Thérapie Brève et Intervention Systémiques (modèle de Palo Alto)

Communication à la XVIIIème journée de rencontre de Paradoxes, le 12 octobre 2019
Irène Bouaziz, psychiatre

Si nous savons tous (implicite : si vous ne le savez pas, vous êtes inculte) que tout message contient, en plus de l’information explicite qu’il véhicule, plusieurs messages implicites, nous avons aussi tendance à l’ignorer quand ça nous arrange (implicite: ce qui n’est pas bien).
Les axiomes de la communication énoncés par les chercheurs de Palo Alto nous rendent attentifs à l’une des catégories d’implicites : les injonctions (implicite : si vous souscrivez à l’approche de Palo Alto, vous devez être attentif à l’ordre contenu dans tout message). Avec un peu d’expérience (implicite : au début ce n’est pas évident), leur prise en compte devient un atout précieux dans la stratégie d’intervention. Mais le risque est grand de négliger les autres implicites, en particulier ceux qui qualifient notre interlocuteur. Et malheureusement, l’usage d’une stratégie paradoxale, ne préserve pas, loin de là, des dégâts que peut faire un implicite dévalorisant pour notre interlocuteur (implicite : si vous ne voulez pas disqualifier vos interlocuteurs, venez écouter mon intervention).

S.1 E.1 Anecdotes introductives

Vous êtes courageuse, dit le médecin à sa patiente au réveil de sa quatrième opération pour un cancer.
Pourquoi dites-vous ça, j’aurais dû me laisser mourir ? répond Marie, furieuse.
J’étais interloquée. Comment Marie avait-elle pu prendre aussi mal les paroles bienveillantes de son médecin ? Chez les psychiatres, on aura vite fait de cataloguer Marie dans la case « personnalité sensitive » … un genre de paranoïa légère où on a tendance à tout interpréter négativement.

IB, XVIIIe Rencontre
©Paradoxes

Pourtant, quelques années plus tard…
Quand Luc monte difficilement les trois marches qui conduisent à mon cabinet, je me dis, en l’invitant à entrer, qu’il est bien courageux. Luc est infirme moteur cérébral. Sa démarche chaotique avec ses béquilles et son corps tordu font peine à voir. En s’installant péniblement dans le fauteuil, il m’explique que cela n’a pas été facile pour lui de venir en métro, mais qu’il a été, une fois encore, exaspéré par la réflexion d’un autre voyageur. J’imagine, avant qu’il n’en dise plus, que celui-ci s’est moqué de lui. Mais, à ma grande surprise, Luc précise : « encore un qui m’a dit « vous êtes courageux !», que veut-il dire, que je devrais me tuer ? »
Des années après, en repensant à cet échange, je suis toujours contrite d’avoir eu la même pensée que le voyageur qui a blessé Luc… je n’avais jamais imaginé que cette réflexion, valorisante dans mon esprit, pouvait contenir un tel sous-entendu et donc être perçue comme cela. Et pourtant, en y réfléchissant bien, ne m’étais-je pas fugacement posé la question en voyant Luc : aurais-je supporté de vivre si j’avais souffert d’un tel handicap ?

S.1 E.2 Parano et définitions

Vous allez me trouver un peu parano, mais depuis, je vois des implicites partout.
Est implicite dans une phrase tout ce qui n’est pas dit explicitement et que l’on doit déduire.

IMPLICITES DEFINITIONS

Par exemple, quand je vous dis, ici et maintenant, « vous allez me trouver un peu parano », la demande implicite que je pense vous adresser est : « rassurez-moi, dites-moi que je ne suis pas parano ». Mais, comme c’est le récepteur qui donne le sens au message, il est bien possible que vous ne l’entendiez pas ainsi et que vous pensiez au contraire que j’attends que vous confirmiez mon diagnostic.
La phrase : « il est bien possible que vous ne l’entendiez pas ainsi », comporte en implicite, entre autres, qu’il est possible que vous l’entendiez ainsi. Et l’expression « entre autres » implique que l’on peut entendre encore d’autres implicites.

