.

Si je tente de montrer les différences entre le modèle de résolution de problème de Palo Alto et l’éthique du care et même si faire cette comparaison manque de pertinence, le point commun reste une approche relationnelle soutenue par une intention éthique.
Cela n’empêche pas quelques grandes différences : un modèle de résolution de problème d’un côté, une philosophie appliquée et impliquée de l’autre ; une intervention stratégique brève d’un côté et pas de stratégie de l’autre ; un problème chez Palo Alto qui permet de définir un objectif, tandis que dans le care on s’empare du besoin supposé de l’autre ; le constructivisme du côté de Palo Alto et un engagement moral du côté de l’éthique du care, avec ce qui est bien ce qui est mal presque de façon universaliste. On accompagne sans vision pathologisante chez Palo Alto, à l’inverse du care où l’un des problèmes que soulève la prise en charge, notamment dans le soin, c’est que ce n’est jamais assez : on n’en fait jamais assez pour les autres. J. Tronto parle ainsi du « tragique du travail ». Enfin, le modèle de Palo Alto insiste sur l’expression d’une demande même s’il faut la préciser tandis que du côté du care la personne vulnérable appelle d’emblée, et parce que nous sommes responsables, la reconnaissance de ses besoins.

Pour ma part, je vois dans le modèle de Palo Alto quelque chose de l’ordre d’un mouvement vers, dans la réciprocité, une forme d’égalité, alors que si l’on parle de prise en charge, on se place en position haute, avec un message implicite de l’ordre de « je sais ce qui est bien pour toi ».

Retour vers Nadia

Nadia va bien. Elle est toujours dans son entreprise, à son poste. Elle travaille désormais à trois quarts temps. Elle a la chance d’être dans une entreprise et/ou un service où l’on a fait attention à elle, où ses deux managers ont suivi son retour au travail en passant du temps formel et informel avec elle et l’équipe. Cela contribue à de bonnes conditions de reprise. Il n’y a alors quasi pas à intervenir. Mon rôle finalement a été de rassurer les managers et la responsable qualité de vie au travail qui, pétris de bonne volonté, restaient dans le désarroi et cherchaient comment agir. Je suis restée le plus possible en retrait.
L’utilisation du modèle de Palo Alto nous protège de la tentation d’une prise de pouvoir sur, en interrogeant la personne sur sa demande, son problème. Je suis formée à cette approche depuis une dizaine d’années. Je la pratique sans doute mal mais je l’apprécie énormément, même si je la trouve très exigeante. Le care est une approche qui fait partie de nos vies. Cependant pour rendre le monde habitable, et soutenir la vie, il nous faut faire attention les uns aux autres. C’est cette éthique de l’attention, et ce que signifie la qualité de la relation, que je travaille dans ma recherche.

Pour citer cet article : Nathalie VALLET-RENARD. Palo Alto et l’éthique du Care : regards croisés autour du retour au travail après un cancer
Communication à la XVIIème journée de Rencontre de Paradoxes, le 20 octobre 2018.

[1] www.entreprise-cancer.fr

[2] Tronto, Joan, Un monde vulnérable, pour une politique du care, ed. La Découverte

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