Et ainsi de suite, ad infinitum.

Drôle de jeu, n’est-ce pas ?

Pourtant, les implicites sont incontournables dans le discours. Tout message comporte des implicites, certains dépendent du contexte, les sous-entendus, d’autres n’en dépendent pas, ils découlent d’un mot de la phrase : les présupposés.
On apprend cela à l’école, puis on l’oublie et on vit avec… plus ou moins bien.
La plupart du temps, on s’en arrange, c’est-à-dire qu’on entend les implicites que l’on veut, ceux qui nous conviennent, et on ignore les autres. Mais parfois les implicites font mal. Soit parce qu’ils sont, mine de rien, blessants, soit parce que le désaccord entre le sens donné par l’émetteur et celui donné par le récepteur génère un conflit.
Si on apprend à comprendre les implicites dès l’école primaire, c’est à l’École de Palo Alto que l’on découvre une catégorie particulière d’implicites bien dérangeante : « les commandements ».

IMPLICITES PA

Gregory Bateson, l’anthropologue dont les travaux ont inspiré l’approche de résolution de problème dite de Palo Alto, s’appuyant sur la théorie mathématique de la communication de Shannon et Weaver, a fait remarquer que chaque message a deux sortes de significations. D’une part un rapport sur des évènements antérieurs et d’autre part un commandement pour des évènements à venir. Et cela se passe dans toute communication, pas seulement entre les êtres humains.

« Quel que soit le genre de communication que nous prenions en considération, que ce soit la transmission d’impulsions dans un système nerveux ou bien la transmission de mots dans une conversation, il est évident que chaque message qui transite a deux sortes de « signification ». D’une part, ce message est un énoncé ou un rapport sur des événements d’un moment antérieur et, d’autre part, c’est un commandement -une cause ou une stimulation pour des événements à un moment ultérieur. »
BATESON G., RUESCH J., .Communication et société, Information et codage,page 205, Seuil, Paris, 1988

Les membres de l’équipe du Mental Research Institute, dans leur tentative de vulgarisation des idées de Bateson ont, dans « Une logique de la communication », opéré un étrange gauchissement, selon le terme d’Yves Winkin, en transformant « rapport » en « contenu » et « commandement » en « relation ». Ils formulent le 2ème axiome de la communication ainsi : « Toute communication présente deux aspects : le contenu et la relation ».
Parler de « relation » au lieu de « commandement » a pour regrettable effet d’évacuer la dimension injonctive contenue dans tout message. Le commandement ou l’ordre ou l’injonction ou encore la demande si on veut atténuer l’effet autoritaire, contenu dans tout message est pourtant la clé de voute de la stratégie de l’approche de Palo Alto.

S.1 E.3 Parano – démonstration

Nous voilà bien. Impossible de dire quoi que ce soit sans que notre interlocuteur n’entende, entre les lignes, sous ou derrière nos mots, même les plus prudemment choisis, des choses que nous ne disons pas.
Une partie de ces implicites ne pose pas de problème particulier, sauf s’ils ne sont pas entendus : ce sont les présuppositions. Leur sens ne se discute pas.
« Je me suis encore mise en colère », présuppose que je me suis déjà mise en colère auparavant. Quelqu’un de peu attentif qui n’entendrait pas cet implicite pourrait m’agacer en me questionnant de manière inopportune sur le mode : « Cela vous est-il déjà arrivé ? ».

Mais les autres implicites, les sous-entendus, sont un peu comme des mines sur lesquelles nous risquons de marcher à chaque mot que nous prononçons. D’une part parce que, bien souvent, nous n’avons même pas conscience du fait que notre message comporte un sous-entendu et d’autre part parce que, si nous en avons conscience, le destinataire de notre message risque de ne pas entendre le même implicite que celui que nous avions en tête. Enfin, comme le sens de ce type d’implicite dépend du contexte, à un autre moment ou à un autre endroit, le même message peut être compris tout à fait autrement.

Par exemple si je vous dis, ici et maintenant, c’est à dire dans le contexte de cette journée de rencontre : « Je suis épuisée », vous pouvez entendre les deux catégories de sous-entendus : des ordres et des non-ordres.
Parmi les injonctions, qui, rappelons-le sont toujours contenues dans tout message, peut-être comprendrez-vous que je vous dis :

  • Dites-moi que cette journée valait la peine de s’épuiser
  • Compatissez
  • Soyez indulgents avec moi
  • Ne posez pas trop de questions
  • Ne faites pas de bruit pendant que je parle

Et parmi les implicites qui ne sont pas des injonctions, peut-être entendrez-vous un compliment :

  • Vous avez mis une ambiance du tonnerre

Ou au contraire des reproches :

  • Vous avez été fatigants
  • Vous, vous n’êtes pas aussi fatigués que moi
  • Vous, vous ne vous êtes pas fatigués

Dans cette énumération d’implicites, il est probable que certains ne vous soient pas du tout venus à l’esprit, vous paraissent même absurdes et que vous en ayez entendu d’autres, qui ne me sont pas du tout venus à l’esprit.
Rappelons que dans un autre contexte, ces mêmes trois mots : « Je suis épuisée », peuvent sous-entendre tout autre chose. Chez un médecin : « Soignez-moi », en promenade avec un ami « Faisons une pause » ou « Rentrons », le soir à la maison : « Fais donc la vaisselle » ou « Fais-moi un massage » ou « Pas ce soir… » Et toute à l’heure, à certains d’entre vous quand nous repartirons : « Aidez-moi à porter mes affaires ».

S.1 E.4 La médaille et son revers

L’implicite a des avantages et des inconvénients :

IMPLICITES +et-

Pour l’émetteur du message, l’implicite permet de dire certaines choses de façon indirecte, sans prendre trop de risques. Mais l’implicite fait courir le risque que le message entendu ne soit pas celui que l’émetteur voulait adresser. Pour éviter cela, la seule solution est d’être aussi explicite que possible, sachant que même un message explicite contient des implicites.
Pour le récepteur du message, l’implicite permet de ne pas entendre, volontairement ou non, ce qui dérange. Mais l’implicite risque aussi d’agir sans que le récepteur n’en ait conscience ou, dans les cas où il le remarque, limite ses possibilités de se défendre. On se défend plus facilement face à une agression explicite.

Prenons un thème à la mode : Justine se plaint à son amie Françoise de sa vie stressante. Françoise, amie bienveillante, pense l’aider en lui disant « Tu devrais essayer la pensée positive. » et Justine s’offusque : « Tu veux dire que c’est de ma faute si je vis mal la situation ? ». Françoise peut alors répondre : « Je suis désolée, ce n’était pas du tout mon intention » ou au contraire : « Je n’ai jamais dit ça, c’est toi qui interprètes, tu es parano ».
Mais, le plus souvent, Justine, qui est en détresse, n’ose rien répondre à Françoise, n’étant pas certaine du sens à donner à l’implicite de la réflexion de son amie. Pire, elle peut même ne pas être certaine d’être blessée.

Les discours psychologisants qui fleurissent actuellement sont emplis de ces implicites potentiellement culpabilisants.

IMPLICITES CULPABILISANTS

« Vivre dans le lâcher prise », « Un esprit positif : arrêter d’en vouloir à tout le monde », « Résilience : en finir avec la culpabilité », « Méditer », « Vivre l’instant présent »…
Ces recommandations, visent, avec les meilleures intentions du monde, à améliorer la qualité de vie (et accessoirement à vendre quelque chose). Bien sûr, elles peuvent contribuer aux mieux être de certaines personnes. Elles peuvent même aider celles qui croient déjà en leur force intérieure à sortir d’une passe difficile.

Mais ces injonctions peuvent aussi avoir l’effet exactement inverse sur les personnes qui sont convaincues de leur impuissance. En leur assénant que la solution est en elles, elles les enfoncent plus encore dans le sentiment d’être incapables. Et même pire, quelqu’un qui se sent totalement démuni peut entendre, dans un message explicite lui affirmant qu’il suffit de lâcher prise, de penser positivement, de vivre l’instant présent ou de méditer, un message implicite terriblement culpabilisant : « C’est de ta faute si tu en es là, tu n’ouvres pas la porte qui est à portée de ta main ».c'est de ta faute

Le praticien Palo-Altien, puisqu’il a recours à une stratégie paradoxale, épargne théoriquement (vous captez l’implicite ?) à ses clients ce genre de bons conseils aux sous-entendus culpabilisants.
Mais, bien sûr, comme les paradoxes comportent aussi des implicites, ils peuvent être, si on n’y prend pas garde, culpabilisants. Par exemple, les titres des ouvrages grand public de Paul Watzalwick  : « Faites vous-mêmes votre malheur » et « Comment réussir à échouer ».

Le paradoxe fait son petit effet amusant, mais on peut entendre le message implicite : « si vous êtes malheureux, c’est de votre faute ».
De la même façon que les implicites peuvent avoir, comme nous l’avons vu, des avantages et des inconvénients dans la communication en général, ils peuvent, dans la pratique de l’approche de Palo Alto, aussi bien être au service de notre intervention que la desservir. Un peu de paranoïa et une bonne maitrise de leur compréhension et de leur maniement sont donc fort utiles, voire indispensables.

S.2 E.1 Stratégie et implicites : les alliés

Depuis sa naissance à la fin des années soixante, l’approche de résolution de problèmes de Palo Alto a été déclinée de différentes façons par différents praticiens. La déclinaison que nous en faisons à l’École du Paradoxe est à la fois rigoureuse sur la stratégie d’arrêt des tentatives de solution et soucieuse, en accord avec les prémisses systémiques et constructivistes, de valoriser les compétences des personnes qui nous demandent de l’aide. Puisque notre intervention se limite à arrêter les tentatives de solution sans aller, comme la plupart des autres approches, jusqu’à conduire le client à sa solution, il est nécessaire que celui-ci soit en pleine possession de ses moyens, en contact avec ses ressources. Cette confiance en ses propres compétences contribuera grandement, dans le contexte du relâchement de tension résultant de l’arrêt de ses tentatives de solution, à ce qu’il trouve par lui-même les solutions les plus écologiques pour lui.
En nous intéressant aux implicites, nous allons donc être attentifs, à la fois à la dimension stratégique des messages qu’ils adressent, mais aussi à la façon dont ils qualifient le client.

Avant d’aborder les redoutables pièges que peuvent tendre les implicites dans la délicate pratique de l’approche de Palo Alto, quelques mots sur leurs précieux avantages.

Savoir repérer quel est l’ordre implicite que nous donne le client en exposant son problème, permet d’éviter d’aller dans le sens de ses tentatives de solution et assez rapidement de commencer à aller à contresens.

Entre les lignes

Un client qui nous dit « Mon problème est que j’hésite à quitter mon conjoint », nous demande implicitement : « Aidez-moi à prendre une décision ». Nous savons donc immédiatement qu’il ne faut pas pousser dans le sens d’une prise de décision et, dès que nous avons assez d’éléments pour le faire, nous lui adresserons, essentiellement dans les questions que nous posons, des injonctions implicites qui vont aller dans le sens opposé : « Ne prenez pas de décision ! ».

Une bonne maitrise des implicites permet aussi d’adresser au client des messages valorisants.

IMPLICITES VALORISANTSNous le considérons comme quelqu’un de compétent, respectable, responsable. Par les implicites de notre discours, nous pouvons, non seulement lui communiquer la façon dont nous le voyons, mais aussi, grâce aux vertus performatives de l’implicite, lui permettre de vivre, durant le temps de l’entretien une réalité dans laquelle il sera compétent, respectable, responsable.
Malheureusement, si l’on n’y prend pas garde, les injonctions implicites peuvent aussi saboter notre stratégie paradoxale. Même en veillant à adresser au client un message explicite qui ne pousse pas vers la solution, son implicite peut avoir l’effet exactement opposé.
Les autres implicites, ceux qui ne sont pas des injonctions, tout aussi incontournables dans le discours, peuvent parfois qualifier le client de façon très violemment irrespectueuse. Et ce, même si nous sommes profondément imprégné de constructivisme, déterminé à respecter le client et sa vision du monde.

S.2 E.2 Parano chez Palo Alto : le sabotage

Commençons la paranoïa en évoquant quelques implicites saboteurs de notre stratégie.

Justement à propos de sabotage, parlons de la tactique dite du sabotage bienveillant que l’on trouve dans la littérature palo-altienne.
Dans les situations où un client, un parent par exemple, se plaint de ce que quelqu’un d’autre, son enfant par exemple, ne fait pas ce qu’il lui demande : faire son lit, ranger sa chambre… l’intervenant donne au client une tâche qui consiste, en quelque sorte, à faire assumer à l’enfant les conséquences de sa désobéissance : faire son lit en répandant des miettes de pain dedans, transformer sa chambre en local à poubelle, tout en assurant que ce n’est pas intentionnel : «  Je suis désolée, excuse-moi mon pauvre chéri, je suis très fatiguée, je ne sais plus bien ce que je fais ces temps-ci ». Au niveau explicite, le message adressé est différent, le parent a cessé de dire « Tu dois faire ceci ou cela ». Mais l’injonction implicite est toujours la même que celle qui était adressée auparavant vainement, elle est simplement assortie d’une sanction immédiate : « Tu dois faire ce que je te demande, sinon, voilà ce qui t’arrive ». Cette façon, qu’on le veuille ou non, de faite payer la désobéissance, peut être tout à fait efficace, la question n’est pas là. Mais stratégiquement, ce n’est pas une tâche d’arrêt des tentatives de solution. Cela consiste à aller un peu plus loin : à conseiller une solution.

Une autre façon d’aller à contresens de notre stratégie paradoxale, d’aller donc dans le sens des tentatives de solution du client, résulte de ce que je considère comme une erreur de décodage au regard de la théorie de Palo Alto d’origine : prendre les conséquences du problème pour des tentatives de solution. Dans l’approche de Palo Alto les tentatives de solution sont définies comme les moyens mis en œuvre par le client pour transformer un comportement insatisfaisant en comportement satisfaisant.
Prenons l’exemple d’un manager qui tente en vain d’obtenir d’un collaborateur qu’il fasse quelque chose. Le problème de ce manager est le comportement insatisfaisant du collaborateur qui ne fait pas ce qu’il lui demande, son objectif est que son collaborateur adopte un comportement satisfaisant en faisant ce qu’il lui demande et les diverses tentatives de solution qu’il mettra en place pourront se résumer en une injonction : « Tu dois faire ce que je te demande ! »
Si, pour ne pas avoir lui-même d’ennuis, le manager fait le travail à la place de son collaborateur, il ne s’agit pas, comme le décodent certains, d’une tentative de solution, mais de la conséquence du problème. Or, considérer le « faire à la place de » comme une tentative de solution à arrêter et donc amener le manager à dire au collaborateur : « Je ne ferai plus les choses à ta place, débrouille-toi ! » aboutit encore à lui faire dire plus de la même chose : « Tu dois faire ce que je te demande !», en brandissant en plus implicitement la menace de conséquences désagréables si le travail n’est pas fait. Bien sûr, ce type d’intervention peut être très efficace, mais il ne s’agit pas d’un arrêt des tentatives de solution, cela revient à conseiller une solution.
360°Et c’est là que le bât blesse, en tous les cas dans la façon dont je comprends les implications des prémisses constructivistes de l’approche : donner un conseil à quelqu’un nous met en position d’expert, en position haute, et met donc le client en position basse. Si le conseil donne de bons résultats, c’est à l’intervenant qu’en reviendra le mérite.
Ce n’est pas parce que le client se met lui-même en position basse en venant nous demander de l’aide, qu’il faut l’y laisser en lui proposant une solution, fût-elle efficace. Lui permettre de trouver sa solution en se contentant d’arrêter ses tentatives de solution est non seulement plus valorisant pour lui, mais aussi certainement plus écologique.

Évoquons maintenant une catégorie de tâches qui risquent aussi d’avoir, lorsqu’elles sont maladroitement données aux clients, un effet contraire à celui recherché.
Il s’agit de ces tâches spectaculaires, dans lesquelles on demande au client de faire pire que son problème. Par exemple, dire à un boulimique qu’à chaque fois qu’il mange un éclair au chocolat il devra en manger 10, à une personne qui a peur de rougir, de rougir volontairement devant son miroir pendant 5 minutes matin et soir, à quelqu’un qui vérifie 10 fois s’il a bien éteint la lumière, de le vérifier 100 fois…
En proposant ou plutôt en prescrivant la tâche en position haute, sans autre argument que le célèbre « Je vais vous demander de faire quelque chose qui vous paraitra bizarre… », ce qui était à l’origine une façon d’amener le client à cesser ses tentatives de solution, cesser de se dire qu’il ne doit pas manger d’éclair au chocolat, qu’il ne doit pas rougir, qu’il ne doit pas vérifier, risque fort d’être perçu par le client comme une sanction. Certains clients se punissent d’ailleurs déjà ainsi pour tenter de faire cesser leur comportement indésirable. Et de ce fait, l’injonction implicite de ce type de tâches, dans leur principe pourtant tout à fait à 180° des tentatives de solution, revient à dire « Vous ne devez pas manger d’éclair au chocolat, vous ne devez pas rougir, vous ne devez pas vérifier ! ».

Il y encore d’autres façons de saboter notre stratégie en ne tenant pas compte de l’injonction implicite.

Par exemple, comme le font certains, un peu trop vite séduits par la méthode, en disant tout simplement au client d’arrêter ses tentatives de solution : « Cessez de dire à votre mari d’arrêter de boire, vous voyez bien que ça ne marche pas ! ».
Ou, dans une version plus hard, en terrifiant le client au moyen de ce que certains appellent un « recadrage aversif ». Celui-ci consiste à présenter les tentatives de solution comme une façon d’aggraver dramatiquement le problème : « Plus vous essayez d’obliger votre fille à manger, moins elle mange, et si vous continuez elle va en mourir ! ».
L’injonction explicite : « Arrêtez vos tentatives de solution qui ne marchent pas ou qui aggravent le problème ! », comporte une injonction implicite qui dit : « Vous devez vous débarrasser de votre problème !», opérant donc un virage à 360°, exactement la même chose que ce que se dit le client : « Je dois me débarrasser de mon problème ».

Notons au passage que toutes les tâches demandant explicitement au client d’arrêter ses tentatives de solution comportent en plus d’autres implicites culpabilisants et dévalorisants : « C’est de votre faute si le problème persiste et vous n’êtes même pas capable de le voir ! ». Certains clients le captent fort bien et se couvrent la tête de cendres malgré les propos rassurants des prescripteurs.

Enfin, on obtient le même virage à 360°, en présentant au client la tâche d’arrêt des tentatives de solution comme le moyen d’aboutir à la solution : « Pour vous débarrasser de vos angoisses, déclenchez-les tous les jours pendant 15’ !». L’argument explicite utilisé pour convaincre de faire la tâche paradoxale « Pour vous débarrasser de vos angoisses », comporte, l’injonction implicite : « Vous devez vous débarrasser de vos angoisses !».

S.2 E.3 Parano chez Palo Alto : les vacheries

Poursuivons maintenant la paranoïa en évoquant la façon dont les implicites de certaines interventions stratégiques peuvent brutaliser les clients.
blesséLa brutalité peut résulter d’une maladresse ou d’une non prise en compte des implicites. Elle peut aussi être intentionnelle. Certains praticiens utilisent le paradoxe de façon à secouer, déstabiliser, bousculer.
Lorsque l’on fait remarquer, aux uns ou aux autres, la violence de leurs interventions, ils objectent que, si la qualité de la relation est bonne, si le client a bien compris que l’on était bienveillant à son égard, il ne le prendra pas mal. Certes, il ne pensera peut-être pas que la maladresse est intentionnelle ou que l’intervenant est malveillant, mais il n’en sera pas moins blessé.
Si un ami me bouscule involontairement dans l’escalier et qu’en tombant je me casse en morceaux, je ne lui en voudrai peut-être pas, mais je serais tout de même blessée.

 

Parlons pour commencer des provocations, malheureusement si souvent associées à la notion de paradoxe.
Pour prendre un exemple très caricatural dans la littérature : face à une patiente dépressive qui ne cesse de se dévaloriser, un thérapeute paradoxe en lui disant « Vous êtes une raclure de pelle à merde » ; elle le prend fort bien, écrit-il, parce qu’elle a perçu la bienveillance de son propos.
Ce n’est pas tant l’injure en elle-même, on ne peut plus explicite, qui risque d’être blessante, encore que dans ce cas, l’usage de la métaphore en accentue l’impact. Dans le cadre de la relation d’aide, le risque est faible que le client prenne une injure au premier degré, mais c’est l’outrance qui comporte un implicite réellement violent. Une sorte de retournement de paradoxe : dévaloriser quelqu’un qui vient pour retrouver de l’estime de soi est paradoxal, mais le côté exagéré, démesuré, de l’énoncé paradoxal renvoie très violemment le message de réassurance attendu assorti d’un autre message, encore plus dévalorisant. Je m’explique, parce que, comme toujours avec le paradoxe, c’est un peu prise de tête.

paradoxe provocateur

Le message provocateur explicite, dit, implicitement :  1 : « oui, vous avez raison, vous ne valez rien », 2 : mais non, voyons, vous ne valez pas rien », 3 : « mais vous êtes tellement bête que vous ne le voyez même pas… »
Un autre type de provocation affectionné par certains consiste à copier Watzlawick en demandant au client : « Comment pourriez-vous faire pour échouer ?» – implicite : « Vous faites vous-même votre propre malheur ».

Ou, pire encore « Comment pourriez-vous faire pour faire échouer la thérapie ou le coaching ?» – implicite : « Vous êtes un menteur, vous ne voulez pas changer ».

Sans chercher à provoquer, les recadrages paradoxaux, ceux qui proposent de donner à une situation une signification opposée à celle que le client lui avait donnée jusqu’alors, peuvent aussi être, lorsqu’ils heurtent trop violemment la vision du monde du client, extrêmement blessants.
Par exemple, dire à un homme venu consulter parce qu’il hésite entre sa femme et sa maitresse : « Vous n’allez tout de même pas prendre une décision pour faire plaisir à votre épouse ?» revient à présupposer :

  • que la crainte de faire souffrir sa femme ne fait pas partie de ce qui le fait hésiter
  • qu’il pourrait avoir envie de faire souffrir sa femme

Cela revient à lui dire implicitement : « Vous êtes mauvais ».

Ce sont les questions paradoxales maladroitement formulées ou posées au mauvais moment qui génèrent le plus fréquemment des implicites blessants.
Demander trop abruptement : « En quoi est-ce un problème ? » peut être compris comme : « Ce n’est pas un problème, pourquoi vous plaignez-vous ? ».
Questionner sur les avantages du problème plutôt que sur les inconvénients du changement revient à dire « Vous vous plaignez, mais ça vous arrange bien ».
Ou, encore, toujours avec l’intention d’être paradoxal, normaliser le problème un peu trop rapidement, sans argumentation, peut être compris comme : « Vous n’avez pas de problème, de quoi vous plaignez-vous donc ?».

Autre source de brutalité souvent rencontrée, les questions qui décontextualisent le problème, du genre: « Avez-vous déjà eu ce genre de difficulté avec d’autres personnes ? » Elles font passer implicitement le message que le problème est dans le client (ce qui, au passage, est en contradiction totale avec une vision systémique).

Certains praticiens comprennent qu’une conception interactionnelle des problèmes humains signifie que dans un conflit la responsabilité est également partagée. Qu’ils le disent directement au cours de leur intervention ou qu’ils l’induisent par leur questionnement, cela a pour effet de mettre en accusation le client, de heurter, quand il se plaint du comportement de quelqu’un d’autre, sa vision du monde.
Pour exemple ces questions qui renversent le questionnement circulaire en remontant dans le temps : « Il vous a dit ceci, mais vous, que lui aviez-vous dit juste avant ? ». Culpabilisation garantie.

D’autres interventions, dans lesquelles l’intervenant se met en position haute, ont pour regrettable effet de rabaisser le client, voire de l’humilier.
Une reformulation de la situation, assénée sur un mode très assertif : « Si je comprends bien, votre problème c’est que … », peut revenir à dire implicitement « Je suis l’expert qui sait mieux que vous quel est votre problème ».
Ou encore pointer une contradiction dans les propos du client, le confronter : « Tout à l’heure vous avez dit que … et maintenant vous dites le contraire », le qualifie implicitement d’incohérent.

Bonus : making of

Comment suis-je devenue parano ? – Présupposé, je ne l’étais pas avant… pas sûr…
En partie parce que je suis de culture française, culture à contexte riche selon Edward Hall, un des anthropologues du courant de la nouvelle communication dont se sont inspirés les inventeurs de l’approche de Palo Alto. Les cultures à contexte riche sont particulièrement sensibles à l’implicite. Les américains ont plutôt une culture de l’explicite.
Mais aussi, comme je l’ai évoqué en introduction, grâce aux feed back des clients qui m’ont beaucoup appris sur les innombrables façons dont un propos, en apparence anodin, pouvait être blessant.
Et enfin parce que, depuis des années, je me prête à la passionnante expérience d’être cliente-cobaye dans les formations que j’anime. Je précise qu’il ne s’agit pas de jeux de rôle, j’expose une problématique personnelle du moment sur laquelle les stagiaires me questionnent et tentent de me recadrer.
J’ai ainsi pu observer, de l’intérieur, les effets positifs ou négatifs des interventions.
Ce n’est pas un exercice facile, ni pour les stagiaires, plus ou moins impressionnés d’avoir la formatrice pour cliente, ni pour moi qui suis dans cette double position. Je suis en méta-position, attentive à la pertinence stratégique des interventions, tout en étant en partie centrée sur moi-même. J’ai pu percevoir les bienfaits des implicites valorisants, constater, à chaque fois avec étonnement, à quel point ils facilitaient ma réflexion sur mon problème, me donnaient accès à de nouvelles possibilités, fertilisaient ma pensée. Et j’ai aussi ressenti la violence des coups générés par les implicites dérangeants ou blessants. Tout en étant convaincue qu’aucun d’entre eux n’était intentionnel, je pouvais constater que je déployais une énergie certaine pour me défendre, pour atténuer la douleur. Mes capacités de réflexion sur mon problème s’en trouvaient diminuées, je sentais ma pensée s’assécher.

Je sais que la longue énumération, pourtant non exhaustive, des mines sur lesquelles nous risquons de marcher, est un peu paralysante. Lorsque l’on aborde le sujet des implicites dans les formations, tout le monde se fige, terrorisé à l’idée de blesser son interlocuteur.
Mais, pardon pour cette métaphore guerrière, face à un champ de mines, ne vaut-il pas mieux ne pas bouger tant que l’on ne sait pas comment les éviter ?
Oui, puisque les implicites sont incontournables, que peut-on faire ?

On peut s’exercer à imaginer les pires significations possibles qui pourraient être données au moindre message. Et, face à un client, on doit être extrêmement attentif à sa vision du monde pour réduire le risque de la heurter, imaginer, avant de faire une intervention, tous les messages implicites qu’il pourrait y entendre.

Bref, autant dire cultiver sa parano.

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Bibliographie:

BATESON G., RUESCH J., .Communication et société, Seuil, Paris, 1988
HALL Edward T., Au-delà de la culture, Éditions du Seuil, 1979
KERBRAT-ORECCHIONI Catherine : 1998 [1986]. L’implicite. 2e édition. Paris : Armand Colin
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